Depuis Einstein, il y a un siècle,
on a connaissance de l’enchevêtrement de l’espace et du temps. Avec Kubrick, il y a
cinquante ans, on a fait l’expérience sensible de cette intrication. Et même
si le saisissement perceptif de la dernière partie de 2001, L’Odyssée de
l’espace restait en deçà de
l’intelligible,
quelque chose de la singularité de
cette conception de l’étoffe de notre univers nous parvenait, sous une
forme esthétique à même de fabriquer l’analogie à la
théorie
mathématique,
seule expression exacte de cette étrange idée.
Avec Malik, qui répond là très
directement à Kubrick,
le voyage ne se déroule plus dans l’espace mais dans le temps. Cette « Odyssée
du temps » si
elle n’est pas de science-fiction, n’en
reste pas moins également une exploration à travers
l’espace,
celui consubstantiel au temps qu’il initie, d’horizons prodigieux qui ont toute leur place
dans notre mois à tirer
des plans sur la comète. Ce film est à ma connaissance le seul qui, en dehors du genre
pourtant, tente la représentation d’un évènement essentiel à la fois à la
science et à la
« fiction »
- entendue ici dans son sens le plus ancestral de mythe : l’origine
de l’Univers.
La Création pour les cosmogonies, le Big Bang pour l’astronomie.
On a beaucoup glosé, à raison
en partie, au sujet du mysticisme chrétien de Malik. Toutefois, je pense qu’il
est légitime de voir dans The Tree of Life
autre chose qu’une célébration de la Grâce dans son sens le plus strictement chrétien.
Malik s’empare dans son film d’un
certain nombre de motifs obligés d’un cinéma qu’on peut considérer, même de loin, comme appartenant au genre, et s’il
ne prétend jamais faire le « légendaire
bon film de science-fiction » qu’affirmait
réaliser
Kubrick, sa posture à l’égard
de son aîné fonde
la perception que l’on peut avoir de son film.
D’une certaine façon, avec 2001, L’Odyssée de l’espace,
The Tree of Life est l’un des rares films mettant en jeu des « agents
cosmiques » que pourront apprécier
des spectateurs qui ne sont pas habitués au genre. Si ces deux films se répondent,
c’est
aussi qu’ils se permettent d’être
étrangers
à l’habituel
« attirail » de
la science-fiction, tout en en relevant tout de même pour un spectateur qui aime sincèrement
le genre.
La question du point de vue structure tout le
cinéma
de Malik. J’avais pu relever dans une chronique l’an
passé au
sujet du Contact de Zemeckis, que l’usage
de la Steadycam, caméra « flottante », et
comme omnisciente, s’apparentait au point de vue de Dieu, motif
essentiel d’une certaine spiritualité américaine.
C’est
évidement
le cas au plus haut point dans The Tree of life.
La grammaire sinueuse de ce mode de prise de vue, mais aussi et surtout sa
forte proximité avec
les sujets filmés, participent toutefois d’un
point de vue qui n’est paradoxalement pas de surplomb. S’il
y a un regard chez Malik, et celui-ci est essentiel puisqu’il
est ce qui fonde la Grâce, sujet essentiel de tout son cinéma,
c’est
qu’il
est d’abord au côté
de ses personnages. Ce regard, c’est avant tout une quête, qui ne s’identifie pas au sujet filmé,
mais qui l’accompagne, et parfois l’abandonne.
Ce point de vue éminemment subjectif laisse toute sa place au
spectateur, puisqu’il lui donne l’occasion de redoubler cette déambulation
du regard. Cette double distance fabrique l’empathie comme telle :
la compassion réside au cœur du cinéma de Malik, parce qu’elle
laisse le spectateur regarder avec celui qui nous montre, à la
façon
dont deux fantômes pourraient converser, en l'absence de toute échange
verbal - deux fantômes, ou deux anges... D’une
certaine façon nous sommes là à l’opposée
de la grammaire de l’immersion. Nous ne sommes jamais à la
place du personnage, mais toujours dans sa proximité – et
donc dans son altérité. Nous regardons même faire le metteur en scène,
et par là nous nous
trouvons comme rejetés hors du déroulement de l’action, dans un rapport au temps discordant.
Il me semble que faire le reproche à Malik
d’avoir
un cinéma sophistiqué ou académique, qui façonne de la « belle image », relève du contresens complet :
la Grâce, c’est le regard, jamais ce qui est regardé.
Aussi est-il nécessaire dans une telle économie
de l’image
de s’extraire
de son sujet pour s’abandonner à la
seule sensation de ce que l’on voit, et en faire résonner
les échos,
au-delà du
seul sens intelligible, même dramatique, tel qu’on
peut le rencontrer chez Abrams par exemple.
Ce rapport si particulier à l’émotion,
puisqu’il s’agit toutefois de cela, se passe en deçà de
l’intelligibilité,
et chercher « du sens » ou
du récit,
qu'il soit allégorique ou dramatique, à la
place de la sensation, revient à se
tromper de registre. En cela, son cinéma rejoint en effet celui de Kubrick, mais si
chez l’auteur de 2001,
la sensation finit toujours par s’abîmer dans l'enjeu de l’(in)intelligible,
chez Malik, la sensation n’a d’autres fins que de déployer
les images qu’il nous propose, dans un jeu de correspondances
qu’il
s’agit
surtout de ne jamais résoudre, puisqu’alors le regard n’aurait plus qu’à s’absenter.
Nous voilà bien
loin du plan proposé ce
jour… Il
me semblait néanmoins essentiel de « théoriser » un
tout petit peu au sujet du projet de cinéma global de Malik, chez qui Dieu lui-même
est donc d’abord et avant tout un cinéaste
– ce
qui raconte quelque chose de l’ambition démesurée du
garçon…
Nous sommes donc dans ce premier tiers du film
au terme de cette séquence d’une vingtaine de minutes qui a nous a montré la
création
de notre monde, depuis l’explosion primordiale de l’Univers
jusqu’à l’apparition
de la vie sur notre planète, d’abord cellulaire, puis complexe, et même
animale, avec cette scène qui a tant fait ricaner d’un
dinosaure en épargnant un autre, sans aucune raison apparente.
La raison, la voici toutefois peut-être sous nos yeux : ce météorite
qui s’écrase à la
surface de la Terre, et qui « rebat les cartes » de l’ordre naturel. Le fort fait place au faible,
comme c’est le cas toujours en fait dans cet écoulement
du temps qui consume toute chose. N’oublions pas que The Tree of Life
est d’abord l’histoire d’une famille, dans l’Amérique
à la
fois étriquée et néanmoins glorieuse des années
50’,
décennie
des derniers feux d’une Americana désormais mythifiée. Ce récit nous présente le passage d’une génération à une
autre, d’un système de valeur fondé sur l’autorité à un
autre, motivé par
la contestation, et qui trouvera l'occasion de sa pleine expression lors du
deuil d'un frère - ou d'un fils, c'est selon. Cette génération
qui s’élève contre la précédente, et qui est celle de Malik, perçoit,
au sens strict, c'est-à-dire sensible, la future chute des pères,
condition de sa propre émergence.
Il y a dans cette cellule familiale exemplaire
quelque chose de cosmique, foncièrement lié à ce
voyage dans le temps que nous propose le cinéaste. Pour que les faibles adviennent, il faut
que les forts se retirent, de gré ou
de force, tout simplement. C'est là le
principe même d'une certaine entropie, d'un certain déséquilibre
nécessaire
à la
continuation de tout mouvement d'organisation d'un système.
La surface de cette demi-sphère que rien ne semblait devoir venir perturber
se trouve ridée par ce petit point d'impact, dont on peine même
à imaginer
qu'il puisse avoir un quelconque effet. Le plan précédent
nous présentait pourtant cet astéroïde,
le fameux, aérolithe cabossé en gros plan, tournoyant sur lui-même,
et dont la taille semblait occulter du ciel toute la planète
Terre. De fait, avec ce nouveau point de vue, il nous apparaît
pour ce qu'il est : une minuscule poussière avalée par notre globe. Un instant auparavant, on
pensait qu'il allait pulvériser la planète vers laquelle il se dirigeait. L'instant
d'après, nous sommes surpris de percevoir ses répercussions
dantesques sur notre Terre. Notre point de vue a changé,
et pourtant notre regard continue d'être surpris. C'est que nous regardons ce
spectacle avec quelqu'un d'autre.
Cette apocalypse, cette révélation, c'est un accident,
voilà tout,
semble-t-il nous être dit. Et ce sont ces accidents, ces contretemps,
qui font l'histoire de l'Univers comme celle des familles. Ce sont eux, en tout
cas, qui portent le souvenir que l'on garde de ces moments de crise, qui
peuvent alors devenir un destin. La question de savoir qui ou quoi engendre ce
destin est probablement plus anecdotique que d'aucun ont voulu le prétendre,
au sujet d'un cinéaste dont le mysticisme n'est jamais si catégorique
qu'il pourrait sembler - lorsque l'on se laisse toutefois vraiment porter par son
regard.
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