La jeune Murphy retrouve au
petit matin son père resté dans sa chambre à tenter de décrypter une anomalie
gravitationnelle inexpliquée.
Il
y a chez Nolan une ambition, qui est aussi une limite, de déployer ses récits
jusqu’à l’épuisement. Le cinéaste s’envisage d’abord comme un conteur et si son
style relève d’un certain formalisme, c’est toujours au service d’une histoire,
dont il va s’agir pour lui de déplier toute les configurations possibles afin
d’en extraire ce qui pourra composer sa substance plastique. Une démarche
sensible, donc d’artiste, mais fortement intellectualisée, puisque passée au
crible de l’ensemble de ses possibilités narratives. Je vous renvoie à la
chronique du Chef de gare au sujet de The
Dark Knight Rises (novembre 2013) dans laquelle mon éminent camarade
commentait à merveille ce processus
créatif, véritable « problème » de Nolan – et sujet central au fond
de ce dernier épisode de sa magistrale trilogie sur l’homme chauve-souris.
La
question de ce cinéma que l’on pourrait dire « hiéroglyphique »,
c’est-à-dire qui, à partir de son récit, ne cesse de spéculer sur ses propres
représentations, trouve à mon sens sa parfaite expression dans cet Interstellar souvent mal compris. Nous
sommes avec ce film à l’acmé de ce que j’ai pu décrire depuis un mois comme le
cœur du genre de la science-fiction, l’exaltation de ce double élan apparemment
contradictoire vers les cieux infinis et l’intimité de l’âme. La divergence de
ce transport si particulier est au cœur du scénario d’Interstellar, puisqu’il y est question de deux nécessaires départs
qui sont autant d’abandons, celui d’un père vis-à-vis de sa fille, et, surtout,
celui de l’Humanité vis-à-vis de son berceau, notre planète Terre.
Que
reste-t-il des uns pour les autres lorsque le départ a eu lieu ? Le
souvenir, cette chimère qui nous fait voir dans ce qui est, ce qui a été et
n’est plus. C’est exactement ce motif, explicitement mentionné comme celui du fantôme qui non seulement initie le
récit, mais le résout finalement. Nous avons souvent eu l’occasion de le dire,
et c’est un peu le sens du nom de notre blog…, la figure du fantôme, ou du spectre, est foncièrement
cinématographique. Sans incarner, puisqu’elle n’est qu’une image, elle
impressionne, au sens littéral du terme, son spectateur, lui donnant le
sentiment de la présence dans le temps même de son absence. Son appréhension
est éminemment liée à notre perception de la mort, cet « horizon des
évènements » au-delà duquel nulle lumière ne peut faire retour autrement que
sous la forme d’une réminiscence. Les fantômes nous rappellent qu’ils ont été
vivants, et nous demandent de ne pas les oublier, puisque ce souvenir reste le
dernier vestige de leur vie, et donc d’eux-mêmes…
Cette
présence d’un fantôme est donc le point de départ d’Interstellar. Lorsqu’à la suite d’une tempête de sable, une
anomalie gravitationnelle s’invite dans la chambre de Murphy, sa fille d’une
dizaine d’années, Cooper réalise que les conjectures de sa progéniture ne
relevaient pas d’une mystification d’enfant. Il prend au sérieux tout à coup la
démarche qu’il a lui-même conseillé à sa fille pour se débarrasser de son
malaise, et tente donc de comprendre ce que peut signifier ce phénomène inexpliqué.
Au petit matin, Murphy traverse comme en glissant le long couloir ténébreux de
la petite maison et vient le rejoindre, elle-même comme travestie en spectre de
carnaval, enveloppée dans sa couverture nocturne. Son père, assis au sol,
spectateur de la grande bibliothèque qui occupe tout un mur de la pièce, ne
semble pas s’apercevoir de sa présence, et la jeune fille s’assied derrière
lui, tentant de partager son regard, sans toutefois se manifester autrement que
par sa discrète présence.
Il
y a donc plusieurs fantômes dans ce plan. Celui, intégré au récit, qui nous
envoie un signal, que Cooper vient de déchiffrer ; celui que symbolise
cette jeune fille effacée et silencieuse ; celui enfin que représente pour
le spectateur la présence immobile et de dos de Cooper, plongé dans ses
pensées, et qui semble comme absent de la scène. L’éclairage rasant de la
chambre, qui nous parvient par la fenêtre en arrière-plan, sous expose l’image
et lui confère une étrange immobilité sépulcrale, qui semble figer pour
l’éternité ce dernier moment d’intimité entre le père et la fille, avant la
révélation du nécessaire départ. Nous restons « à la porte » de cet
instant d’union, comme si notre propre regard relevait de celui d’un autre
fantôme, un de plus, qui sait trop ce qui va désormais se jouer.
Ce
plan sur la poussière qui flotte dans la pièce et se dépose sur les livres de
la bibliothèque, si nous sommes à cet instant doucement tenus à l’écart de son
spectacle, nous l’avons néanmoins déjà croisé plusieurs fois depuis le début du
film. Nous savons que c’est ici, devant ces livres, dans cette chambre
d’enfant, que quelque chose d’essentiel du récit va se nouer. La position dans
laquelle se trouvent Copper et Murphy, nous nous y sommes déjà retrouvés :
lors du plan d’ouverture du film, et lorsque la jeune fille a tenté de résoudre
sur son cahier ce qu’elle pressentait être le message adressé par son fantôme. Ce cahier est désormais
entre les mains de son père, et c’est lui qui, prenant finalement sa fille au
sérieux, va décoder ce message dont on savait qu’il devait advenir. Lors du
plan d’ouverture du film, nous avons pu apercevoir furtivement certains des
titres des livres de la bibliothèque, mais aussi quelques jouets, figurines de
navettes spatiales, se recouvrant doucement de la poussière qui infeste le
monde dans lequel se déroule le récit, référence au Dust Bowl des années 30’. Voir dorénavant le père reprendre le
cahier des mains de sa fille et, contemplant ces livres et ces jouets à
demi-enfouis, se réjouir avec son enfant du déchiffrage d’un message qu’il
vient d’écrire sur son cahier d’écolier, relève d’un commentaire sur le genre,
qui n’est pas sans rappeler les rêveries de The
Tree of life.
Ces
voyages intersidéraux, ces mondes imaginaires, ces dédales intellectuels et affectifs, ils sont tous là, devant nous,
à l’état de traces, celles qu’ils ont laissées dans ces livres et ces objets
qui sont ce sur quoi l’on a fondé nos aspirations d’un monde meilleur, qui
reste toujours à découvrir. Le personnage de Cooper le dit à plusieurs
reprises : l’être humain est foncièrement un voyageur, que ce voyage se
fasse à bord d’une navette spatiale, ou au contact d’un livre, qu’il suffit
pour cela d’épousseter. Ce qu’il fait en cet instant, et se faisant s’assimile à
sa fille. L’esprit de l’enfance, c’est cela, par définition : demain sera
préférable à aujourd’hui. Ce court plan, dans l’économie du récit de Nolan,
nous raconte cette relation qui fonde l’ordre des générations, des pères aux
filles en l’occurrence : l’espoir reste toujours à venir, voilà l’information essentielle qui institue
l’humanité. « Notre rôle désormais, c’est d’être des souvenirs pour nos
enfants », dit la mère de Murphy, pourtant absente du récit puisque déjà
décédée, par la bouche de son père, comme le souvenir qu’elle a elle-même
laissée en legs à son mari. Croire à cette transmission des mots et des formes,
au-delà de la poussière qui nous recouvrira tous en temps voulu, c’est tout
l’enjeu de ces histoires que l’on se raconte d’une génération à l’autre, et qui
constituent autant de fantômes avec lesquels nous pouvons converser. Le temps
n’a finalement rien à voir là-dedans : il nous est permis d’imaginer nous
entretenir avec Ulysse, puisqu’il n’a jamais cessé de nous parler, depuis le
passé, mais aussi depuis l’avenir.
Il y aurait beaucoup d’autres
plans à tirer sur la comète de ce film au sens et aux formes fécondes. Il nous
faut bien finir notre mois, aussi ce choix ultime est-il pour moi l’occasion de
faire signe vers notre Train de l’année dernière, et ce qui me semble bien être
l’expression la plus juste de la science-fiction, la littérature, à laquelle il
est évident qu’Interstellar, et ce
plan dans le film, rend grâce – peut-être cette appétence pour une certaine
science-fiction littéraire, dans la lignée des extraordinaires voyages de
Stephen Baxter par exemple, est-elle souhaitable pour goûter toute la saveur de
l’œuvre de Nolan… Du moins me permets-je de revendiquer cette affinité dans ma
dernière étape de notre mois !
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