LA NUIT AMERICAINE
C'est
l'agonie du cinéma de genre italien. Au moment où Fulci embarque
ses caméras pour New York, le cancer est généralisé. Trois ou
quatre ans plus tard, le cinéma populaire le plus vivant d'Europe
disparaît dans l'indifférence. C'est aussi avec cette indifférence
que Fulci filme les mises à mort de son étrange Eventreur
de New York, comme pour la
renvoyer au visage des spectateurs excités par le dernier baroud
d'honneur de Cinececittà :
le gore
dont Fulci a été sacré pape par les fans de cinéma bis, une
hyperbole sanglante qui est le seul moyen pour les italiens de
pouvoir encore proposer quelque chose que les tous les dollars du
monde ne peuvent pas acheter : une audace désespérée qui fait
fi de tout tabou et de toute censure.
Un
registre avec lequel le cinéaste italien entretient une relation
compliquée d'amour et de haine. Fulci, contrairement à Argento, son
grand rival, n'a pas la vocation du genre. Il est considéré, au
début de sa carrière comme un dauphin du cinéma d'auteur
représenté par des cinéastes comme Visconti- il est d'ailleurs
assistant sur La terre
tremble. Mais Fulci a des
difficultés à faire financer ses projets personnels, comme son
scénario Jack il
Rugginoso,
destiné à Mauro Bolognini qui ne sera jamais tourné. A
l'invitation d'un producteur, Romolo Laurenti, Fulci rejoint le
milieu de la comédie italienne, travaillant pour Steni, puis créé
le célébrissime duo Franco et Ciccio. Le cinéma de Visconti
s'éloigne...
Fulci
est un bourreau de travail, un technicien pointu et compétent, les
propositions s’enchaînent. Lorsque la popularité d'un genre
s'essouffle, un succès en réactive un autre. Fulci réalisera
comédies, westerns, films d'aventures, films historiques, giallos,
puis des films fantastiques, dont le quatuor réalisé au début de
la décennie 80 (L'enfer
des zombies, Frayeurs, L'au-delà, La maison près du cimetière)
assurent encore aujourd'hui la renommée du cinéaste, et son
association au registre gore
qui
fait donc la réputation du fantastique italien des années 80. Fulci
a essayé, quelques années auparavant de s'extraire du cinéma
d'exploitation pour se consacrer à une œuvre plus personnelle.
C'est le drame historique Béatrice
Cenci.
L'echec cinglant lors de la sortie renvoie aussitôt le cinéaste aux
produits dérivés du bis-italien.
Si
Fulci a pu enchaîner ces 4 films en deux ans (il en tourne 6 sur
cette période!) c'est grâce à la famille de collaborateurs qu'il a
fidélisé. L'efficacité de la relation avec Sergio Salvati à la
photographie, Vincenzo Tomassi au montage, et Fabio Frizzi à la
musique lui permettent d'attaquer les tournages presque sans
préparation. Un mois sépare la sortie de la maison près du
cimetière du début des prises de vue de L'eventreur
de New York.
Le
film est une commande de Fabrizio de Angelis, de la Fulvia Films,
avec qui Fulci entretient une relation très fertile depuis L'enfer
des zombies.
Selon la méthode habituelle, il s'agit d'émuler un succès récent
ou un genre en vogue. L'eventreur
de New York affiche
des similitudes évidentes avec Maniac
(William
Lustig) mais c'est peut-être du côté du cinéma de De Palma et
plus particulièrement de Pulsions,
sorti l'année précédente, qu'il faut chercher le point de départ
proposé par De Angelis, outre la popularité constante, parmi les
amateurs d'horreur des personnages de tueurs maniaques associé à
une ville, qu'il s'agisse de Boston, Londres ou New York, donc.
A
la veille de sa mort, Fulci évoquait encore sa lassitude devant le
succès critique de ce que les journalistes spécialisés appellent
sa trilogie, et sa préférence personnelle pour les films des années
70. L’ambiguïté des sentiments de Fulci pour les films tournés
pour De Angelis est traduite dès les premières minutes par le
pré-générique de L'eventreur de New York.
Un
chien, que le propriétaire laisse folâtrer sous le pont de
Brooklyn, ramène le bâton qu'on vient de lui lancer. Le deuxième
jet l'envoie dans un buisson, d'où le chien revient avec, non plus
le bâton, mais une main décomposée. Le générique s'inscrit sur
la freeze-frame
de la main, assaisonnée d'un morceau disco-rock enjoué de De Masi,
complètement à contre-emploi. Imparable ironie servie bien noire.
Cet
épisode du chien qui donne l'impression qu'à New York dès qu'on
fouille un bas-côté, on tombe sur un cadavre annonce la thématique
du film tout entier. C'est d'ailleurs à peu près la même idée que
traduit l'inspecteur Williams chargé de l'enquête à la logeuse de
la première victime. La dame, qui demande l'oeil luisant et la
bouche en appétit s'il est possible que sa locataire aie été
assassinée se voit répondre statistiquement par le policier que 11
personnes le sont chaque jour dans la ville et que la moitié sont
des femmes. D'une proche de la victime vaguement excitée par la
possible explication de sa disparition à un policier visiblement
indifférent à son sort, on mesure la misanthropie de la vision du
cinéaste. On peut taxer Fulci de misogynie- et il serait ridicule de
prétendre que son cinéma ne l'est pas un peu- mais c'est injuste.
Ici le cinéaste italien est franchement misanthrope. Misanthrope et
ironique lorsqu'il semble se moquer des conventions même du genre,
en interrompant par exemple la traditionnelle séquence de poursuite
du tueur par le détective, avec le forfait du policier, trop
essoufflé pour poursuivre ! Ou lorsqu'il affuble son tueur
d'une voix de canard, celui-ci imitant hystériquement Donald Duck
quand il trucide les New-Yorkaises.
Personne
ne trouve grâce dans L'eventreur
de New-York,
tout le monde vit pour satisfaire ses pulsions les plus égoïstes,
et aucune empathie ne lie les êtres humains hantant le monde du
cinéaste. Si le tournage commando, sans autorisations et avec une
absence de précautions qui frise l'inconscience, dans le quartier du
Bronx ne suffit pas à expliquer la radicalité de la vision de
Fulci, il lui donne un écho plastique formidable.
Plantant
ses caméras des les mêmes rues que celles où Henenlotter filme en
même temps Frère
de sang
(les équipes ont du se croiser!), l'italien enregistre une toute
autre réalité. Couloirs de métro, wagons couverts de graffitis,
terrains vagues, ruelles désertes, trottoirs sordides, contre-allées
sales, hôtels de passes, peep-show miteux dessinent une géographie
cauchemardesque, dont les rares habitants se divisent exclusivement
en deux catégories : les proies et les prédateurs. Au sommet
de la chaîne, trône évidemment l'éventreur, aux massacres duquel
Fulci réserve une mise en image hallucinante de violence. Le feu
d'artifice final culmine par la section d'un œil et d'un téton à
la lame de rasoir. Si le gore est un argument de vente standard-
voire le service minimum- de l'exploitation italienne de l'époque,
Fulci s'y adonne d'une façon bien particulière. Il y a dans ces
scènes une imagination sadique impressionnante, et une volonté
revendiquée de surpasser la concurrence (Lenzi, Deodatto …)
associée à une mise en scène strictement descriptive, voire contre
productive : les plans durent souvent un peu trop longtemps et
dévoilent l'immobilité des mannequins ou la plasticité des
matériaux de maquillage, les plans que Fulci répète parfois
plusieurs fois finissent par perdre, à force d'être vus, de leur
puissance choquante.
Comme
pour les images captées dans la ville, la facture des effets
spéciaux, qui trahit le trucage, participe en fait de la vision de
Fulci : devant sa caméra, les humains sont effectivement des
mannequins, aux cris un peu mécaniques, observés sans passion, et
qu'aucune relation ne lie aux autres. Cette violence truquée nous
dit bien autre chose que si elle était filmée aujourd'hui avec la
facture photo-réaliste que peuvent lui donner les techniciens
contemporains.
Les
moyens du pauvre sont aussi ceux de la mise en scène. Fulci, qui ne
peux même pas se payer un travelling autrement qu'en asseyant son
opérateur dans un fauteuil roulant, utilise ici sa grammaire
habituelle : zoom avant/arrière plus ou moins rapides, caméra
à l'épaule et panoramiques constituent son vocabulaire de base.
Fulci fait un usage adroit de la caméra subjective, qu'il attribue
successivement au tueur et à plusieurs personnages, propageant le
doute sur l'identité de celui-ci. Mais ce n'est pas gratuit :
un long plan séquence montre des mains fouiller sans ménagement
l'intérieur d'un appartement. Le tueur qui se défoule chez une
victime ? Non : un policier qui fouille l'appartement d'un
suspect !
On
est donc bien loin des largesses matérielles à la portée du
meilleur ennemi Dario Argento, qui bloque une Louma pendant 10 jours
pour tourner un plan de Ténèbres,
à peu près au même moment où l'équipe de Fulci subit les menaces
des voyoux du Bronx et tourne sans autorisation des agressions
sexuelles sous Brooklyn Bridge !
Impossible,
d'ailleurs de ne pas rapprocher L'eventreur
de New York du
film d'Argento, qui procède de la même volonté : sortir des
brumes oniriques du fantastique pour regarder l'époque telle qu'elle
est. Les résultats sont formellement opposés, mais participent
finalement d'une vision terrible du monde contemporain, nihiliste,
emprunte d'ironie macabre. Argento se distingue de Fulci en ce qu'il
subsiste chez le premier une certaine idée de la beauté, un
érotisme du regard totalement absent avec le second. Argento dans
Ténèbres
demeure un calligraphe maniériste, Fulci, lui c'est l'art brut !
Son
audace et son adresse narrative n'en sont que plus étonnants. Pas de
personnage principal, par exemple, mais des récits se succédant les
uns aux autres, au fur et à mesure des meurtres, Fulci n'hésitant
pas à assassiner une bourgeoise perverse à laquelle il a consacré
de grandes scènes au milieu du film, ou à faire entre dans le récit
le couple sur lequel la résolution repose aux deux tiers du métrage.
Ce qui semblerait un relâchement chez quelqu'un d'autre est ici le
témoignage d'un sens du rythme et d'une liberté vis à vis des
conventions remarquables. Sens du rythme qui éclate dans des
séquences, aussi saugrenues qu'elles apparaissent, dont la durée
nous semble toujours juste. Fulci est capable de s'attarder sur deux
séquences de masturbation inutiles à l'économie du récit, mais
qui sont deux des moments forts du film. La traque dans le métro,
brillante aussi, est l'occasion d'un double changement de registre,
sans rupture narrative, nous faisant basculer d'abord vers
l'onirisme, puis après une ellipse impossible à mesurer, vers une
scène apaisée, dans une tout autre tonalité.
Onirisme
quand, à l'issue de la traque, la jeune fille voit son agresseur
sous les traits de son petit ami. La mise en scène change alors
brusquement : aux longs plans larges replaçant le personnage
dans le décor succèdent des plans brefs, répétitifs, très rapprochés du bras de l'assassin armé d'un rasoir, ou de son visage,
jusqu'à ce plan incroyable d'une gorge tranchée, filmée de
l'intérieur.
Apaisement
ensuite, lorsque la victime se réveille dans un lit d’hôpital,
filmée en plongée. Elle se tient la gorge, pour nous signifier que
ce qui a précédé était peut-être déjà un rêve. Mais jusqu'à
quel point ? A-t-elle seulement était agressée ?
La
liberté que Fulci se donne pour passer d'un personnage à un autre,
pour développer une digression, s'oppose à la linéarité de la
plupart des films américains à venir mettant en scène des tueurs
en série, et respectant souvent une certaine unité de lieu et de
temps, et procure à L'eventreur
de New York
une tension absente de bien des bandes trop prévisibles. Les
derniers plans du film procèdent de la même audace- ou de la même
volonté d'épuiser les attentes du spectateur et les clichés du
genre. Un arrêt sur image sur un des personnages, sans signification
narrative, qui reprend ensuite, pour déboucher sur un plan
d'ensemble du skyline New-yorkais. Impossible d'interpréter cette
conclusion en points de suspensions...
La
grande mode made
in italy,
naissante quand Fulci tourne L'eventreur
de New York,
sera bientôt la science-fiction post-apocalyptique dérivée de Mad
Max 2.
Fulci ne donnera pas dans le genre, et pourtant à voir cette cité
vidée de ses habitants où on ne peut être que chasseur ou chassé,
on pourrait s'y tromper.
Versatile
si nécessaire l'habile Lucio va montrer une toute autre facette de
la ville, la même année, dans Manhattan
Baby,
film dû contractuellement à son producteur. Privé de la plupart de
ses fidèles, c'est à une exécution bien morne que va se livrer
cette fois Fulci : celle du talent encore à l’œuvre dans
L'eventreur
de New-York.
Une autre histoire, qu'on vous racontera aussi.
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