La fusée
devant emmener l'astronaute américain Alan Shepard dans l'espace décolle.
Sur
la vitre par laquelle nous voyons des techniciens de la Nasa la regarder se
reflète la première fusée américaine accueillant un astronaute de la mission
Mercury. Un plan composé en fait de deux images de nature différente, dont la
superposition est indécelable. La fusée décollant est une archive filmée par la
Nasa. La vitre, la tour de contrôle, les techniciens sont mis en scène par le
cinéaste. L'articulation de ces deux images résume tout le projet de Philip
Kaufman. Associer la fiction documentée et l'image d'archive, produire à
posteriori un récit dont les moments les plus spectaculaires, lui préexistant
pourtant, doivent apparaître comme des apothéoses logiques, tant d'un point de
vue technique que dramatique, voilà toute l'ambition de Kaufman. En fait, plus
simplement: donner à l'Amérique son grand roman national- et cinématographique-
de l'aventure spatiale. « This
is the West, sir. When the legend becomes fact, print
the legend »[1],
selon le célèbre
échange filmé par John Ford dans L'homme
qui tua Liberty Valence.
D'un
point de vue technique Kaufman peut s'appuyer sur les talents son directeur de
la photographie Caleb Deschanel. Relativement contraint par la chromie et
l'éclairage des images documentaires, il construit une photo très fine, aux
couleurs subtiles, aux ombres douces, s'appropriant en la magnifiant légèrement
l'esthétique des premières missions Mercury telle que la Nasa a pris soin de
la construire. Une imagerie soigneusement pensée, dans le droit fil de
l'americana des années 50: couleurs vives, saturées et franches, prises de vues ne laissant pas de place au flou, astronautes souriants, combinaisons
chromées sur bannière étoilée: hommes et machines paraissent faits du même
métal, incorruptible, américain.
Un
défi pas si simple, puisqu'aucune des images antérieures au film, et provenant
de sources diverses ne doivent se remarquer. Dans le plan retenu, l'intégration
de l'image d'archive nécessite l'intervention d'autres techniciens essentiels:
les responsables des effets spéciaux, qui vont projeter sur une vitre le reflet
d'objets qui en fait, ne sont pas devant. Dans ce plan, nous regardons en fait
un trompe l'oeil.
Prolonger
l'image réelle par une image illusoire de manière imperceptible ne nécessite
pas seulement de la technique. Il faut
aussi que l'oeil aie envie d'y croire. La tâche des illusionnistes est ici
facilitée par l'ancrage de la fiction dans le réel: les personnages de cette
aventure, jusqu'à l'anonyme technicien observant le décollage dans ce plan, ont
tous existé. En fait, c'est même cette
envie d'y croire qui fonde la nécessité du plan. Car quel besoin a Kaufman, à
ce moment, de nous montrer ce personnage d'une façon aussi vague, à peine
perceptible derrière le reflet de la vitre ?
Nous
connaissons tous ces images objectives et impressionnantes de fusée décollant
dans un nuage de fumée et de flammes, forcément filmées de loin, ou de haut. Effaçant
l'humain, le réduisant à l'état de fourmi hors du cadre, elles appellent un
contre-champ, que seule la fiction peut offrir. En les regardant, on éprouve
presque une gêne: l'image enregistre le plus exaltant des moments, mais de
manière froide, en ne montrant que des éléments mécaniques. Rien, sans la
connaissance que nous pouvons avoir de ce qui est enregistré, ne nous
communique la grandeur de ce qui se déroule sous nos yeux. Au fond, nous avons envie de voir le technicien dans la
cabine se réjouir du succès du lancement. Ce plan existe pour nous le montrer.
Nous avons envie d'éprouver le désir de ces hommes décidés à partir à la
conquête des étoiles. Le film existe pour nous le raconter.
Le
plan, et le film, viennent donc rétablir une vérité que les images de la Nasa
ont pu nous faire oublier: ce sont des hommes qui sont allés dans l'espace, pas
des fusées. Les choix dramatiques de Kaufman vont nous le rappeler en insistant
sur notre proximité avec ces héros. Comment créer dans ce contexte presque
banal un suspense, alors que nous savons que l'aventure spatiale américaine a
réussi. Simplement en changeant la question centrale du récit. Il ne s'agit
plus de se demander: Pouvons-nous envoyer des hommes dans l'espace, mais:
Avons-nous envoyé dans l'espace les bons hommes ?
Deux
films très semblables, sur le fond, répondent à cette question, chronologiquement
placés de chaque côté du premier vol d'un américain dans l'espace. D'abord
Destination Lune, d'Irvin Pichel, déjà évoqué, sorti 11 ans avant le vol de
Mercury-redstone 3. Une grande partie du film reposait alors sur l'explication,
très pédagogique, des enjeux techniques du vol, et des moyens d'y parvenir. Les
héros, ceux qui allaient partir dans l'espace étaient les hommes qui, avant
tout, en avaient les moyens- techniques, intellectuels, moraux.
Avec L'Etoffe des héros, la question de la possibilité du vol ne se pose plus: la
réalité a dépassé la fiction. Il ne lui reste plus qu'à nous prouver que
les hommes partis dans l'espace étaient ceux qui le méritaient bel et bien.
D'une
certaine façon, les deux films proposent des dynamiques narratives inverses.
Chez Pichel ceux qui veulent aller dans l'espace doivent d'abord prouver que
leur projet est matériellement viable, leur motivation et la moralité de leur
engagement vont de soi. Chez Kaufman, c'est la faisabilité technique qui va de
soi, et la valeur des hommes qu'il va falloir démontrer.
Tout
le film tient dans ce projet: donner aux images des triomphes techniques de la
Nasa un contre-champ humain, et donc faillible. Comme dans ce plan: la fusée
décolle, c'est entendu- et c'est superbe, mais ce qu'on peut inventer, l'espace
qui reste à la fiction, c'est celui du visage de ce technicien derrière la
vitre, dont les gestes nous demeurent indéchiffrables, mais à l'angoisse et
l'exaltation duquel nous seront reliés. Néanmoins, c'est derrière une vitre, à
moitié masqué par un reflet qu'on nous invite à partager les émotions du
personnage. La réussite du film de Kaufman tient dans ces choix: une approche
émotive mais pas lyrique, vibrante mais sans grandiloquence, ce qui implique
parfois une trivialité inattendue. Comme lorsqu'Alan Shepard sourit
extatiquement dans la capsule Mercury... parce qu'on l'a enfin autorisé à se
soulager dans sa combinaison ! Il y a là, aussi, une vision typiquement américaine
du grand récit historique: ce sont les circonstances, finalement, qui font les
héros-car en dehors de ces moments exceptionnels, il sont des hommes comme les
autres.
On
pourrait croire qu'en projetant de combler l'espace qui sépare les images
d'archives choisies pour illustrer les grands moments de la conquête spatiale
américaine, le cinéaste condamne toute possibilité de hors-champ. En fait non:
on n'essaiera jamais de nous montrer comment ces septs hommes ont acquis les
talents les distinguant des autres pilotes. Ce qu'on verra, par contre, c'est
en quoi ils nous sont semblables: héros ordinaires, dont seules les circonstances
ont révélé l'étoffe. Autrement dit: n'importe quel américain, dans les mêmes
conditions aurait pu être à leur place.
Sûr,
Kaufman prend le risque de diminuer son "grand" sujet. Ce technicien
derrière la vitre, c'est aussi seulement un gars qui fait son boulot. Et ce sont
des gars comme lui, comme les autres, comme vous, comme moi qu'on a mis dans la
fusée qui décolle sur la vitre, semble nous dire le cinéaste.
Et
bien évidemment, c'est comme ça que la magie fonctionne. Car grâce à Philip
Kaufman nous sommes tous allés dans l'espace.
J'ai rêvé de devenir pilote à cause de ce film...
RépondreSupprimerPériode Reagan, dans une société où l'individu se définit par ce qu'il fait et non pour ce qu'il est, où réussite sociale rime avec courage, travail et détermination, sous des dessous propagandistes, une belle réflexion sur le rêve américain
Salut Cocolia,
RépondreSupprimerj'imagine que tu parles du film et non de la chronique en évoquant la qualité de reflexion ?
De la reflexion je n'en ai pas trouvé beaucoup dans le film de Kaufman, je dois t'avouer, dont la grande qualité reste, à mes yeux, l'interprétation, et le ton, parfois très prosaïque. Ce que tu racontes me fait penser à Top Gun- film jumeau du Kaufman, plutôt qu'à l'Etoffe des Héros. Sinon tu es devenu pilote ?