Nous regardons aux côtés de
Vincent Freeman, les étoiles du ciel nocturne, que les étoiles dévoilent et
masquent.
Le plan choisi dans le film
d'Andrew Niccol est un plan subjectif. C'est un contrechamp qui nous fait
partager la vue que Vincent a du ciel. Juste avant, on l'aura donc vu allongé
dans l'eau, nu, flottant sur le dos, regarder la voûte céleste et nocturne.
C'est cette subjectivité qui
donne sa valeur à ce plan banal, vu mille fois, du ciel étoilé. D'autant
plusque c'est le seul dans tout le film. Dans Bienvenue à Gattaca, récit centré
sur un personnage à l'obsession absolue pour le voyage vers les étoiles, on ne
les voit qu'une fois, à ce moment-là. Pourtant, ce panorama là ne quitte jamais
les pensées de Vincent. C'est son image mentale qui le guide et lui permet de
supporter ce qu'il fait subir à son corps. Car pour avoir le droit de partir
dans les étoiles il faut appartenir à la caste des hommes et femmes prévu par
la sélection génétique pour accomplir cette tâche. Autrement dit, il faut que
ce soit son destin. Et pour ceux qui n'ont pas été prévus ne reste que les
tâches sans qualification, les métiers ingrats où le remplacement d'un
travailleur par un autre n'a aucune importance.
ça ou s'infliger le calvaire d'une imposture.
Ce qui a été le choix de Vincent,
devenu, à force de volonté et de paris insensés, un autre. Cet autre c'est
Jérôme, ange déchu pour que les étoiles sont aussi inaccessibles que l'étage de
son appartement depuis qu'un accident le tient cloué dans un fauteuil roulant.
Aussi, mi par opportunisme, mi par jeu, permet-il à Vincent, moyennant
finances, d'emprunter son identité. Tous les jours, il faut donc que Vincent
demeure Jérôme. Pour cela, il faut se dissimuler et se falsifier jusqu'au bout
des ongles, jusqu'au moindre cheveu. Car chaque rognure oubliée, chaque cil
perdu, potentiellement, est un judas qui peut révéler aux robots détecteurs la
supercherie et l'imperfection scandaleuse de Vincent.
Mais au milieu de l'océan,
totalement coupé du reste du monde, il peut enfin se laisser aller, et
s'abandonner à contempler ce qu'il désire tant: le ciel, et surtout les
étoiles. Même ce spectacle, Vincent ne peut se le permettre. Car ce simple
regard pourrait bien le trahir. Il a déjà attiré l'attention d'une collègue qui
a remarqué qu'il ne ratait jamais un lancement de fusée, alors qu'au centre
spatial ou ils travaillent tous les deux, c'est le plus ordinaire des
spectacles. Voilà bien ce qui distingue Vincent, avant son infériorité
génétique: le feu qu'il a au coeur, le
désir impérieux et déraisonnable que le spectacle de l'espace a fait naître en
lui. Comment les futurs navigateurs du programme spatial, ni enthousiastes, ni
réticents, pourraient-ils, eux, avoir le moindre sentiment à l'encontre de leur
mission, puisqu'ils ont été conçus pour la remplir ?
Quelque chose de robotique dans
leur démarche, dans leur regard, trahi d'ailleurs cette fonctionnalité qui
semble être la seule tension de leur existence. Autour de Vincent, les hommes
et les femmes sont interchangeables. Ils se correspondent. Mais pas lui. Il
sait que si on s'y penche vraiment, rien ne raccorde tout à fait entre le
profil qu'il emprunte, et le sien. Il suffirait même qu'un gardien
consciencieux compare vraiment la photo d'identité sous laquelle il apparaît
tous les jours, et les traits de son visage.
Pourquoi Vincent s'autorise-t-il
alors ce regard vers les étoiles, vers la fin du film, et pourquoi Andrew
Niccol décide-t-il de nous le faire partager ?
Simplement parce que seul,
Vincent peut se permettre d'être lui-même, ou plutôt peut-être, cesser
d'essayer d'être quelqu'un. Le voilà, et c'est le seul moment du film,
accessible à l'abandon. Même lorsqu'un peu plus tôt, il a été surpris par le
sommeil dans les bras d'Irène, sa première réaction paniquée, et de fuir le
lit, et d'effacer, à l'abris des regards, toute trace de Vincent sur lui: peaux
mortes, cheveux cassés... Mais reposant sur les vagues, au coeur de la nuit,
nimbé de brouillard, il est possible d'enfin se retrouver.
Plastiquement, si on se permet de
dériver un peu, le dispositif a quelque chose de ces plafonds peints à la
renaissance, ouvrant en prolongeant par des trompe-l'œil les plafonds sur des
ciel remplis de nuages, et peuplés de personnages souvent inspiré de
l'antiquité. L'arsenal plastique est réduit à l'essentiel dans le film de
Niccol: le personnage déshabillé, la brume bordant le ciel, la subjectivité du
regard, la perspective en contre plongée perpendiculaire au ciel. Demeure
néanmoins la persistance et la pertinence de la référence mythlologique. Film
presque allégorique, Bienvenue à Gattaca déroule l'histoire d'un personnage prométhéen.
Les êtres génétiquement préconçus sont comme des dieux à qui il s'agit à la
fois de voler le savoir, et de duper. Crime absolu, comme dans les récits
grecs, Prométhée ne sera cependant ici pas puni. C'est qu'on est à hollywood,
dans un film très profondément américain. Il est donc impossible que la volonté
ne triomphe pas. D'autant plus qu'elle émane d'un homme du peuple, porté par
son inspiration au bonheur.
Cette figure prométhéenne se
double tout de même d'une référence à un autre mythe plus inattendu: celui de
Sisyphe dont la malédiction dont le pire aspect n'est pas la difficulté, mais
la récurrence. Or Andrew Niccol insiste beaucoup, dans le film, sur la répétition
des gestes que doit accomplir quotidiennement Vincent pour maintenir son
imposture et conserver sa place au sein de l'olympe des aspirants navigateurs. Bien entendu, pour Vincent, nul destin
tragique. Là encore, Niccol réinterprète le mythe à l'aune de sa culture. Pour
Vincent la rupture du cycle est possible, elle justifie même la nature de son
rêve. On a en effet appris, au détour d'une conversation, que sur Titan,
destination du voyage spatial prévu, les lois de la Terre ne semblent plus
avoir cours. En tout cas, telle est la conviction de Vincent, persuadé que
là-bas ses crimes lui seront pardonnés.
Ce regard vers les étoiles, c'est
aussi, simplement, celui d'un homme convaincu qu'il y a quelque part pour lui un
refuge où tout peut être recommencé, où les derniers seront les premiers, où
ceux qui sont rejetés ici seront accueillis là-bas. Autre mythe, tout américain
celui-là, de la seconde chance, du pays de cocagne, de la frontière au delà de
laquelle le bonheur attend les pionniers. Mythe devenu universel:
souvenons-nous de ces hommes et femmes qui regardent aussi, depuis les flots,
le ciel étoilé au dessus de nos frontières au-delà desquelles ils espèrent pouvoir recommencer
à vivre.
Pour l'heure, Vincent, lui, va
devoir reprendre dès l'aube les rituels de son imposture, comme autant de
pentes contre lesquelles faire rouler les rochers de ses espoirs. En attendant,
pendant un instant de répit, il est un Sisyphe que l'on imagine heureux.
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