LA CHAIR EST TRISTE (HELAS...)
Cafe flesh, Francis Delia, USA, 1982
Voici un bien étrange objet, assez
typique de ce début des années 80, lorsque les limites et canons
des différents genres cinématographique issus de la parenthèse
effervescente des années 70 ne sont pas encore complètement fixés.
D'une certaine manière, dans ce registre d'un cinéma d'exploitation
qui admet encore sa part d'expérimentation, nous pourrions avoir à
l'une des extrémités de ce spectre en voie de disparition, le Tron
de Lisberger que nous évoquions hier, étrange objet presque
abstrait pourtant tout droit sorti des studio Disney, et à l'autre
extrémité, dans un projet esthétique sinon comparable, tout au
moins analogue, ce Cafe flesh, film pornographique qui connut
une sortie mainstream dans sa version allégée des scènes de
sexe explicite, comme disent les américains, et dont l'univers
inquiétant et surréaliste relève définitivement plus du film
fantastique que du hard californien.
L'argument est donc d'anticipation. Sur
une Terre dévastée par l'apocalypse nucléaire, 99% de la
population a muté pour devenir sexuellement « négative »,
c'est-à-dire impuissante. Tout rapport sexuel rend malades ces
« mutants », pourtant soumis à l'impérieuse loi du
désir. Le seul réconfort qui leur est désormais autorisé,
consiste à ce rendre dans ce Cafe flesh, cabaret nocturne sur la
scène duquel s'ébattent en d'étranges saynètes, le 1% restant de
la population, dite « positive » et dont la libido
continue de pouvoir s'accomplir jusqu'au coït. Ces « positifs »
sont à la fois dominants, et dans le même temps, soumis aux
négatifs : leur devoir consistent à se donner en spectacle à ceux
qui ne connaîtrons jamais que la frustration d'être spectateurs et
jamais plus acteurs. Un personnage féminin, Lana, incarnée par la
future scream queen de série B. Michelle Bauer, qui se rend
régulièrement à ce spectacle en compagnie de son amant négatif,
déprimé par son incapacité à lui faire l'amour, s'avèrera être
une positive, et sera pressée de participer au spectacle, tandis que
son compagnon se vengera du maître de cérémonies des lieux,
coupable à ses yeux d'avoir détruit son couple. Ainsi donc, nous
évoluons en pleine dystopie : ce monde de fantasmes est
d'abord un monde d'obligations, un monde normalisé, qui se distingue
en deux catégories et assigne à chacun la place qui doit être la
sienne. Bien entendu, la « métaphore » est évidente,
et la misère sexuelle des négatifs, spectateurs du Cafe flesh, nous
renvoie à la nôtre propre, spectateurs du film, rudoyés que nous
sommes en permanence par Max, le maître de cérémonie, aussi
halluciné qu'arrogant, et qui dans une performance slam très queer,
rythme la succession des séquences de spectacle qui constitue le
film.
Max, le MC des lieux |
J'ai déjà évoqué au sujet des
Prédateurs cette sous-culture issue des communautés gay de
New York durant les années 70. La libération des mœurs, et la
libéralisation du sexe qui fut à peu près conjointe, a
suscité un nouvel impératif libidinal très en phase avec la
société de consommation et de spectacle qui est la nôtre : vivre,
c'est jouir. Et, à défaut de jouir soi-même pleinement, tout au
moins a-t-on l'obligation de jouir du spectacle des autres. Cette
réduction de la sphère du plaisir à sa seule satisfaction, dans
tous domaines, sexuel bien sûr, mais aussi alimentaire, domestique,
professionnel, financier, est en passe au début de ces années 80 de
devenir le mot d'ordre d'une certaine génération qui va prendre le
pouvoir, les yuppies, pour lesquels l'essentiel est désormais
de ramener au minimum possible l'écart existant entre le désir et
sa satisfaction. La vitesse, l'avidité, l'égoïsme et l'enivrement
sont devenus les nouvelles valeurs auxquelles se mesure l'ambition de
réussite de ces nouveaux maîtres du monde - et dont les
caricatures à peine forcées feront bientôt le miel des écrivains
et cinéastes du genre, avec par exemple Brett Easton Ellis en
littérature et son American Psycho, ou encore au cinéma Paul
Verhoeven et son Robocop.
Ce Cafe flesh quant à lui, me
semble à l'endroit précis du croisement de ces époques, et en
incarne comme la contradiction interne. Nous sommes encore dans
l'esthétique toute psychédélique des années 70 ; toutefois, cette
esthétique s'est désormais restreinte au plateau de l'espace de
« représentation » du cabaret, en guise de souvenir
d'une période dorénavant définitivement révolue, quand le public
évolue dans un espace assez caractéristique des années 80 et de
son style « punk ». Les visages figés et accablés des
spectateurs aux coiffures et maquillages à la vulgarité outrée,
nous renvoient à une imagerie décadente dont toute joie s'est
enfuie. Nous sommes bien dès lors que l'on quitte l'espace clos de
la scène dans le monde du No Future typique de toute
représentation post-apocalyptique, décidément très en vogue
durant cette décennie. Le « désir est enchaîné »
comme le rappelle l'excessif speaker, et la cantina définitivement
déprimante. Nous ne sommes pas loin là des représentations du
encore débutant David Lynch qui mettait en scène un même théâtre
fantasmagorique et inquiétant 5 ans plus tôt dans Eraserhead,
ou plus proche de 1982, du théâtre victorien de monstres d'Elephant
Man. Le seul motif spectaculaire capable de trancher avec
l'environnement sinistre qui est désormais le nôtre, loin d'être
en réalité le spectacle de la joie, est donc celui de « freaks »
dont la condition excessive a pour principal mérite de nous
rappeler que l'on est encore en vie. Le spectacle devient un shoot
que l'on s'administre autant pour s'oublier que pour s'éprouver.
Les théâtres monstrueux de David Lynch |
Ce nihilisme, non du spectacle, mais
bien du spectateur, imprègne tout ce Cafe flesh, et semble
d'abord s'adresser à nous, qui sommes assimilés à ces être
fantomatiques, ces coquilles vides que plus rien ne peut rassasier...
Les spectateurs du Cafe flesh sont la plupart du temps totalement
immobiles, notamment deux jeunes femmes à l'allure éminemment
sculpturale. A tel point que je me suis à plusieurs moment demandé
si ce n'était pas là des mannequins, leurs peaux maquillées
pouvant prêter à confusion – et connaissant les moyens
budgétaires minimalistes du film, ce pouvait n'être pas
impossible... Mais non, à plusieurs reprises ces « poupées »
humaines s'adressent aux personnages ainsi qu'au spectateur du film.
Cette présence de corps qui semblent totalement désincarnés est
une constante du film : la maîtresse des lieux, genre de proxénète
malgré elle, collectionne les oiseaux empaillés, dont l'allure
correspond parfaitement à cet univers où tout est « réifié »,
où tout être vivant est transformé en chose – une certaine idée
de la fin du monde. Même sur scène, les saynètes semblent
finalement rejoindre cette immobilité, que ne peux que venir casser
les quelques séquences « hardcore », en des va-et-vient
sexuels mécaniques au possible, et qui semblent complètement
dissociés des personnages impliqués.
Deux négatives "médusées" |
Ainsi, l'humanité semble avoir quitté
ces lieux : à l'intérieur de ce club dont la porte d'entrée est
celle d'un coffre-fort, tout ce qui la constitue sur un plan
physique, les émotions, les sensations, les sentiments, tout ceci
semble avoir disparu, s'être émoussé, au profit d'une paralysie
générale des corps et des âmes dans le public, ou d'un pur
mouvement mécanique sur scène. Il n'y a plus rien de « désordonné »
dans ce monde voué à l'entropie, où selon la maîtresse des lieux,
« il faut bien jouer le jeu sinon c'est le chaos ». Cette
perturbation d'un ordre bien réglé interviendra à la toute fin du
film qui montrera en parallèle la copulation de Lana et le meurtre
de Max par le compagnon jaloux de cette dernière. Cette dernière
scène permet enfin de renverser ces épisodes d'une attente qui ne
parvient jamais à s'accomplir. Toutefois, cette conclusion si elle
apparaît comme un renversement narratif, ne vient « satisfaire »
le personnage masculin que par le meurtre et non par l'amour. Ce
personnage, qui a déclaré peu de temps auparavant à sa compagne
frustrée de son impuissance sexuelle, qu'il lui était possible de
se torturer pour au moins ressentir quelque chose, finit par faire
l'expérience du ressentiment comme seul mode de volupté. Voilà qui
semble particulièrement déprimant...
C'est que ce film, pour intéressant
qu'il puisse être – sans non plus parvenir à devenir le chef
d'œuvre un peu trop vite annoncé par des fans ou indulgents ou
complaisants...- n'a décidément pas l'habituelle vocation
masturbatoire du genre. S'il est question de désir pendant tout le
film, jamais il n'est possible pour le spectateur (du film) de le
ressentir comme tel. Je ne pense pas du tout que ce soit là un échec
de Francis Delia, car son propos me semble autrement plus ambitieux
que de réaliser un simple film érotique ou pornographique en
partant d'un argument de science-fiction. Certes, le résultat n'est
pas complètement à la hauteur de cette ambition, probablement aussi
pour des questions de moyens, mais lorsque l'on sait que ce metteur
en scène ne vient non pas du porno mais bien de l'underground
new-yorkais, et a œuvré à la fois comme « clipeur »
pour différents groupes punks, ou encore comme photographe et
graphiste d'affiches de cinéma de genre – notamment la fameuse
affiche de Pulsions de Brian de Palma - on ne peut
complètement sous-estimer l'aspect « arty » du film. Les
saynètes très « burlesque glauque » sont à ce titre
plutôt réussie : un homme au groin de cochon vient taquiner une
mère au foyer, dont les enfants, assis sur leurs chaises hautes en
arrière-scène, sont incarnés par trois barbus maquillés en
zombies et agitant leurs cuillères-tibia ; puis, dans la seconde
scène, un homme crayon, sur fond de derricks texans, lutine une
secrétaire qui semble totalement absente, tandis qu'une autre
demande sans cesse d'une voix monocorde s' « il veux
qu'elle tape un mémo »... Bien entendu, on peut tout mettre
dans ces représentations à la fois surréalistes et psychédéliques,
mais l'étrangeté opère et l'on reste fasciné par ces images
composites pourtant tournées en de longs plans séquences –
jusqu'aux séquences hard, dont la présence vient subvertir à mon
sens tout le projet...
L'affiche du fameux film de De Palma réalisée par Delia |
La secrétaire qui veut rédiger un mémo et le bébé zombie qui a faim... |
Ce film, s'il est sorti dans une
version édulcorée et destiné à un public certes adulte, n'en
demeure pas moins pornographique dans son propos même : la
représentation, même décalée, de personnages se livrant à des
relations sexuelles. Et si une certaine tradition « freak »
propre à un cinéma de genre le plus marginal qui soit - à ce
propos, relisez la chronique du Chef de gare au sujet de Basket
case - est respectée par Delia, la mise en scène des
séquences pornographiques de son film vient subvertir son propos.
Durant les quelques minutes hardcore du film, la grammaire
morcelée des corps filmés sous leurs seuls angles génitaux reprend
ses droits – probable concession à l'exploitation X à l'origine
de la faisabilité du projet – et Delia renie là son projet
d'origine, pourtant plus intéressant. Une scène est assez
significative de cette limite du projet. C'est la fin de la nuit, le
club vient de se vider de son public, un long plan en panoramique
nous présente comme un instant de répit : il n'y a plus ni public,
ni performeurs dans le café, rendu à sa tranquillité mélancolique.
Ce moment de trêve, seule Lana le vit, l'éprouve. Dans la volupté
de sa solitude, au moment où l'on comprend le trouble qui agite son
visage, et dont on ne parvenait jusque là à dire s'il était de
plaisir ou de douleur, Lana se laisse glisser au sol, et disparaît
aux yeux du spectateur... Cette scène est la seule que l'on peut
réellement considérer comme érotique – et sa résolution devrait
demeurer hors champs. Hélas, et l'on sent que l'exigence
pornographique a repris le pouvoir, une très courte séquence
nous la présente finalement en train de se masturber sous les yeux
de Max – toute la charge de la scène précédente s'annule ainsi,
tout au moins dans la version intégrale du film. Malgré cette
impossible alliage d'un projet alternatif et d'un produit
pornographique, il n'en demeure pas moins que quelque chose
d'inquiétant se dégage de l'ensemble de ces scènes, qui vient
contredire l'habituel usage du genre. Si l'histoire nous raconte
littéralement que les spectateurs de ce genre de représentations ne
peuvent plus jouir des acteurs qu'ils contemplent en train de
copuler, la réalisation singulière de Delia revendique la
contradiction de son projet : seule la frustration émergera de ces
saynètes dont l'érotisme n'est plus que le contrechamps de
l'aliénation d'une société toute entière rendue à son ultime
divertissement. Après la fin du monde, il n'y a plus qu'à s'amuser,
et pourtant jamais nous n'y parviendrons...
Nous ne pouvons alors nous empêcher de
penser que le terme par lequel sont désignés les fameux
« positifs » du film, deviendra quelques années plus
tard dans le « monde réel », celui par lequel l'on
désignera les contaminés d'une maladie sexuellement transmissible
dans laquelle une certaine Amérique puritaine verra la condamnation
divine des comportements « débauchés » de la décennie
précédente. Quant à nous, spectateurs des années 2010, nous ne
pouvons que regretter que la tentative d'un cinéma littéralement
obscène, à l'érotisme dérangeant, n'ait pas eu plus de partisans,
afin, non d'irriguer le cinéma mainstream, cela le porno
imbécile californien s'en est très largement chargé en trente ans
– voyez à ce sujet notre débat à propos du Conan de
Lispel – mais bien en représentations alternatives d'une sexualité
qu'il reste à véritablement regarder comme telle. Je ne vois
pour ma part qu'un David Cronenberg qui soit parvenu à travers
certains de ses films (Frissons, Faux semblants, Crash)
et notamment parmi les derniers (A history of violence, Les
promesses de l'ombre), à infuser quelque chose de ce caractère
charnel et indécent d'un cinéma que l'on ne réserve
habituellement pas au grand public...
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