ETAT ASSASSIN
Ténèbres (Tenebre)- Dario Argento- 1982- Italie
Ténèbres (Tenebre)- Dario Argento- 1982- Italie
D'un cauchemar à l'autre : Dario
Argento achevé par Inferno, entamé en 1979, bascule dans les
années 80 en tournant Ténèbres. Ses
images pourtant dictées par les angoisses intimes du cinéaste
trouvent un écho retentissant avec l'époque naissante, une
résonance que les 30 ans écoulés depuis la production du film
n'ont fait que rendre plus assourdissante encore. Ou plutôt plus
aveuglante.
Essoré avant même d'avoir donné le
premier coup de manivelle sur Inferno (1980),
Argento, acculé par le succès de Suspiria sait qu'on attend
de lui l'impossible. Le voilà quasiment dans la position d'un
cinéaste abordant son deuxième film après la surprise du succès
du premier. Si Suspiria son
sixième long métrage est aussi son premier film fantastique, celui
dans lequel il abandonne presque totalement tout alibi narratif,
surtout, c'est le film au succès international qui le met sur les
radars des studios américains. La Fox, qui a distribué Suspiria
aux USA, s'engage sur Inferno. Mais Argento, alors au plus
profond de sa toxicomanie, enclin à la paranoïa, aborde le tournage
dans un état d'épuisement total, et c'est grâce au soutien de
l'équipe soudée autour de lui (Daria Nicolodi, Mario et Lamberto
Bava) qu'il parvient à achever le film.
Encore plus radical que Suspiria
quand à son détachement des conventions narratives du cinéma
de genre, Inferno peut être considéré comme la station
terminale d'une esthétique typique des années 70, celle du
film-trip, du cinéma sensoriel et expérimental, exploration
en images et en sons de la psyché de son auteur par lui même. Mais
les années 70 sont terminées. Inferno est un échec et la
Fox ne distribuera même pas le film en salles aux Etats-unis.
Quoi qu'on pense de ses derniers
films, une chose est certaine : Dario Argento doit être animé
par un goût profond pour son art, un désir de tourner d'autant plus
étonnant que ses films nous apparaissent de plus en plus relâchés,
et pourtant, le cinéaste les enchaîne comme si c'était pour lui
une question vitale. L'échec d'Inferno n'entame en rien son
désir de tourner. Il va faire face à ses détracteurs, en leur
répondant avec ironie, et surtout faire face à de vieux démons.
Durant le séjour américain lié à la promotion de Suspiria,
Argento a vécu une expérience traumatisante, qu'il ne peux sans
doute surmonter qu'en la transcendant sur la pellicule : le
cinéaste est harcelé au téléphone par un détraqué qui promet de
le tuer. C'est évidemment ce lien entre l'auteur et l'admirateur
déséquilibré qu' Argento explore en écrivant le scénario de
Ténèbres. Pour les images,
le cinéaste-peintre se retrouve avec un palette vide : il a
fini tous ses tubes sur Inferno. Ténèbres sera en noir et blanc, en
lignes cassantes, tracé à la règle. Argento après deux long
métrages peints devient dessinateur, et fait de Ténèbres un chef
d'oeuvre graphique.
Suspiria et Inferno mettaient
en scène un monde intemporel, Ténèbres va dresser avec une
clairvoyance saisissante le portrait d'une époque à peine entamée,
celle de la décennie 80. En Italie, Silvio Berlusconi organise avec
succès le développement de la télévision privée, et vient de
lancer Canale 5, rapidement la première chaine du pays, dont
le modèle sera exporté en Europe-en France, ce sera La cinq à
partir de 1985. Le cinéma de genre italien, moribond, ne se
remettra pas de l'enchainement du public dans tous les foyers à la
télé-paillettes berlusconienne. Ironie du sort, Veronica Lario, qui
incarne dans le film Jane, l'ancienne maîtresse de Peter Neal, est
encore à ce moment là celle de Silvio Berlusconi, avant de devenir
quelques années plus tard sa femme. On ne peut rêver, encore une
fois, collusion plus forte entre parcours biographiques et dispositif
esthétique. Car Ténèbres est un film tout entier contaminé par
les canons de l'imagerie télévisuelle. Par son format d'abord, un
1.85 qui se rapproche du 4/3 des télés de l'époque, déjà employé
pour Inferno, alors que tous les films précédents sont en
2.35/1. Et ensuite, à l'intérieur de ce cadre, des personnages et
des situations à la vulgarité forcée, aux préoccupations dignes
d'un soap-opera.
Après avoir du intégrer en tête de
la distribution d'Inferno un acteur de Dallas, Argento
fait de Peter Neal un héros digne d'une série américaine de
l'époque, jusqu'au grotesque : manches retroussées, toujours
dynamique, sourire ultrabright, il est un esprit vif (c'est un
écrivain) dans un corps en pleine forme (on nous le présente se
rendant à l'aéroport en survêtement sur son vélo de course, suivi
par un taxi qui transporte ses bagages !). Lorsqu'il apprend par
la police que des meurtres inspirés de son dernier roman sont
perpétrés, Neal reprend presque l'enquête à son compte, brûlant
d'aider la police à débusquer le tueur. Sarcasme d'Argento :
l'écrivain est en fait un des assassins, et même, l'assassin de
l'assassin.
Sarcasme encore, dans la scène de
drague dans le bar, version porno soft d'une sitcom à l'eau de rose.
Pour rendre jalouse sa compagne, une plantureuse brune s'en va
aguicher un viril branleur de flipper, dont Argento ne nous montre
que le dos et les fesses, moulées dans un jean ultra-serré. Pour
arriver à ses fins, la brunette n'hésite pas à faire déborder un
téton de son décolleté. En fait, tiré de ses rêveries colorées,
Argento ouvre les yeux sur l'Italie de la cicciolina qui a été
quatre ans avant, la première femme à montrer ses seins en direct
sur la Rai. Le réveil est aveuglant.
Dans Ténèbres, tout est blanc, tout
semble surexposé. Aux costumes beiges, aux vêtements et drapés
blancs dont sont revêtues toutes les femmes répondent des décors
sans ombres, qui brouillent la frontière du privé et du public :
la maison du tueur, dont l'intérieur, un vaste loft, est ouvert aux
regards par une grande baie vitrée, sa cave, dans laquelle il faut
descendre par un escalier est pourtant aussi une construction au
dessus du niveau du sol, les jardins dont les clôtures n'empêchent
en rien les intrusions (le chien les sautent, Neal et Gianni les
forcent). Enfin, pas un recoin de l'immeuble ou vivent deux des
victimes n'est inaccessible au tueur, rendu omniscient par une caméra
aérienne, dans un des plans les plus célèbres du film. Épousant la
subjectivité de l'assassin, nous rampons le long des murs bétonnés,
passant dans le même plan, indifféremment, d'une surface
parfaitement opaque à une ouverture vitrée derrière laquelle une
jeune femme joue un disque, ignorante de la présence meurtrière
mais immatérielle à quelques centimètres d'elle.
L'horreur, c'est celle de
l'indistinction, entre l'extérieur et l'intérieur, le privé et le
public, mais aussi le figuré et le réel : les mots du roman de
Neal inspirent le tueur qui les enfonce dans la bouche de ses
victimes, la fausse mort de Neal précède de quelques secondes la
vraie. Indistinction, enfin, entre l'homme et la femme : les
deux échappées oniriques du film sont célèbres par le recours
d'Argento a un transexuel (Eva Robin's) pour incarner la femme en
chaussures rouges, objet de désir pour un Peter Neal à la sexualité
du coup mise en question. Seul le personnage du policier (Giuliano
Gemma) semble imperméable à ce flottement des frontières, et
pourtant dans le final, c'est sa silhouette qui épouse et dissimule,
en y adhérent parfaitement, celle du tueur. Ce sont des distinctions
fondamentales à la construction des identités individuelles et
collectives qu' Argento fait vaciller et c'est ce qui fait de
Ténèbres un film saturé par une angoisse profonde.
Ces frontières fondamentales
inopérantes, l'espace est libre pour une circulation sans entrave de
la pulsion meurtrière, à la fois présente partout, étale, mais
aussi énergie négative en mouvement, se déchaînant brusquement
sur un objet. Cette violence est associé comme souvent chez Argento
à l'eau, dont les différents états répondent, à l'image, au
double statut de cette pulsion meurtrière. Une piscine, une mare, la
mer, mais aussi l'eau qui coule d'un robinet, transformée en torrent
par un gros plan et dont l'écoulement s'associe à celui du sang sur
la lame du rasoir nettoyé par l'assassin. Plus tard, image
équivalente : l'eau jaillissante se transforme en geyser de
sang souillant un mur, dans la dernière scène du film. Associée à
la disparition des distinctions fondamentales, il y a donc cette
violence d'autant plus angoissante qu'elle n'est pas un brusque
dérèglement du monde, mais bien, en puissance, son état naturel.
Argento ne dit pas autre chose dans la séquence d'agression du
chien.
Effrayée par la présence de l'animal,
la jeune Maria (qui nous a été présentée comme objet de désir
interdit, puisqu'elle est mineure ) dans un geste irréfléchi va
exciter l'animal jusqu'à le rendre si furieux qu'il bondit au dessus
de la clôture que la jeune femme pensait infranchissable. Poursuivie
par le molosse, elle se réfugie dans une cave qu'elle trouve
ouverte : on a oublié les clefs dessus. Elle réalise trop tard
qu'elle est dans l'antre du tueur. Revenu chercher ses clefs,
celui-ci la trouve et l'assassine.
La séquence n'est pas une accumulation
de péripéties aléatoires, elle correspond à l'idée de
circulation omnisciente du mal déjà établie par le mouvement de
grue autour de la maison.
Le plan impressionne par sa radicalité-
les producteurs veulent d'ailleurs le couper parce qu'il le trouvent
gratuit et interminable. C'est bien sûr le contraire. Il est
essentiel à la compréhension du film, et le raccourcir serait le
priver de son sens. La caméra fait de l'assassin le réceptacle
d'une force le dépassant : si ce sont bien ses mains, à la fin
du plan, qui identifient le plan comme subjectif, en fait, les
déplacement qui ont précédé leur entrée dans le champ ne peuvent
pas avoir été ceux du tueur. Dans la séquence du chien, il est dès
lors inévitable que celui-ci finisse par pousser Maria dans l'antre
de l'assassin puisqu'il partage avec celui-ci la même pulsion
meurtrière. Ce que souligne un montage parallèle entre le tueur
cherchant ces clefs, et le trousseau pendant sur la serrure,
trousseau lui-même encore animé. Les clefs bougent toujours quand,
bien plus tard, Maria accourt. Là encore, ce mouvement des
clefs, illogique, n'a de raison que parce qu'hommes, bêtes et même
objets inanimés peuvent tous devenir les marionnettes de la même
pulsion secrète. Dans Ténèbres, le désir de tuer semble
être le cœur secret qui fait battre le monde.
On ne saura jamais vraiment,
finalement, qui est l'auteur de chaque meurtre. Si Argento révèle
deux assassins, il prend bien soin de ne jamais nous permettre
d'établir exactement quand le relais de l'un par l'autre s'est
produit. C'est peut-être le sens du cri final de Daria Nicolodi, qui
lui aussi déborde, cette fois hors du film, sur le générique
de fin : l'effroi devant la possibilité d'être à son tour
possédée.
Cette pulsion meurtrière elle-même
est ambivalente. Argento l'associe constamment, et à un degré unique à
ce moment de sa filmographie, au désir sexuel. Lorsque le chien
poursuit Maria, elle est vêtue d'une mini-jupe, et le cinéaste
n'élude jamais un cadrage faisant apparaître sa culotte blanche. Le
premier réflexe, lorsque la journaliste entend dans sa maison un
bruit suspect la faisant sursauter et de retirer précipitamment son
pull ! Sa compagne, assassinée juste après, apparaît presque
nue à l'écran. A une seule reprise, Argento s'attarde à filmer
effectivement un échange sexuel, pour montrer que Daria Nicolodi
embrasse à son insu l'assassin. Lorsqu'elle est retenue par un
vigile, au début du récit, la cleptomane échange le silence de
l'agent contre une promesse de service sexuel. Une des victimes
potentielle est une prostituée, et Jane, l'ancienne amante de Peter
Neal vient à Rome pour retrouver l'agent de l'écrivain en secret :
elle est devenue sa maitresse. Les hommes ne sont pas en reste :
l'agent littéraire est lui-même assassiné, de même que le
journaliste auteur des premiers meurtres. Et si la voix du tueur
qualifie toujours ses proies de « perverties » avant de
les abattre, ce n'est pas tant révélateur de la nature des victimes
que de celle de leur bourreau. Une frustration sexuelle- dont une
vision onirique est donnée par le flashback, et une autre plus
factuelle par la police qui découvre le passé de Peter Neal-
aboutissant au passage à l'acte meurtrier, d'ailleurs décrit dès
le générique, comme le seul moyen de se sentir enfin libre.
Ténèbres est disponible en DVD zone 2 et Blu-Ray chez Wild Side video.
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