31/31:Ôritsu uchûgun Oneamisu no tsubasa (Les ailes d'Honneamise) de Hiroyuki Yamaga, 1987, Japon
Par Lee Van Cleef
Une image comme celle-là, le cinéphile
en a déjà vu pléthore. Quand la caméra, soudain omnipotente, est propulsée vers
les cieux à une vitesse dépassant l'entendement, s'élevant jusqu'aux étoiles
sans jamais cesser de fixer la Terre, bientôt réduite à un globe fragile perdu
dans l'immensité sidérale. Ces dernières années, un tel plan a surtout été mis
à profit pour cartographier, via de complexes réseaux de veinules écarlates, la
progression irrésistible d'un virus appelé à décimer l'humanité ou les foyers
sanglants d'une énième invasion de zombies. Rien de tout ça dans le final des Ailes
d'Honneamise, qui prend pour "aire de décollage" une nuit
enneigée où la très pieuse Riquinni dispense à l'aide d'une poignée de tracts
la parole de Dieu.
Dans notre monde, elle ne trouverait guère d'oreille attentive. Dans l'univers uchronique minutieusement composé par le premier long métrage de l'ambitieux studio Gainax, le tableau est encore moins avantageux. Guidés dans tout ce qu'ils entreprennent par un prosaïsme à toute épreuve, les hommes ne sont absolument pas enclins à croire à l'intangible, ni à manger les étoiles des yeux. Pour les laissés-pour-compte de l'Armée de l'air, l'aérospatiale n'est qu'une voie de garage où l'on végète paresseusement. Pour les forces gouvernementales, elle est un alibi potentiel au déclenchement d'une guerre que même la populace semble appeler de ses voeux. Shirotsugh Lhadatt, recalé de l'aviation parmi d'autres, héros vilipendé, pantin dont les mains du pouvoir voudraient manipuler les ficelles à leur guise, réussit néanmoins à contourner tous les obstacles pour s'élancer, le premier, à la découverte de l'espace. Et dire que tout est parti d'une banale tentative de flirt, en pleine errance nocturne ! Motif on ne peut plus trivial qui se mue, chemin faisant, en quête spirituelle où s'entrechoquent un cynisme bravache et un besoin inavoué d'avoir foi en quelque chose. Toutes choses rendant caduques les comparaisons (qui furent pourtant nombreuses et, à de rares exceptions près, toujours en défaveur des Ailes d'Honneamise) avec L'Etoffe des Héros, cet emblématique morceau d'Americana dans lequel les pionniers, après avoir conquis l'Ouest farouche, enfilent des combinaisons high-tech pour mettre leur indomptable volonté à l'épreuve d'un territoire autrement vaste.
Alors qu'il dérive seul dans les ténèbres galactiques, Shiro est soudain ébloui par l'éclat du soleil, que la douce courbe de la Terre vient de dévoiler. Dans la culture japonaise, aux racines ancestrales, ces cataractes de lumière blanche pourraient symboliser l'accès à un degré de conscience supérieur, une nouvelle branche, surplombant toutes les autres, dans l'organigramme de l'humanité. Ce que semble entériner le trip stupéfiant qui s'ensuit, où sont racontés au son des nappes hypnotiques de Ryuichi Sakamoto les étapes fondatrices du règne du bipède. Partant, le plan final cesserait d'être un cliché plastique pour devenir l'Oeil de celui qui fut jadis l'insignifiant Shirotsugh Lhadatt, en train de contempler une dernière fois sa bien-aimée, puis le berceau de son ancienne existence terrestre, avant de définitivement embrasser les mystères du cosmos.
Mais pour les Japonais, le blanc présente une autre signification, funeste celle-ci : la mort, porteuse de néant et d'oubli. Entraperçue fugacement, d'apparence aussi fragile qu'une coque de noix, la capsule spatiale qui emporte notre héros ressemble à son tombeau. Est-il jamais rentré chez lui ? Le récit n'en souffle mot, et c'est tant mieux. Fort judicieusement, il s'abstient de trancher, laissant à son public (hélas clairsemé dans les salles obscures nippones) le soin de décider selon sa sensibilité propre s'il a assisté au pinacle d'une formidable aventure humaine, pleine d'embardées "terre à terre" (aussi peu appropriée soit cette expression dans le contexte d'une épopée spatiale), ou à l'élévation d'une âme fruste jusqu'à de vertigineuses hauteurs, tel un papillon s'extrayant d'une chrysalide de métal.
31/31: Space Cowboys, de Clint Eastwood, 2000, USA.
Par Le Chef de Gare
La mort dans l'espace, encore, mais
douce, comme elle l'est parfois, chez Eastwood. Qu'on se souvienne par exemple
de celle de Butch, enfant mal grandi dans un corps de truand, allongé dans
l'herbe, comme endormi, en fait fauché par les balles d'un cow-boy fédéral.
Impossible de ne pas penser, alors, aux vers de Rimbaud, connu un temps de tous les écoliers:
Les parfums ne font pas
frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil,
la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux
trous rouges au côté droit.
C'est
aussi à ces lignes que m'a toujours fait penser le dernier plan de Space
Cowboys, et son combattant sans ennemi, vaincu par la maladie, qui ne pouvant
choisir de vivre, choisit de mourir.
Tant
qu'il a été comédien dans ses films, Eastwood a joué avec la mise en scène de
sa mort, jusqu'au tombé de rideau de Gran Torino, où il semble retirer le
masque de l'acteur. Il mime de ses doigts un pistolet, rappel dérisoire et
poétique de la nature du cinéma: on veut
d'autant plus y croire qu'on sait qu'on fait mine. Si c'est le personnage qui
fait semblant, c'est aussi l'homme qui avoue sa conscience de ce que le rituel
du simulacre nous permet d'apprivoiser: l'angoisse de mourir.
Huit
ans avant, Eastwood mourrait déjà pour de mine, mais n'était pas encore prêt à
une mise à nu aussi osée. Par la grâce du montage, on ne voit rien de lui dans
ce dernier plan: son corps est hermétiquement couvert par son scaphandre, son
visage est devenu un masque opaque sur lequel se reflète la terre. Organisée en
un grand mouvement tout au long du plan, la découverte du corps retardée
jusqu'à la fin, la conclusion de Space Cowboys a quelque chose d'élégiaque.
L'apesanteur semble avoir libéré la caméra d'Eastwood, très rarement aussi
mobile et lyrique. On a presque l'impression qu'il a fallu au cinéaste une
excuse "réaliste" pour oser ce plan séquence aérien. Comme par peur
d'appuyer l'émotion appelée par un tel procédé, la bande sonore va à contrario
de l'image: c'est le léger Fly me to the moon de Sinatra qui sert de tombeau à
l'astronaute Frank Corvin.
Car
c'est bien d'un tombeau qu'il s'agit. Quelque chose, dans cet image ne nous
rappelle-t-elle pas les rites funéraires les plus anciens: le casque pour masque mortuaire, le scaphandre
pour sarcophage. Ou linceul: le personnage vient de se sacrifier, la Lune pour
mausolée ou pyramide. Il y a aussi ici, évidemment, l'ironie grinçante propre
au réalisateur: les américains, ces indécrottables pionniers qui ont été les
premiers à envoyer un homme dans l'espace auront donc été aussi les premiers à
y envoyer un cadavre.
Enfin,
le plan est en fait un contre-champ, répondant au deux plans de la scène
précédente. Elle a montré deux personnages observer la Lune. Ils s'interrogent
sur la réussite de l'expédition lunaire."Est-ce qu'il a réussi ?"
"Je crois oui"- évidemment "à l'image", sur la lune, rien
n'a changé. De même, sur le dernier plan, Corvin meurt, vu de la terre rien ne
change, mais pour lui non plus, rien ne change sur terre. Le raccord fait écho,
poétiquement, à ce constat d'une relation impossible: un des deux personnages
dialoguant devant l'astre est Frank Corvin lui même, qui par le montage, a des
milliers de kilomètres, et des dizaines d'années, se regarde lui-même. Franchir
l'espace, franchir le temps: Space Cowboys, bien qu'il ne joue jamais sur un
registre flamboyant est bien un film de science-fiction.
Même
si, se concluant sur cet échange de regards impossible, refermant sur elle-même
la solitude d'un personnage mourant, il est une sorte d'anti 2001 Odyssée de
l'espace. Outre les titres, qui se répondent (Eastwood substitue les Cowboys à l'Odyssey...), les conclusions des deux films s'opposent, jusque dans la mise en scène de ce dernier plan, dont Eastwood reprend les principes à Kubrick. Justement, Matthias s'apprête à nous
en parler.
31/31: 2001, A Space odyssey (2001 Odyssée de l'esapce) de Stanley Kubrick, 1968, USA & Royaume-uni
Par Matthias
Par Matthias
Un être humanoïde, un foetus peut-être, dont
il n'est pas possible de vraiment déterminer la taille, de tient à proximité de
notre planète, et la regarde intensément.
On
pourra dire qu'avec l'évident Star Wars, tout notre mois nous aura sans
cesse ramené vers cette oeuvre essentielle du cinéma "spatial". Il
n'est donc que justice d'achever ma promenade automnale avec l'ultime plan de
la "Joconde" de Kubrick.
Cette
image d'un foetus enveloppé dans son orbe luminescente, qui nous regarde face
caméra, sur fond d'orgues solennels zarathoustriens, a fait couler tellement
d'encre, qu'il semble futile d'en rajouter encore un peu... En effet, nous
pouvons tout voir dans cette image. Toutes les interprétations s'y prêtent,
surtout si l'on se réfère à ce plan conclusif dans l'économie des quelques
séquences qui nous ont au préalable été présentées. Cette force formelle et
plastique de l'oeuvre de Kubrick, c'est la marque du cinéaste, vis-à-vis duquel
le malentendu toutefois me semble assez profond. Kubrick ne nous dit rien dans
ce plan. On pourrait même supposer que ce visage qui semble cligner de l'oeil
nous révèle avec une pointe d'ironie la vanité même de son propos : il suffit
qu'on vous fabrique une image improbable pour que vous vous cassiez la tête à
tenter de la décrypter pendant près de cinquante ans ! Le Chef de gare l'avait
déjà souligné au sujet de ce film il y a deux ans, Kubrick n'hésite jamais à
basculer dans une forme de kitsch assumé. Bien entendu, et c'est sûrement là
que réside quelque chose de son génie, il n'est jamais possible de percevoir
s'il se perçoit génial ou ridicule.
J'évoquais
à propos de Nolan le processus hiéroglyphique de son cinéma. Ses formes ne
cessent de faire sens, jusqu'à l'épuisement. C'est là la volonté évidente du
cinéaste. Avec Kubrick, la question du sens est beaucoup plus obscure. L'on ne
sait jamais s'il en a même le moindre souci. Son sujet à lui n'est pas le sens
en tant que tel, et la façon dont celui-ci peut s'épuiser dans la forme, mais
bien la forme en tant qu'elle demeure à l'orée du sens. Et donc faire sens pour
ceux qui veulent bien lui en accorder. Le cinéma de Kubrick est un cinéma de
l'obsession, de la manie, de l'idée fixe, mais non de l'idée en
mouvement, pourrait-on dire. Un cinéma qui n'est jamais de l'ordre du discours.
Cette
image d'un foetus dérivant aux abords de notre planète - mais est-ce bien notre
planète ? - permet aussi de ramener là où il devrait être le discours
"scientiste" autour du film. Le second malentendu au sujet de 2001,
c'est bien entendu la prétendue rigueur scientifique du film. Certes la NASA a
collaboré au film, mais à une époque et pour une industrie, ne l'oublions pas,
dont le propos est au moins autant de propagande que de véracité. Le mythe du
"réalisme" dans le cinéma de science-fiction continue d'être le
substrat sur lequel se reconnaîtrait une communauté technophile, dont
l'adjectif geek qui lui est le plus souvent apposé, relève en réalité de la
plus stricte politique de marketing. La science-fiction au cinéma est un
business, ne l'oublions pas, et Hollywood a aussi le devoir marchand de nous
vendre les produits technologiques que son époque et son pays fabriquent - que
ce soit des fusées, des bombes nucléaires, des ordinateurs surpuissants ou des
smartphones intelligents. Il me semble que la science-fiction au cinéma, mais
aussi souvent en littérature, ne nous parle en fait jamais de notre futur,
contrairement à sa conception la plus répandue. La science-fiction, c'est
d'abord de la fiction, avant d'être de la science. Rendons à César ce qui est à
César : les ingénieurs de la NASA, contemporains de Kubrick, savaient envoyer
une fusée sur la Lune, contrairement à ceux qui conseillaient Fritz Lang
quarante ans plus tôt. Ce qui nous fascine toutefois dans l'oeuvre de Kubrick,
ce n'est pas ça : c'est une forme, ce parallélépipède noir qui n'a rien à voir
avec la science, et c'est aussi, bien sûr, ce foetus qui n'a aucune
interprétation scientifique - et n'a de sens que poétique.
Le
pseudo-réalisme de la science-fiction relève le plus souvent de la fameuse
grammaire de l'immersion. Que Kubrick ait pu s'enorgueillir de la justesse
scientifique de son film nous raconte beaucoup plus la maniaquerie qui est la
sienne, et qui participe de la dimension plastique de son cinéma, que du souci
d'un quelconque réalisme. La science-fiction au cinéma ne nous parle pas du
futur : ses conjectures ont tout à voir avec notre histoire, passée et
présente. Et c'est au demeurant cela qui la rend si passionnante. Que 2001 se
termine par une "naissance" qui renvoie à "l'Aube de
l'Humanité", première partie du film, boucle la boucle : Kubrick,
peut-être contre lui-même, nous propose là une conclusion "futuriste"
qui nous ramène en fait aux premiers hommes. Ce geste d'aller/retour entre
passé, présent et avenir, n'est rien d'autre qu'une histoire du temps et de
l'espace, sujet éminemment de science-fiction, qui n'a rien à voir avec le
fantasme futuriste. En ce mois d'octobre 2015, l'on sait bien que les voitures
ne volent toujours pas... Et cela n'est décidément pas le sujet...
On
peut aussi simplement se demander si cet être qui nous fixe par delà l'écran ne
serait pas un alien, il en aurait toute les apparences ! Kubrick, zélateurs des
UFO - peut-être lui-même initié ? Ah, Stanley, et si ton vrai talent, c'était
celui de nous manipuler... Et, ça, c'est peut-être bien le coeur d'une certaine
science-fiction.
Happy
Halloween !
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