LE CHAPELIER FOU
Les fantômes du chapelier- Claude Chabrol- 1982- France.
Les fantômes du chapelier- Claude Chabrol- 1982- France.
Un invité dominical de prestige en la personne de Benjamin Josse, alias Lee Van Cleef d'UnderScores. Qui lâche les basque, pour l'occasion, aux compositeurs italiens de Cinececittà ou aux musiciens de l'archipel du soleil levant pour coller à celles, made in france, de Claude Chabrol, qui en 1982 étaient hantés par des fantômes dont seul le titre justifient leur présence en ces colonnes... Mais tous les prétextes sont bons pour parler d'un bon film.
Claude Chabrol, pour ses exégètes de la première heure comme
pour ses détracteurs patentés, c'est une affaire classée depuis
des lustres.
Malgré cinquante ans d'une carrière bien remplie,
le cinéaste semble condamné à n'être jamais rien d'autre que le
pourfendeur multirécidiviste de la petite bourgeoisie, le témoin
toujours pessimiste des barrières infranchissables érigées entre
les classes sociales. Evidemment, il s'agit de ses habits de
scène favoris, et il ne servirait à rien de nier qu'il s'est
rarement fait prier pour les endosser. Mais on aimerait rappeler
à la postérité qu'une oeuvre aussi foisonnante, loin de bâiller
autour d'un seul et même pivot, a braconné avec une sorte de
jubilation décadente dans de bien plus ténébreux sillons. Là,
Chabrol s'est retrouvé en illustre compagnie. L'extrême
stylisation de certaines de ses oeuvres de jeunesse, leur parfum
de subtile perversité, font surgir la figure tutélaire d'un
Hitchcock qui s'apprêtait alors à irradier ses derniers feux.
Quant aux amants homicides des Noces Rouges ou
à Jean Yanne, sublime d'une vilenie trop humaine dans le
rôle-titre du Boucher, on est tenté d'évoquer
à leur sujet le meilleur des films dits "criminels" de Richard
Fleischer, quand ce dernier disséquait les plus sombres
pathologies meurtrières avec sa caméra en guise de scalpel
glacé. C'est un peu de tout cela que l'on croit déceler dans Les
Fantômes du Chapelier, adapté du roman éponyme d'un
Georges Simenon en rupture temporaire de Maigret. Au coeur d'une
bourgade tout ce qu'il y a d'anonyme, les pas d'un curieux
quidam résonnent sur les pavés humides. Sous son masque
modérément avenant, les spectres du Anthony Perkins de Psycho
et du Tony Curtis de The Boston Strangler se
tiennent à l'affût.
En tous points formidable, un pli ironique jamais très éloigné
des commissures de ses lèvres, Michel Serrault n'a pas lésiné
sur la confection des fantasques apparats de Léon Labbé, ce
Monsieur Tout-le-monde débonnaire. D'aucuns, n'y voyant que les
résurgences bouffonnes de son jeu souvent outrancier dans les
comédies de Jean-Pierre Mocky ou Pierre Tchernia, ne se sont
guère encombrés de scrupules pour jeter la performance de
l'acteur au fond du panier franchouillard. C'était demeurer
aveugle aux patients efforts de Claude Chabrol pour construire,
par petites touches faussement anodines, un climat aux relents
claustrophobes informulés, comme si la petite ville ensanglantée
par un mystérieux assassin se repliait toujours plus étroitement
sur elle-même. Dans ces rues trop exigües pour espérer y
cheminer incognito, dans ce troquet où l'on n'a pas la moindre
chance de rencontrer un visage inconnu, personne ne paraît
s'émouvoir du comportement chaque jour plus erratique du
chapelier, qui aurait sans doute aimanté tous les soupçons dans
une trame de thriller classique. Personne... excepté Kachoudas,
l'insignifiant petit tailleur à qui Charles Aznavour fait don de
sa silhouette courtaude et de ses yeux effarés.
Encore une fois, la singulière relation qui s'instaure entre
les deux hommes prend à rebours les conventions que les
spectateurs déboussolés guetteront en vain. Kachoudas sait que
Labbé est le tueur de femmes qui sévit dans la région. Va-t-il
s'improviser maître-chanteur ? Tentera-t-il, dans un sursaut
d'héroïsme, de faire éclater seul l'ignoble vérité ? Que nenni.
Rien ne peut se soustraire à l'irréalisme blafard dans lequel
macère Les Fantômes du Chapelier, et en fait
d'un chassé-croisé haletant où les protagonistes auraient
incarné tour à tour le prédateur et sa victime, Chabrol met en
scène un jeu presque puéril, ayant étrangement valeur de rituel.
A l'heure de déambuler dans des venelles obscures, Labbé
s'inquiète de ne pas voir arriver Kachoudas, guette sa venue
sans chercher le moins du monde à se dérober aux regards, puis
s'éloigne avec un sourire réjoui, le tailleur silencieux sur ses
talons. Notre chapelier est de toute évidence un homme
d'habitudes, et l'enthousiasme qu'il met à tourner en bourrique
son vis-à-vis n'est pas moins sain que la dévotion dont il fait
montre envers sa femme. Assassinée pour d'égoïstes motifs qu'un
flash-back éclaire d'une lueur clinique, l'infortunée n'en
demeure pas moins indispensable auprès de son meurtrier d'époux,
qui conserve secrètement, dans la chambre conjugale, un
mannequin grossièrement apprêté à son effigie. Moins par le
souhait inconscient d'expier, comme on le réalise très vite, que
pour garder immuable un cérémonial dont il n'envisage pas un
seul instant de se défaire.
Plus retentissante, évidemment, sera l'inéluctable chute, que
Labbé entame lorsque Kachoudas lui fait faux bond. De
constitution souffreteuse, le petit tailleur est terrassé par la
pneumonie que ses parties de cache-cache nocturnes lui ont fait
contracter. Pour Labbé, brutalement orphelin de cette complicité
aussi morbide que goguenarde, comme pour le film lui-même, qui
avait fait du spectateur l'otage fasciné de ses étranges boucles
répétitives, c'est le début d'un dérèglement fatal. Aucune trace
de complaisance caricaturale, néanmoins, dans le regard que
braque Claude Chabrol sur les derniers soubresauts
auto-destructeurs du chapelier, mais une empathie en rien
simulée. Le cinéaste, fréquemment accusé (pas toujours à tort,
doit-on dire) d'avoir eu la main lourde en brossant les
turpitudes de ses personnages, communie ainsi d'une façon
élégante avec l'humanisme dénué d'oeillères de Simenon. Et qui
sait, le visage en apparence défait de Léon Labbé, qui emboîte
craintivement le pas aux policiers venus l'arrêter, cache
peut-être un soulagement indicible. Celui de rompre, une bonne
fois pour toutes, avec le simulacre macabre qu'était devenu sa
vie.
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