Cambridge,
1936. Dans ce film aux multiples récits entrecroisés, ce plan intervient comme le premier de la
nouvelle histoire qui va nous être exposée. Une voix off masculine, celle d’un
personnage que l’on ne connaît pas encore, s’adresse à un(e)
certain(e) Sixsmith, auquel est adressée la prière suivante : « J’espère que tu auras le cœur
de me pardonner. »
Mon
premier choix, s’il n’est pas rigoureusement tiré d’un
film "spatial", nous présente en son centre le motif même
de notre mois stellaire : une comète. Observons attentivement ce plan de
quatre secondes : se tient en son cœur même cette image de l’astre
chevelu. Le léger travelling avant qui l'anime, prend comme
point de convergence ce que l’on saisit d’abord comme une tache sur une peau, une
imperfection dermatologique. De fait, nous ne comprenons le sens, la forme
devrait-on dire, de cette anomalie, que parce que dans les minutes précédentes,
nous l’avons déjà rencontrée.
Cloud
Atlas est un film sinon à sketch - encore que cette définition
pourrait en partie lui être appliquée - tout au moins à multiples entrées. A 9’10 du début du film, et alors que nous ont déjà été exposées
au moins trois des six histoires qui vont s’entremêler durant les deux heures cinquante que dure le
film, s’ouvre pour nous un nouveau récit,
dont le premier plan est celui-ci – si
l’on
excepte le carton qui nous indique le lieu et l’époque. A ce moment du film, les trois autres récits
déjà exposés
nous ont habitué au
mode de narration multiforme très typé :
le premier d'entre eux se situe dans ce qui semble être
un futur post-apocalyptique très "consacré" par le genre, avec retour à l’habituelle
barbarie des forts contre les faibles, nature sauvage et ruines des monuments
de la civilisation, le second se déroule dans une période proche de la nôtre,
les années 70’, sur le mode assez traditionnel, dès
lors qu’il s’agit de se remémorer ces années-là, du thriller, avec poursuite en voiture et mystère
post-Watergate, enfin le troisième récit débute au mitant du XIXème
siècle
et nous conte comment un jeune américain de bonne famille se trouve confronté à l’autre
bout du monde à la
réalité de
l’esclavage
d’une
population indigène. Dans tous les cas, quelque chose de l’ordre
d’une
violence structure le récit dans ces trois premiers segments du film :
la barbarie, le ténébreux, l’asservissement. Sur l’un
des personnages engagés dans chacun de ces récits
nous avons pu remarquer l’apparition furtive de cette tache stellaire en
forme de comète. Néanmoins, ce quatrième récit est le premier à s’ouvrir
par l’observation attentive de ce signe. Et si le
travelling nous permet de saisir qu’au cœur de ce plan se tient ce symbole, c’est
d’abord
tout le reste qui attire notre attention.
Nous
voyons d’abord une peau nue, pas de doute. Nous le
percevons par sa couleur, sa "texture", mais aussi et surtout par la
situation du corps auquel elle est attachée : l’arrondi des hanches souligne la posture
languissante du personnage qui nous est présenté. La nudité, la finesse de la chute de reins, la position
couchée, les draps blancs, nous sommes là dans
la traditionnelle exposition d’un corps érotique,
que l’on pourrait décrire comme "après
l’amour".
Après
tout, à la
suite de l’anticipation sauvage, du thriller afro-américain
ou de la comédie historique, pourquoi ne pas ouvrir ce
nouveau récit sur un mode lui aussi suffisamment
identifiable quant aux codes de narration du cinéma
? Mais, et c’est là l’intérêt
de ce plan à mon
sens, ce qui nous est montré ici,
de manière suffisamment furtive, ne colle pas avec ce
que l’on attend a priori ni d’un
tel film, ni même, dans l'économie de ce film, d’un
récit
supplémentaire à la
suite des trois précédents. Les quelques secondes durant lesquelles
nous regardons – nous
admirons ? – ce
corps nu, ne nous laisse pas le temps de comprendre tout de suite de quoi il s’agit.
Bien sûr très vite, la présence d’un corps supplémentaire, celui sur lequel est appuyé ce
premier, nous apparaît, de manière très parcellaire – un bras seulement. Mais l’intérêt
de la confusion générée par ce plan opère alors : qui regardons-nous ?
Nous
pourrions redoubler la question ainsi : qui regarde celui que nous
regardons ? Vraisemblablement ni l’un, ni l’autre des personnages pris dans cette situation érotique.
Le point de vue du plan se révèle alors dans son ambivalence :
nous ne savons ni qui regarde, ni qui nous regardons. Seule la voix off tente
de nous renseigner. Cette voix masculine qui s’adresse à un
autre personnage, est-ce celle de celui qui nous est présenté là ?
Est-ce la voix de l’autre, celui dont on ne sait s’il
dort ou s’il est éveillé, et "nous" parle ?
L’économie
de ce premier plan nous introduit ainsi ce quatrième récit sur le mode de l’ambivalence,
et partant du malentendu. Ce que soulignent encore les propos entendus en voix
off.
Il
est bien certain que la résolution de cette inaugurale confusion cinématographique
participe du cœur du projet du film des Wachowski :
l'histoire d’amour forcément malheureuse dont il va désormais
être
question, est celle de deux hommes, que les circonstances et l’époque
ne laisseront pas s’aimer librement. La violence est à nouveau
là,
mais se trouve exprimée à l'image
et vécue
par le spectateur comme l’envers de ce moment de douce félicité,
dont il fallait conserver le caractère érotique, tout en lui ôtant
son éventuelle
charge liée à une
quelconque orientation sexuelle. Pendant quelques instants, la plastique littéralement
androgyne de Ben Wishaw nous abuse et pourtant, par là même,
rend grâce à un
sentiment universel, qui n’a que faire paradoxalement du sexe :
le désir amoureux. Ces quelques secondes fabriquent un
trouble, à partir
duquel va pouvoir s'appuyer désormais le regard du spectateur - et pour avoir
vu le film en salle en présence d'un groupe d'adolescents braillards venus
manger du pop-corn devant des combats au ralenti, du moins le pensaient-ils, je
peux vous dire que ça marche...
Ce
procédé de
l’altération,
qui prend notamment la forme du camouflage des comédiens
par le maquillage, si nombreux dans Cloud Atlas, est typique du projet
des Wachowski : si tout ce qui constitue le monde social n’est
que convention, qu’il s’agisse de l’esclavage, du racisme, de l’argent,
des médias, etc., alors nous pouvons nous permette de renverser ces conventions, c’est-à-dire
les contester, voire les retourner. Les esclaves peuvent devenir maîtres,
et les maîtres esclaves, les noirs devenir blancs, les
jeunes vieux, et les hommes se transformer en femmes à l’instar
de Ben Wishaw, l'acteur, dont le personnage à la sexualité hétérodoxe
dans ce milieu de vingtième siècle encore moralement corseté,
laisse place à un
autre personnage, féminin, dans l'un des autres segments du film.
Tout est possible, semblent nous dire les Wachowski, qui assument le choix de
faire jouer des personnages "visiblement" aux antipodes par le même
groupe de comédiens, geste de mise en scène
s'il en est, si l'on se souvient que le cinéma retrouve ici quelque chose de l'art forain
dont il est issu. Tout n'est que convention, jeu, code pour le dire avec
un terme caractéristique des créateurs de Matrix.
Seul
un sentiment semble en mesure de transcender cette réalité littéralement
composée de codes, celui de l'amour, comme c'était
également
le cas dans la fameuse épopée cybernétique. Comme en écho à cette
série
et à son
contexte informatique, il m'apparaît impensable que les Wachowski, trop fins
connaisseurs de l'histoire des sciences et des technologies, aient choisi innocemment
de déplacer
les débuts de l'aventure de Robert Frobisher, le jeune
homme dont le corps nous apparaît dans ce plan, de la ville de Bruges, dans le
roman de David Mitchell, à Cambridge
et ses campus, et de l'année 1931 à 1936.
Cette année-là, à Cambridge,
un jeune mathématicien anglais allait inventer une machine
toute de convention, une pure fiction théorique, dont la postérité allait
changer le monde. Alan Turing fut le premier fondateur de cette nouvelle
discipline de l'informatique, cette science du code, cette théorie
de l'information, qui prétend rationnaliser à l'extrême
jusqu'à notre
langage le plus intime. Qu'il fut homosexuel, malheureux en amour et finalement
ostracisé par
la société hétéronormée
de son époque, jusqu'à le pousser au suicide, à l'égal
du personnage incarné par
Ben Wishaw, et qu'il fut en quête de ce même absolu de langage - la musique pour Frobisher
- qui permet de se déjouer des conventions que l'on prend pour le réel,
et de traverser temps, espaces et origines, voilà également qui n'est pas sans résonner
avec ce petit symbole d'une comète, cet astre errant, traditionnellement porteur
d'oracles à déchiffrer,
autre grand thème "wachoskien".
Si
cette histoire est celle qui nous touche le plus parmi toutes celles racontées
dans Cloud Atlas, c'est peut-être qu'elle est celle qui correspond le plus aux
propres interrogations des Wachowski, qui furent deux frères
avant d'être frère et soeur. Cette quête
d'une liberté totale
jusque dans ce qui semble nous être le plus propre et le plus intime, notre
sexe biologique, est celle d'un absolu
dont la science-fiction porte le projet : le ciel au-dessus de notre tête
et l'amour au fond de nos coeur, pour paraphraser un certain philosophe, voilà ce
qui pourrait constituer le socle pour les deux rameaux d'une certaine
science-fiction, dont cette "cartographie des nuages", expression
toute impossible apparemment, dit quelque chose d'assez analogue à l'idée
même
de "tirer des plans sur le comète" : un programme inatteignable et pour
cette raison toujours recommencé.
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