Matthias: Il nous faut d'abord
pratiquer un peu l'ut pictura poiesis, cet exercice de description
minutieuse, qui, avant de devenir une théorie sur les arts plastiques, n'était
en fait que la conséquence d'une époque,
la Renaissance italienne, durant laquelle, si l'image était
précieuse, elle était aussi rare qu'unique ! Au Quattrocento,
si un auteur voulait évoquer telle peinture de Boticelli, il
fallait bien commencer par la décrire, car il est plus que probable
que peu de ses lecteurs aient jamais l'occasion de la voir ! Certes
aujourd'hui, pratiquer un tel exercice au sujet d'un des films les plus vus au
monde semble paradoxal...
Chef de Gare: Je pense qu'il n'y a
pas un seul de nos lecteurs qui n'aie vu et revu ce plan.
Matthias: ... mais à
l'époque de la reproductibilité numérique infinie des oeuvres d'arts, il
est possible que l'on ne sache plus si bien regarder, tant les images, et
parfois les mêmes images, ont envahi nos
espaces, physiques et mentaux.
Je me permettrai à
cet égard de commenter d'abord les quelques photogrammes qui
composent le plan du jour, et que tu m'as fourni: il y manque un élément
qui a participé de mon ravissement le jour où
j'ai découvert ce film, il y a longtemps, très
longtemps maintenant... Sans rancune, mon cher Chef de gare, tu vas voir, je
vais t'expliquer.
Le film de Lucas s'ouvre donc littéralement
en fanfare : une explosion de cuivre en bande sonore accompagne le bondissement
à l'écran du fameux titre-logo, qui disparaît
dans l'espace interstellaire, arrière-plan de cette ouverture qui annonce
la couleur !
Chef de Gare: Je ne sais si tu fais
référence à la musique, forcément
absente de l'illustration de cet article, ou du texte défilant,
qui n'est pas absent, mais réduit à ses premières et
dernières lignes, si tu regardes bien. Je suis content que tu mentionnes la musique. J'allais dire que l'image
du plan, cette fois, n'est vraiment que la moitié du plan. Et que John Williams en est
le co-réalisateur.
Matthias: Ce texte, sous sa forme si
spécifique ...
Chef de Gare: ... mais empruntée
directement au début des épisodes du serial Flash Gordon, dont
les résumés se présentent sous cette forme...
Matthias: Le texte, donc, se déroule,
semblant venir de "la salle" pour s'éloigner lui aussi vers les tréfonds
stellaires, et finir par confondre les lettres de ses mots avec les étoiles
du ciel. Il est question dans ces trois paragraphes d'une "époque
de guerre civile", de "vaisseaux rebelles", de "base cachée",
d'arme ultime, "l'étoile de la mort", d"'Empire
galactique", etc. Tout un monde par ces quelques mots, est déjà
là, dans cet univers qui se présente sous forme d'un big bang plastique et littéraire : par l'explosion primordiale de
ces quelques mots, "Star Wars" d'abord, les premières
courtes phrases ensuite, et de ces premiers sons, la fameuse marche composée
par John Williams, tout un monde est comme projeté
depuis la salle vers l'écran, et prend forme devant nous, qui
allons être avalés par ce monde, magie du cinéma.
Chef de Gare: Je ne sais pas si je
parlerai vraiment de Big Bang, même si l'expression est très
jolie, et définit bien l'esthétique fanfaronnée dès
l'entame par Lucas. Ce fut un Big Bang à l'échelle biographique, pour nous, c'est
certain. Certains de nos lecteurs comprendrons très bien que je dise que La guerre des étoiles
a changé notre vie, et qu'il n'y a aucune exagération
là-dedans. Et on peut dater précisément ce moment de rupture dès
ce premier plan, effectivement. Mais pour les amateurs de SF un peu plus âgés
à l'époque, pour les cinéphiles,
aussi, et souvent, ce ne sont pas les mêmes, La guerre des étoiles
a aussi été accueillie avec un certain
septicisme, parfois un rejet, souvent une moue dubitative mi séduite-
par les effets spéciaux, mi chagrinée-
par la réduction de la science-fiction galactique, du "Planet
Opera" à un Space Opera qui transpose un
western simpliste des années 50 sur une toile de fond étoilée.
Même si je pense que c'est faux, et qu'un examen attentif de
tout le film invalide cette critique, le film a tout de même
été perçu comme ça. Ce qui est assez amusant, c'est que
quand Kubrick recourt à une esthétique
similaire, en plaçant Ainsi parlait Zarathoustra dans
son film, les critiques de Lucas trouvent ça formidable. Mais revenons au texte déroulant...
Matthias: Le dernier paragraphe de
ce court texte introductif nous présente un personnage, le tout premier,
la Princesse Leia, comme celui sur qui repose le destin de la Galaxie. Tu nous
entretenait il y a deux jours d'Aelita, reine martienne. Nous reviendrons sans
doute à ces grandes dynasties galactiques, l'un des motifs
habituels de la science-fiction dite de space opera, et plus ancienne que le
cinéma lui-même. Désigner le premier personnage de cette
saga comme une princesse nous mène en terrain connu : s'il va être
question d'un univers dans lequel une arme peut détruire une planète
entière, il va toutefois aussi être question de princesse et de
chevaliers. Star Wars dès ces premiers instants assume donc sa
synthèse des épopées les plus lointaines, "a long
time ago", et de ses horizons intersidéraux futuristes, "in a galaxy
far, far away"... Le programme ne peut être plus clair.
Chef de Gare: Pour le coup, avec la
princesse, Lucas revendique sa filiation avec le space opera décomplexé
tel qu' E.R. Burroughs l'a canonisé dans son cycle de Mars. Même
si Lucas se hausse un peu de col en affirmant que le principe de l'intrigue
provient du Château de l'Araignée
et de la Forteresse cachée. Je crois que Burroughs autant que
Flash Gordon sont les influences les plus conscientes de Lucas. Et puis
n'oublions pas aussi le Swashbuckler- la musique de Williams reprend la
tradition abandonnée à Hollywood de la musique symphonique
sous influence européenne amenée là
par Steiner, Korngold, puis Rosza et Tiomkin. D'ailleurs, ce texte défilant
a aussi à voir avec les cartons des films de pirates ou d'aventures
historiques dont ces musiciens étaient les compositeurs attitrés,
qui nous replaçaient l'histoire à
venir dans la grande histoire du passé.
Matthias: Ce premier plan ne s'arrête
pas cependant à ces quelques pavés
de texte sur fond étoilé. Il continue en un léger
mouvement vers le bas, au moment même où les trois petits points qui
"achevaient" en une suspension le texte précédemment
décrit, se confondent eux-mêmes avec les étoiles.
Chef de Gare: D'ailleurs, lorsque le
texte disparaît, la musique opère
une sorte de montage dans le plan, alors qu'il est continu. La fanfare s'interrompt
, et une transition musicale accompagne le panoramique vers le bas, dans un
mouvement illustratif programmatique du rôle que va jouer la bande originale.
Alors que ce premier plan est un plan séquence, on peut dire, grâce
à la précision et à
l'intelligence de l'accompagnement musical de Williams qu'elle bénéficie
d'un montage invisible mais extrêmement dynamique.
Matthias: Apparaît
alors en arrière-plan une première
planète, lointaine, mais qui ne se confond pas avec les étoiles
derrière elle, puis une seconde, plus proche de nous, plus
importante dans le plan, puis enfin, tandis que le mouvement du plan s'achève,
une troisième, beaucoup plus proche encore, et dont nous ne percevons
qu'une partie de la surface. Les jeux de lumières provoqués par
l'apparition successive de ces trois planètes éclairent le plan, et de la première
"soupe" cosmique, nous sommes désormais passés à
des monde de plus en plus accessibles.
Chef de Gare: ça
aussi c'est programmatique. on comprend que la contexte spatial va n'être
qu'un décorum, un arrière plan exotique et excitant, mais jamais
cet infini qui peut nous transcender. D'ailleurs, dans La guerre des étoiles,
le principe même de cet infini spatial est nié
par l'existence du voyage à
la vitesse de la lumiète, qui le réduit à
un statut identique à celui d'un royaume avec ses
baronnies, ses duchés... ou une planète
avec ses différents continents.
Mattias: Puis un premier vaisseau
spatial, dont on suppose qu'il est celui mentionné dans le prologue, celui de la fameuse
princesse Leia, rentre dans le champs, par le coin en haut à
droite du plan, et le traverse obliquement, pour s'éloigner
à son tour depuis l'orbite de la plus grosse des planètes,
vers les tréfonds intersidéraux. De ce premier vaisseau, nous
percevons principalement les multiples réacteurs, qui reçoivent,
nous le comprenons très vite, le feu de l'ennemi, encore
invisible. Quelques rayons lasers bruyants, aberration physique propre au space
opera, traversent le plan, et des explosions illuminent l'image. Nous sommes là
déjà en pleine bataille spatiale, et rien
que ça, lorsqu'on découvre ce film - et qu'on le découvre
vraiment, ce qui fut mon cas lors de ma première
vision ! - c'est une promesse d'aventures et de dépaysement qui nous avale dans le film.
Mais, comme si le programme n'était
pas suffisamment complet, tout à coup pénètre dans le champs la proue du
vaisseau qui pourchasse le bâtiment rebelle : le croiseur impérial,
monumental, majestueux également, envahit progressivement tout
le plan. Ce qui jusqu'à présent nous semblait d'ores et déjà
remplir les buts d'une telle oeuvre, est tout à coup battu en brèche
par cette apparition encore inédite au cinéma.
Kubrick et quelques autres peuvent aller se rhabiller, le saisissement spatial
est désormais complètement spectaculaire, et néanmoins
soumis à son récit : cet "envahisseur",
c'est bien le fort que le faible va devoir maintenant mettre "hors l'écran".
Chef de Gare: Et il suffit de
regarder les photogrammes sélectionnés plus haut pour prendre la mesure de
la beauté plastique de ce plan. Le triangle du destroyer Stellaire,
presque blanc, oblitérant le noir du champ spatial en
s'enfonçant dedans comme un coin fendant une bûche.
Là, à mes yeux, on voit le vraie génie
de Lucas. Avoir revisité l'esthétique pré-existente du Space-Opera on la
prenant à contre-pied. Le baroque, le rococo, le stuck et les
modelages en carton pâte sont échangés contre l'économie,
la suggestion, un geste presque calligraphique. Et, on l'oublie trop souvent,
un sens du hors champ formidable, et pour le coup tout hérité,
c'est possible, de Kurosawa et des mâitres du cadre japonais. Outre la
musique de Williams, ce qui créer la dynamique si excitante de cette
ouverture, c'est aussi la manière dont Lucas recourt au hors-champ,
que tu as très bien décrite au-dessus.
Enfin, ce premier plan fonde un
aspect essentiel de l'esthétique de La guerre des étoiles:
la figure de la "propulsion"- je ne vois pas comment le dire
autrement- que Lucas va décliner en variations tout au long des
trois films de la saga.[1]
Il s'agit à chaque fois de placer le spectateur dans une dynamique plastique nous propulsant à
l'intérieur du champ, vers le fond d'un arrière
plan infini. C'est tout le mouvement et du texte et des vaisseaux dans ce premier
plan, qui reste objectif, mais très vite, ce type de plan deviendra subjectif et
très graphique, par exemple lorsqu'on sera aux côtés
des pilotes du Millenium Condor [2]
passant en vitesse lumière, mais aussi dans le cockpit de Red Cinq, sillonnant la tranchée semblant sans fin de l'Etoile de la Mort. Dans les films suivants, cette
figure plastique va impregner tout le récit et on en reparlera...
Matthias. Pour l'heure nous voilà
revenus dans la plus grande tradition de l'épopée, du conte, du récit
universel, depuis le mythe jusqu'au catch : à l'origine, le gros dévore
le petit, mais le petit va résister !
Le Chef de gare: Oui, sous couvert
de SF et de décor futuriste, on remonte vraiment aux récits fondamentaux: ce premier plan,
c'est David et Goliath. Mais David est une jeune fille volontaire, et Goliath
un super tank nazi. La seconde guerre mondiale et les années
70 sont passées par là...
Pas mal du tout, gentlemen, cette petite discussion très urbaine à propos d'un mythe tant de fois rabâché qu'on avait fini par ne même plus voir l'utilité d'en débattre encore... Bon, je sais que ce serait vous emporter loin de votre habituel terrain de chasse fantastico-science-fictionnel, mais un conciliabule de ce genre sur n'importe lequel au hasard des plans-séquences engorgeant "Soy Cuba" et "Quand Passent les Cigognes" de Kalatozov, je ne dirais certainement pas non.
RépondreSupprimer