Un travelling avant sur une
immense station orbitale nous introduit dans une galerie fatiguée aux apparences de
salle d’embarquement.
Le plan s’achève sur un
personnage féminin,
qui soudain inquiète
se tourne vers nous.
La durée de ce plan,
inhabituelle dans un film qui revendique son appartenance au genre, nous
renseigne dès
l’abord sur le
projet des deux cinéastes
aux commandes de ce « petit » film de
langue allemande, particularisme suffisamment rare dans la constellation du cinéma de
science-fiction contemporain pour mériter
d'être
mentionné ici.
Ce long travelling entre deux espaces, celui infini des immensités interstellaires,
et celui enclos et étouffant
d’une galerie
surpeuplée,
pose la crise, au sens littéral
du terme, qu’il
s’agira de
tenter de résoudre
durant tout le film. C’est
que ce plan est d’abord
celui du passage d’une
modalité du
regard à une
autre.
Les
quelques plans qui ont précédé, nous ont en effet,
déjà marqué par leur beauté plastique. Aujourd’hui, magie des
effets numériques,
il n’est plus
nécessaire de
disposer de centaines de millions de dollars pour parvenir à composer quelques
plans stupéfiants,
dont le gigantisme nous émeut
forcément. Lorsqu’en plus, ces images
s’accompagnent
d’une musique à la force lyrique
indéniable, l’exaltation propre
au genre sur grand écran
opère et nous
plonge dans une sidération
fascinée, qu’il s’agit toutefois désormais d’interroger. Après tout, rien de
bien nouveau ici, c’est
exactement selon ce régime
esthétique que
fonctionnait par exemple le Metropolis de Fritz Lang, dès les années 20’. Ce qui est
nouveau, c’est
que dorénavant,
la moindre petite production européenne
peut se permettre de rivaliser avec ses grands concurrents, notamment
hollywoodiens, et parfois, comme c’est
le cas dans ce Cargo à
l'intérêt certain, poser la
question du statut de ces images avec une acuité
toute éclairée – il est vrai que le
fait de n’être
habituellement pas pourvoyeur de ces grands emblèmes
rend peut-être
plus critique ce cinéma
de la marge, fétichiste
et néanmoins
frondeur.
Le plan en
question déroule
donc l’aporie
initiale entre la richesse du registre formel et la misère de ce dont il est en fait question.
Notre regard, d’abord
subjugué par
ce voyage dans une cité
de l’espace,
finit par s’enfoncer
dans un référent trop familier à nos yeux du XXIème siècle : le ballet
majestueux des engins spatiaux circulaires –
Kubrick n’est
décidément jamais très loin – a laissé place au spectacle
de réfugiés misérables et
malheureux. Ou plus exactement, la première
représentation
est comme repliée
sur la seconde, puisque cet imposant bâtiment
sidéral n’est que l’Arche ultime et
lamentable des derniers habitants d’une
Terre en train de mourir. De la fascination pour le génie humain à la répulsion
vis-à-vis de
notre propre capacité
d’autodestruction,
il n’y a qu’un pas : celui que
franchit ce travelling depuis l’extérieur de la station
jusqu’en son
sein.
Le
traitement du son, et notamment de la musique, participe de ce « montage » sans coupe.
Tant que le travelling n’a
pas pénétré l’intérieur de la
station, la musique, grave et solennelle, accompagne notre regard tout empreint
d’émerveillement
devant les prodiges de l’ingénierie humaine. Dès lors que nous
sommes « entrés » dans la
station, cette même
musique, qui un instant a marqué
une pause, ne résonne
plus tout à coup
que comme l’élégie de ce qui est désormais perdu. Le
son environnant, absent, par définition,
des espaces interstellaires, remplit cette zone recluse d’éléments qui nous sont
étrangement
familiers :
indicatif d’une
annonce publique que l’on
peut entendre dans nos aéroports,
musiques entêtantes
de jeux vidéo,
accompagnements de bulletins d’informations
sur de multiples écrans,
toux et pleurs, etc. Toute une grammaire sonore de l’attente, traitée ici comme une angoisse sourde et
persistante. L’ajout
de cette bande sonore participe de la subversion de la partition majestueuse initiale
en un accompagnement mélancolique
de notre nouveau regard sur la situation.
Car ce qui
s’est perdu
dans ce franchissement du plan général au plan
rapproché, c’est précisément l’illusion dans notre
regard. Malgré toute
la qualité hallucinatoire
de tous les effets spéciaux
du monde, la réalité est triste, elle
est prosaïque
et déprimante.
Elle est surtout l’éternel
retour du même,
de ces mêmes
cohortes de gens qui fuient un monde en proie au chaos et à la mort, et qu'évoquais par exemple
hier le Chef de gare en conclusion de sa chronique de Gattaca. Nous
entrons là dans
l’un des
grands motifs du genre, qui n'est pas si loin de ce que nous pouvions développer au sujet
de la fascination du Voyage, ou du ravissement intime du Départ - mais sur un
mode beaucoup plus mélancolique : l’Exil, thème universel s’il en est. Au cinéma, et peut-être plus encore
dans la science-fiction, ce motif a d'abord pour vocation de permettre de
dessiller le regard, des personnages tout autant que des spectateurs. L'exil au
cinéma, c'est
d'abord celui de la "belle image".
J’évoquais Metropolis
au début de
cette chronique. Cette question du regard porté
sur un monde fascinant qu’il
s’agit de « déflorer », me semble être l’un des grands topos
de la science-fiction, depuis que celle-ci au cinéma
a commencé à structurer
ses codes. Loin de ne se constituer qu’en
dystopie, cette construction d’univers
dont l’envers
semble révéler, presqu’au sens
photographique du terme, l’antithèse d’un monde peut-être trop vite vu
comme une possible utopie, participe à
remettre en cause la vertu du regard. Ce que l’on voit est-il ce qui est à voir ? Il y
a là une
interrogation presque ontologique du cinéma
à son propre
sujet. Que la science-fiction se soit très
tôt emparée de cette question
est au fond plutôt
une bonne nouvelle :
nous avons déjà souligné que ce genre
repose et se constitue sur l’illusion
fondatrice du cinéma.
Que cette capacité puisse
se trouver ramenée
à sa place,
voilà ce qui
permet aussi de conserver son crédit
à ce cinéma, qui peut donc
se constituer sur sa propre crise.
Ce type d’argument fut à l’origine d’une décennie particulièrement prolixe dans
le cinéma qui
nous intéresse,
celle des années
70’. On a à ce sujet pu défendre ailleurs
dans ces colonnes que c’est
durant cette décennie
que le cinéma
de science-fiction le temps d’une
« parenthèse enchantée », échappa à son habituel
statut de divertissement puéril,
pour interroger le monde contemporain et son entrée
en crise, morale, politique, écologique… Ce cinéma faisait fond sur
une certaine défiance
à l’égard de toute représentation autorisée, et « fonctionnait » en grande
partie sur le sentiment de la paranoïa,
c’est-à-dire du point de
vue du cinéma,
de l’image derrière l’image – du plan à l’intérieur du plan,
pourrait-on extrapoler. C’était
vrai par exemple à l’aube de cette décennie de La
Planète
des singes, où l’image finale
permettait une remise en perspective toute prophétique
des angoisses du moment, mais c’était
vrai également
d’autres
films, comme Soleil vert, ou L’âge
de Cristal, et d’autres
encore sur lesquels nous reviendrons, et qui constituaient leur « révélation », en grec « apokalupsis », à partir d’un changement de point
de vue sur leur monde.
Ce Cargo
qui nous présente
au mitant de cette séquence,
un plan dans le plan, dans lequel se tient un monde finalement très proche du notre,
après nous
avoir décrit
un environnement futuriste apparemment très
lointain, prend acte de ce rapport ambivalent à
l'image : cette cyclopéenne
station orbitale, qui virevolte dans les immensités stellaires, image de l'altérité absolue à notre condition,
c'est pourtant notre monde, mais comme emprisonné
dans une énorme
boite de conserve. Certes, les espaces infinis sont fascinants, mais si la
destinée véritable de l'Homme
n'était autre
que celle de cette promiscuité
vitale ? Le film s'est ouvert avec l'image exactement inverse de
ce plan : une femme seule, qui caressait les blés
mûrs d'un
paysage qui avait tout de la pastorale. Cette scène
n'était
pourtant qu'un rêve,
de ceux que nous propose la publicité,
qui pour mieux nous convaincre de fuir le réel
étriqué nous vend des
mirages pour horizon. Cette conquête
de l'Ailleurs, ce fantasme de l'Utopie, c'est toutefois aussi le moteur - littéral - de la
science-fiction et de ses fusées
en partance pour d'autres univers, loin, très
loin de ces mondes qui tournent en rond. Mais que cachent en réalité ces chimères ?
Tout le
film se construit sur ce paradoxe : au fur et à
mesure du déploiement
du mystère à résoudre, la désillusion s'impose.
Passer de l'autre côté du miroir et voir
le réel derrière l'image peut, au
nom de la vérité, tuer l'espoir des
lendemains qui chantent. Le regard inquiet de Laura, en conclusion de ce plan,
fabrique comme un raccourci initial au programme
du film : les cieux ont parfois des promesses amères...
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