Sur la Lune, Wolf Helius, premier
homme à avoir posé le pied sur le sol du satellite, regarde s’éloigner la fusée
qui ramène sur Terre les autres membres de l’expédition, dont son ami Hans et
sa fiancée Friede, la femme du titre du film, dont Helius s’est épris. Alors
qu’il prend la mesure de sa situation désespérée sur la Lune, une surprise
l’attend pourtant, qu’il découvre à la toute fin de ce plan.
Il va
être très difficile de nous livrer aujourd’hui à notre exercice quotidien… Ce
n’est pas un plan qu’il nous faudrait commenter cette fois, mais toute une
kyrielle, tant c’est faire offense au film de Lang de n’en retenir qu’un seul
pour évoquer cette magistrale Femme sur la Lune ! Si, d’après le
Chef de gare, les codes du cinéma de science-fiction n’existaient pas encore en
1924, mais s’affirmaient dans le sous-genre du Space opera dès 1936 avec le
serial Flash Gordon, alors il faut
bien admettre qu’une certaine Hard Science de cinéma est née presque toute
casquée, si j'ose dire, en 1929 dans les studios allemands de la UFA. Si l’on
se souvient que deux ans plus tôt, le même Lang avait déjà
« inventé » la cité futuriste de Metropolis pour le même
studio, on mesurera le génie de l’artiste. La
Femme sur la Lune appartient non à la catégorie des pionniers, en dépit de
son récit, mais bien à cette espèce autrement plus rare : les films
séminaux, à partir desquels se décline toute l’histoire d’une forme – en
l’occurrence la science-fiction, la "vraie", au cinéma. Certes, ce
genre n’a probablement pas tout à fait connu la postérité du film policier ou
de la comédie musicale, mais il est manifeste que Lang dans ce film pose les
bases toujours inchangées de l’épopée spatiale – on pourrait même dire de
"l’Odyssée de l’espace". Que Kubrick ait voulu quarante plus tard
mettre en scène le « légendaire bon film de science-fiction » raconte
quelque chose de son rapport arrogant au cinéma : ce film légendaire, il
existait depuis l’origine du genre au cinéma, c’est La Femme dans la Lune !
Le
Chef de gare évoquait hier la tendance « post-moderne » du Space opera
contemporain avec Star Trek. D’une
certaine façon, en dépit de sa grammaire expressionniste, souvent mal comprise,
La Femme sur la Lune est un grand film classique, parce que toute
évolution du genre à sa suite ne pourra se situer, consciemment ou non, que par
rapport à lui. Le post-moderne, et avant lui, le moderne, ne le sont que parce qu’ils
s’inscrivent dans une histoire, dont le moment classique est l’axiome
intangible. On mesure là la prétention assez vaine d’un Kubrick, au demeurant
auteur entre deux époques…
Mais
puisqu’il ne fallait conserver qu’un plan pour évoquer ce chef d’œuvre, j’ai
décidé de négliger paradoxalement l’ensemble de ces formes séminales, et
notamment toutes celles qui ont engendré les figures obligés du genre (modélisation
visuelle de l’expédition, mise en place monumentale du vaisseau, départ devant
l’enthousiaste public, compte à rebours, apesanteur, premier pas sur l’astre
étranger, etc.) à la puissance évocatrice que l’on retrouve jusque à nos jours
– nous y reviendrons au cours de ce mois -, pour me concentrer sur l'enjeu
central du récit : l’histoire d’amour malheureuse du personnage principal.
Le plan proposé nous présente la réaction d’Helius dans l’instant où son
impossible amour, Friede, compagne de son camarade, quitte la Lune et l’abandonne
à sa solitude. Néanmoins, cette « rupture », c’est Helius qui l’a
décidée. Suite à la malveillance d’un tiers personnage, le mystérieux Turner,
membre lui aussi de l’équipage de cette première mission sur la Lune, les
réserves d’oxygène de la fusée se sont trouvées réduites, et il a fallu que
l’un des quatre survivants de la mission (Helius, Friede, Hans, l’enfant
passager clandestin Gustav) soit désigné pour rester sur l’astre afin de
permettre aux autres de rejoindre sans danger la Terre. Alors que le sort – un
jeu de courte paille - avait désigné Hans qui égoïstement ne pouvait admettre
son sacrifice, Helius, après avoir drogué Friede et Hans, décide de prendre sa
place et de se sacrifier ainsi pour sauver son ami, son aimée, et par la même
occasion, leur couple…
Au
début de ce plan, Helius, qui a programmé le départ de la fusée avec Gustav,
contrôle l’heure de départ de l’engin : tout vient de se passer comme
prévu, à l’heure convenue, la fusée s’est élancée vers la Terre, et désormais
Helius, le Héros, se retrouve seul sur la Lune. Une histoire d’amour
malheureuse, comme toutes les grandes histoires d’amour, dans l’instant où elle
semble s’accomplir. Nous sommes à la toute fin du film, et la célébration
romantique du héros sacrifié pourrait conclure le film. Toutefois, Lang
s’attarde sur son personnage, et loin de nous le décrire ferme et résolu dans
son attitude, il en souligne la faiblesse, ce moment où l’acte de courage
effectué, c’est toutefois le même désespoir que celui auquel était voué le
lâche Hans par anticipation, qui prévaut. Helius semble à cet égard comme
retenu sidéré dans le plan :
après avoir longuement fixé son regard sur le « dessus » du plan – le
vaisseau, et son amour, en partance –, son visage se tourne vers nous, devant
lui, et son regard caméra semble comme chercher une présence qu’il ne trouve
pas. Il se cache alors les yeux dans les mains, avant d’admettre, tête baissée,
que seul, absolument seul, il n’a plus désormais qu’à « quitter la
scène ». Ce long plan qui nous présente un homme qui désespère et vient
pourtant d’accepter de renoncer, nous apporte toutefois en conclusion une
surprise qu’il nous reste à découvrir. Face à la solitude et à la mort, quelque
chose d’inédit peut encore advenir. Il nous reste toujours la possibilité d’un
nouvel espoir… Même, et surtout, si celui-ci demeure encore hors-champs.
C’est
là la magie du cinéma que de jouer de ce qui n’est pas présent, mais reste à
venir, dans le flux du l’attente créé par ce qui déborde de l’image. Des
plans au cinéma, on ne fait pas des images mais on agence celles-ci, on leur
donne une suite, presqu’au sens musical du terme, dans ce qui ne peut plus s’apparenter
à la stricte captation d’un réel même chimérique, mais qui a à voir avec la
grammaire d’un langage. Ce long plan rapproché, fixe, plastiquement très
austère – les nuances de gris du désert lunaire derrière le personnage
sobrement vêtu – ne possède nulle sophistication. Toutefois la limite technique
apparente s'assume comme telle chez Lang : la sécheresse de cette image, c’est
aussi celle de la Lune, et celle de la situation d’Helius. A l’inverse de chez
Méliès, où la déficience était l’envers de la promesse des extravagances à
venir, Lang assume même le mutisme de la bande-son. Le regard caméra d’Helius,
son visage caché dans ses mains, se dispensent de tout
« commentaire » par le verbe, le son ou même la musique – même si le
film était évidemment accompagné durant son exploitation. On pourrait
presqu’imaginer qu’à cet instant précis, l’image se suffit complètement à
elle-même, et que le « pianiste » cède un instant au silence de ces
espaces infinis face auxquels l’homme se sent si petit et si seul, comme borné dans
le seul espace étroit du plan.
Cette
question du départ et de l’abandon consécutif est probablement commune à la
science-fiction et à quelques autres genres, que l’on pourrait regrouper sous
le terme d’épopée, comme je l’évoquais en début de cette chronique. Si l’enjeu
de l’amour me semble à ce point consubstantiel de la science-fiction – et fait
le lien des chroniques de ce mois à tirer des plans sur la comète – c’est que
le sentiment amoureux n’est jamais aussi fort que dans le moment de sa
souffrance : c’est lorsqu’il est absent que l’objet de notre amour se
rappelle le plus à notre sensibilité. Ce que mentionnait hier le Chef de gare
au sujet de Star Trek me semble
devoir être ce qui fait la science-fiction au cinéma dont la capacité
d’émerveillement ne relève au fond jamais que de notre expérience la plus
intime : peu importe l’endroit de l’Univers où l’on se trouve, c’est le
fond de notre cœur qui fabrique notre identification au récit des Voyages
fantastiques que l’on nous propose. Il y a là sans doute quelque chose de
commun à Star Trek et à La Femme sur la Lune. La vraie différence, c’est que la
science-fiction, au cinéma, dans sa forme la plus aboutie ne traite QUE de ces
départs pour les espaces infinis, dont le corollaire est l’improbable, voire
l’impossible retour. Rester ou partir, alors que l’on aime ici et maintenant,
être ensemble et demeurer ou devoir
se séparer pour avancer, voilà ce que
l’on avait déjà eu l’occasion un instant de théoriser au sujet de l’ultime
scène d’E.T. de Spielberg, film sur et de l’enfance. Ce motif me semble
être le cœur du film de Lang, depuis ses premières scènes jusqu’à son ultime
dénouement.
Que
Lang ait lui-même finit par prendre le chemin de l’exil après avoir
« abandonné » sa compagne Thea von Harbou, co-auteur du film, lors
même qu’elle cédait aux sirènes du nazisme triomphant au début des années 30,
pourrait nous rendre cette scène comme la prémonition d’un dilemme dont la
fiction peut nous permettre de rêver qu’il se résolve par
l’accomplissement : à l’Exode se substitue comme un retour à l’Eden. Sur
ces planètes libres de toute complication sociale, il est encore possible de
fantasmer une vie débarrassée des contingences de l’espace et du temps, juste
avec ceux que l'on aime.
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