Attirés là par un signal de
détresse capté depuis l'espace, Le Capitaine Mark et sa seconde Sanya
entreprennent l'exploration d'un vaisseau spatial extra-terrestre abandonné,
qui pourrait être à l'origine des crises de démence qui ont frappé leur équipage.
S'il existait une expression de
l'arte povera au cinéma, Mario Bava
en serait le génie. Comme tous les authentiques magiciens, l'essence de son art
exige que chaque tour débute sans rien dans les mains, ni dans les poches. Aux
commandes une seule fois d'une authentique superproduction à l'échelle
transalpine, le génial Danger Diabolik
tourné pour Dino de Laurentiis, Bava y ironisera délicieusement sur son statut
de roi d'un jour en filmant Marisa Mell jouissant de se rouler dans un lit de
billets de banque.
Tourné trois ans avant, La
planète des vampires ne bénéficie d'aucune largesse. Typique de l'économie du
cinéma de genre italien des années 60, la plupart des éléments du films sont
recyclés- en particulier les décors empruntés au Hercule contre les vampires sorti en 1961. Si les titres français[1]
appuient la filiation des deux films, il n'est en fait, nullement question de
vampires dans Terrore nello Spazio.
Pas plus, d'ailleurs, que dans Hercule !
Des retirages fantaisistes qui entérinent l'appartenance de ces films au cinéma
d'exploitation, à l'époque en pleine vague gothique- les Dracula de Fisher sont à la mode- et peu importe que le
mort-vivants suceurs de sang n'aient jamais vraiment eu la faveur des artisans
de Cinecitta. La science-fiction non-plus, d'ailleurs, même si de nombreux
films sont produits. Tournant dans tous les genres selon la mode, Bava n'est
pas toujours à l'aise: ses westerns, sa comédie d'espionnage sont anecdotiques,
sinon laborieux. Seul film spatial officiellement tourné par Bava, Terrore nelle spazio est un des rares chef d'œuvres de la SF
italienne. Peut-être parce qu'il est un de ces films dans lesquels Bava trouve
spontanément, et de bout en bout, comment faire de son dénuement matériel le
matériau idéal à l'expression de ses obsessions. Choisir un plan du film est
donc paradoxalement difficile: s'ils présentent tous une facette du génie du
cinéaste, la tentation de montrer le diamant entier est irrésistible.
Jouons néanmoins le jeu en
retenant un plan pouvant fonctionner comme signature du cinéaste. Tout est
affaire de décor, chez Bava aussi. Ici, les personnage sont vus de face,
contre-champ classique après nous les avoir montrés de dos pénétrant dans le
vaisseau. L'extérieur et l'intérieur ne sont reliés que par le montage. Bava ne
cherche pas, cependant, à rendre l'enchaînement plus fluide en insérant un plan
moyen d'une valeur équivalente au plan précédent. Aussi, Il aurait ainsi eu l'avantage
de créer un moment de suspense en retardant la révélation de l'intérieur du
vaisseau mystérieux.
Non, Bava préfère dévoiler
brutalement ce long couloir, réduisant les personnages à de minuscules
silhouettes. Il y a ici un trait typique du cinéaste, généralement peu enclin à
la sympathie envers ses personnages- on sait son goût pour les figures de
poupées, de mannequins ou de cadavres, déclinaison de l'obsession du cinéaste
pour le "devenir-objet" de l'homme, dont la mort est l'horizon.
Souvent ironique ou cynique, voire misanthrope, la vision que bava donne de
l'humanité dans ses films s'accommode donc idéalement des acteurs approximatifs
et peu motivés qu'on lui attribue souvent. C'est le cas ici: réduits à l'état
de silhouettes dans le plan, Mark et Sanya n'auraient de toute façon pas
gratifié le réalisateur d'une performance plus incarnée fut-elle filmée dans un
cadre plus valorisant. Ce qui tombe bien: l'indistinction entre les personnages
est le grand motif du film. Deux équipages successifs abordent la planète, mais
d'emblée, Bava nous rend difficile leur discrimination: habillés à l'identique,
avec des costumes masquant parfois les chevelures- tous les hommes sont bruns
et de même âge. Par ailleurs, ils
naviguent dans deux vaisseaux identiques, jusqu'à la manière dont Bava les
éclaire.Les personnages, tous semblables, sont donc en quelque sorte neutres-
sans personnalité propre, interchangeables. Vêtus de noir, ils vont très
souvent être filmés "en réserve" sur les décors.
Comme ici dans l'encadrement de
la porte, disparaissant dès qu'ils quittent le cercle coloré qu'elle dessine. C'est
la lumière ou la couleur de ce sur quoi la figure humaine est placée qui la
fait ressortir. Le scenario ne fait que déployer narrativement ce choix formel
initial. La force imperceptible qui s'empare du corps de ces spationautes n'est
que la traduction par le récit de ce que la mise en scène nous dit depuis le
début. Le personnage sans couleur, fondamentalement invisible, n'est révélé que
par le décor, qui cesse alors d'être un arrière plan.
Ici, le décor est doublement
valorisé: par l'effet qu'il produit sur les silhouettes, dont la visibilité
dépendent de lui, mais aussi par son échelle écrasante. Le choix du plan fixe
accentue la difficulté de la progression des personnages. Comme si le décor
regardait, indifférent, l'avancée laborieuse des figures, qu'aucun mouvement de
caméra ne vient encourager en créant une dynamique permettant d'espérer une
conclusion au plan. nous ne savons pas combien de temps nous allons regarder
ces personnages franchir la distance qui les sépare de nous. Bava va-t-il nous
faire endurer toute la traversée ?
l'étirement de la durée va-t-elle créer l'attente, puis l'angoisse que
quelque chose surgisse ?
Enfin, outre sa fonction, ce
décor a aussi une forme , que Bava, comme toujours cadre très précisément. On ne
le verra d'ailleurs jamais sous un autre angle. Il est possible, et séduisant
lorsqu'on connait l'œuvre du cinéaste, de voir dans cet axe légèrement décentré
un moyen de placer les personnages non plus dans une enfilade de cercles mais
dans une spirale. Motif essentiel du cinéma de Bava, il trouve peut-être sa
plus belle expression dans Opération Peur,
d'un point de vue plastique avec l'image récurrente de l'escalier en spirale,
et dans la mise en scène avec l'inoubliable séquence du personnage se traquant
lui-même.
Dans quelle spirale Mark et Sanya
sont-ils pris ? la réponse se trouve, comme souvent chez Bava, dans la couleur.
C'est le sens de cette tâche rouge, en bas de l'écran. Les personnages sont
entraînés vers le monde de la pulsion, à laquelle ils vont bientôt céder.
D'ailleurs, comme pour confirmer l'engrenage irrésistible dans lequel les
personnages sont engagés, le plan suivant, les réduisant encore dans un cercle
identique, reprend à l'image le triangle rouge. Mais cette fois, il a proliféré
(il y en a deux), jusqu'à envahir le plan, dont il domine la composition en
enserrant le champ à droit et à gauche.
Circulation de la pulsion,
s'emparant des personnages, traduction chromatique du phénomène: on est presque
chez Terence Fisher, avec qui Bava a quelques points communs, et des
différences irréductibles. Un regard impitoyable, d'abord, et surtout fondamentalement
amoral. La pulsion, chez Bava, circule partout et en tous, elle n'a ni origine
ni fin, elle se déploie dans une spirale, et son énergie est un cercle: au
fond, elle ne s'épuise ni se renforce. Elle contamine. D'abord par la couleur,
ici, puis très vite ensuite, par la corruption des décors et des corps:
l'intérieur du vaisseau va se révéler dégradé, les corps qu'on y verra se
décomposent.
Jusqu'au final saisissant. Il ne
reste de l'équipage que deux personnages, Mark et Sanya- c'est à dire ceux que
la mise en scène, dès le départ, avait désigné en leur assignant une individualité-
qui possédés par les extra-terrestres, cherchent une planète propice à l'extension
de leur emprise. Justement, il y en a une toute proche, très primitive. La
troisième près du soleil: notre Terre ! Les personnages que nous avons vu
jusqu'à présent n'étaient donc pas des humains ! Ou plutôt, de notre point de
vue de spectateurs- et on appréciera ici le goût de Bava pour la mise en abyme [2]-
ils l'étaient tout en l'ignorant. Rien ne distingue donc les terriens des
créatures qui s'apprêtent à les contaminer de leurs pulsions. A l'image, ils
sont identiques. Autrement dit: la pulsion est déjà là, elle ne demande qu'à
circuler. Passer du cercle à la spirale.
Génie plastique d'une logique
imparable, Bava conclue le film avec un plan écho à celui retenu aujourd'hui.
Dans le cercle, ce ne sont plus simplement deux personnages qui franchissent la
limite, mais la terre tout entière. Le changement d'échelle, au fond, ne change
rien. En une heure quarante, Bava nous a hypnotisés, en nous racontant une
histoire qui en fait, ne s'est jamais déroulée mais n'a fait que, littéralement,
tourner en rond. La folie, quoi.
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