ET, l'extra-terrestre, Steven Spielberg, USA, 1982
Débuter au 1er octobre notre trajet automnal du Train Fantôme en compagnie de Ténèbres, pour l'achever, pour ma part, avec cet ET, l'extra-terrestre, voilà qui pourrait suffire à illustrer l'étrange paradoxe de cette année 1982 quant au cinéma qui nous intéresse. En guise de première conclusion, je vous propose donc ce film de Spielberg, dont rares seront ceux passés à côté, même sans habitude de fréquentation du genre. Cette première constatation suffirait à exprimer la césure que représente ce film mondialement célèbre, mais il faut, avant de conclure trop vite à la fin d'une époque, en explorer les ruines, encore nombreuses durant cette année 1982.
Nous avons eu l'occasion de le développer durant tout ce mois, le cru 1982 du cinéma fantastique pris dans son sens large, s'est caractérisé par une inclinaison toute particulière à l'égard d'un monde d' « après la catastrophe ». Nous sommes au lendemain de l'effondrement des civilisations, nous éprouvons le retour anachronique à un monde possiblement barbare, qui se construit sur les décombres des ambitions révolutionnaires et utopiques des années 70. A la parenthèse enchantée succède désormais la réalité brutale du No Future, dont les formes post-apocalyptiques dans le cinéma qui nous intéresse viennent souligner la brutalité et le nihilisme. Il ne s'agit plus de dessiner des dystopies pour sonder la réalité de notre monde, mais bien de prendre acte de la disparition de tout espoir tangible, de tout progrès effectif. Bien entendu, ce mouvement de désespoir est issu des années 70, mais sa réalité désormais est admise, comme acceptée, voire assumée. Il n'y a plus d'avenir, tant mieux, profitons-en... 1982, une année punk déprimante et pourtant jouisseuse...
Ce cinéma crépusculaire s'est donc construit sur les ruines du Nouvel Hollywood : l'on ne parvient plus désormais à faire la différence entre comédiens de chair et d'os, et mannequins de plastique, quand on ne désire pas tout simplement s'entourer de ces pantins dont la compagnie semble préférable à celle des vivants ; la liberté des mœurs a laissé la place à sa libéralisation ; les pères semblent plus absents que jamais, occupés qu'ils semblent être à vivre leur vie en dépit de leurs obligations ; la guerre de tous contre tous s'affirme comme le credo d'une période où la paranoïa n'est plus un problème, mais bien la vraie solution à un darwinisme social qui légitime le droit du plus fort ; l'argent est devenu le seul Roi respectable et tient lieu de libido, jusque chez ces producteurs du cinéma mainstream américain qui va bientôt voir s'envoler dans une inflation inédite les coûts de production de films dont on n'exige qu'ils rapportent 10, 20, 100 fois leur mise. Nos années 2010 sont les héritières de cette première période qui vit le cinéma des années 70 sombrer dans ses propres excès. Cet héritage a un nom : il s'appelle Steven Spielberg.
On pourrait facilement gloser sur Spielberg, fossoyeur du genre, si l'on ne prenait pas garde qu'il en fut, dès les années 70, le premier promoteur à un degré encore jamais atteint. D'abord parce que Steven Spielberg, baby-boomer entré au cinéma par le genre, et par la télévision, est l'un des plus grands cinéastes de toute l'histoire du cinéma. Également, parce que ce serait faire injure au genre que de considérer que cette année 82, toute emprunte qu'elle put être de ce littéral désespoir, ne fut pas l'une des plus prometteuse paradoxalement de ces trente dernières années. Là encore, appréhender Spielberg dans toute sa complexité, et lui faire crédit de son amour sincère du genre, c'est pénétrer la contradiction de la postérité de ce cinéma, qui loin d'être de l'ordre de l'aporie, nous permet d'envisager un nouveau rapport au genre – celui dont, nous autres, cinéphiles nés durant ces années, sommes les héritiers.
Spielberg a commencé à réaliser des films dès le début des années 70, en pleine explosion du Nouvel Hollywood dont les cinéastes majeurs furent très tôt parmi ses collaborateurs et amis. Et pourtant, il est d'usage de considérer que Spielberg, loin d'appartenir à cette « famille », en représente plutôt le contrepoint, qui finira par triompher à l'orée des années 80. Parmi ses premières œuvres, l'on a surtout retenu deux horror movies, Duel, son tout premier film, d'abord destiné à la télévision, puis exploité à l'étranger au cinéma, et surtout Jaws, les fameuses Dents de la mer, qui représente le premier succès d'ampleur inégalé d'un film de genre puisqu'il parvint à toucher pour la première fois tout un public habituellement étranger à ce genre d'œuvre. On mesure dans ces deux films tout le talent de mise en scène du très jeune maître, mais il est nécessaire de préciser ici que ces films furent des commandes. Spielberg quant à lui travailla durant ces années 70, et on l'oublie un peu trop souvent, à des œuvres plus personnelles telle Sugarland Express ou même Rencontres du troisième type, qui le rapproche quoi que l'on dise de la génération à laquelle il appartient. Toutefois, il est vrai, il fut à la fois chanceux et avisé. Ne refusant pas en bloc la logique des studios, acceptant de sacrifier son droit au director's cut, et éventuellement donc son intégrité artistique, il sut plutôt s'adapter aux évolutions de la décennie 70, jusqu'à en devenir à l'aube des années 80, l'un des futurs garants, aux côtés de son ami et collègue Georges Lucas, avec lequel il produit et réalisa en 1980 l'un des grands succès de l'aventure, Les aventuriers de l'Arche perdue. Avec ET, Spielberg allait s'accrocher pour longtemps aux sommets des box office du cinéma mondial : entre ses films et ceux de Lucas, son compère, ils conservèrent durant toute la décennie 80 et une partie de la suivante, 7 des 10 places du top ten du cinéma mondial ! Une telle réussite commerciale et financière, après les derniers désastres du Nouvel Hollywood en 1980 et 1981, ne pouvait qu'être compris comme un changement de braquet : place aux gloden boys, ces cinéastes issus de la génération des artistes des années 70, et pourtant traîtres à leur classe, puisqu'ayant acceptés de soumettre l'impératif artistique à celui du succès. Il est vrai que Spielberg et Lucas représentent quelque chose de la fin d'un cinéma subversif, et leur sens des affaires ne peut que plaider en faveur d'une lecture toute manichéenne du l'émergence de cette nouvelle industrie lourde de l'entertainment. Mais toutefois, concernant Spielberg tout au moins, essayons de regarder ces films, et nous verrons qu'autre chose subsiste après trente ans de ces polémiques finalement vaines.
Spielberg s'il est donc méprisé comme le fossoyeur d'une certaine idée du cinéma, peut au moins autant être vénéré comme le ré-inventeur d'une tradition sur laquelle aujourd'hui encore continue de vivre l'industrie hollywoodienne, pour le pire – et pour le meilleur ! Le genre a quitté sa marge avec Spielberg, dès Jaws, et est devenu en trente ans, le mode d'expression dominant de la culture populaire américaine – et partant de la culture populaire mondialisée. Peut-on réellement en vouloir au créateur d'Indiana Jones, de Jurassic Park ou de … ? J'appartiens à une génération qui a découvert le cinéma avec ces films, qui les aimés, voire adorés. Et pour qui ils ont aussi et surtout été l'occasion d'autres découvertes, plus marginales, plus confidentielles parfois, et de ce point de vue, on peut en effet considérer que Spielberg est tout autant un « synthétiseur » grand public d'une certaine culture marginale, qu'un « passeur » auprès des publics les plus concernés par son œuvre. Son trajet récent, depuis la fin des années 90 le confirme, ses films sont parmi les plus intenses d'images mentales riches en référence, en culture du genre, et l'on peut considérer qu'il fut l'un des meilleurs adaptateur d'un Philippe K. Dick, auteur de Blade Runner en cette 1982, avec son Minority report, inquiétant, dystopique et fascinant. Certes, il y a une ambivalence chez Spielberg, et notamment chez le Spielberg producteur par rapport au Spielberg metteur en scène, mais ce « janotisme » ne peut suffire à jeter le discrédit sur une œuvre qu'il faut regarder comme telle, et qui recèle une richesse rare chez un cinéaste à la si longue carrière.
Spielberg lui-même a résumé la substance de son œuvre en un phrase lapidaire : l'homme ordinaire plongé dans une situation extraordinaire. On pourrait s'avancer un peu plus en reformulant : l'enfant ordinaire dans un contexte extraordinaire. La question du délitement de la famille est chez Spielberg absolument centrale. A titre biographique, il fut l'un de ces premiers enfants du divorce que la nouvelle société issue des années d'après-guerre allait désormais permettre. Cet expérience enfantine le marqua profondément et est perceptible dans chacune de ces oeuvres. C'est que si chez Spielberg, la question du délitement familial est souvent un motif présent dans ses récits, la question du délitement social, c'est-à-dire du groupe, voire de la société dans sa totalité, est le coeur secret de tout son cinéma. L'abandon, Spielberg le vécut intimement, dans la douleur familiale du divorce – mais Spielberg est juif, et il le sait, et il connaît l'abandon dont furent victimes les siens durant l'Holocauste de la Seconde Guerre Mondiale. La Shoah me semble l'un des motifs essentiel de l'oeuvre de Spielberg. Bien entendu, la première occurrence de cette constante, c'est ni plus ni moins, tous ses films qui se déroulent durant cette période – voire qui abordent précisément cette histoire. Spielberg est d'emblée un « post-moderne » en ce qu'il ne disjoint jamais complètement ses récits de cet horizon ultime. De Duel, qui nous conte l'histoire d'un homme ordinaire en proie à la prédation d'un monstre invisible et bien humain pourtant dont il ne parviendra jamais à comprendre les motivations, jusqu'à La Guerre des mondes et ces tableaux apocalyptiques évoquant la destruction pure et simple de communautés entières, le sous-texte de cette abîme de l'humanité habite tout le cinéma de Spielberg et lui donne tout sa densité.
Car si le cinéaste se caractérise par un autre aspect particulièrement présent dans son cinéma, c'est bien par un l'évocation continue d'un sentiment qui semble a priori complètement absent de cette année 1982 : l'optimisme. Spielberg est anachronique en ce qu'il continue d'opposer à la barbarie l'optimisme et l'enthousiasme proprement américaine. Mais toutefois, et ce n'est pas là le moindre intérêt de son œuvre, il ne le fait jamais de manière naïve – ou prétendument naïve. C'est que cette contradiction entre l'horreur et l'optimisme porte un nom lorsqu'elle parvient à enfin se subsumer, la jeunesse.
L'enfance, la jeunesse, le rapport aux « pères » et aux « mères », le devenir de cette génération issue du baby-boom, arrivée après la Catastrophe, l'aspiration au désordre et le retour à l'ordre, l'aspiration secrète du retour à l'enfance pourtant enfuie, ce désir d'innocence qui ne peut plus être, voilà de quoi il est question dans ET, que nous allons maintenant pouvoir aborder...
La première image du film est un ciel étoilé, motif habituel du film de science-fiction, et particulièrement depuis Star Wars, dont chacun des épisodes s'ouvre sur ce ciel rempli d'étoile. Mais toutefois, très vite ici, nous saurons que nous ne sommes pas dans l'une des fantaisies de Lucas : le ciel étoilé laisse la place à une autre galaxie de lumière, le réseau des rues illuminées de Los Angeles, en contrebas de ce que l'on suppose être la colline de Mulholland Drive – et donc de Hollywood. Voilà l'exact endroit où ont atterrit quelques aliens en quête de sujets d'études. L'un d'eux s'avance un peu plus que les autres dans la pinède, et lorsque surgiront une horde de grosses cylindrées américaines menaçantes, il ne parviendra pas à rejoindre le vaisseau spatial qui l'abandonne sur cette terre qui n'est pas la sienne, seul, en proie à des dangers innombrables. Dès l'abord, sans que l'on distingue bien le personnage d'ET – qui ne porte pas encore ce nom – nous sommes nous autres spectateurs, de son côté, comme en empathie avec lui et son peuple lunaire – l'homme de la lune l'appellera la petite sœur d'Elliot par la suite – qui se plait à observer les lapins, les plantes et les fleurs, qui s'ébahit du spectacle des lumières, du ciel, de la ville. Lorsque tout à coup, les humains, trop humains, débarquent à bord de leurs gros véhicules dans ce tableau idyllique de panthéisme, Spielberg les filme exactement comme il le ferait de prédateurs, soulignant par là le point de vue qui est celui d'ET et qui sera bientôt celui d'Elliot – et qui est bien entendu le sien. Spielberg ne prétend pas là être « objectif » : son camp est choisi, celui de l'étranger, contre celui de ses semblables.
La scène suivant la fuite de ET nous présente un groupe d'enfants, d'age variable, en plein jeu de rôle. Dès l'abord Spielberg nous dit quelque chose de ce monde de l'enfance : ce monde est une utopie, littéralement, c'est un monde qui n'existe pas – et qu'il s'agit de se créer de toute pièce. On peut juger qu'il s'agit là d'un motif habituel de ce début des années 80, mais Spielberg prend bien soin de ne pas nous présenter des enfants en train de jouer à des jeux vidéo. Ce groupe de copains, et cette fratrie, puisqu'il y a là deux frères, s'inventent un monde, mais selon des règles qu'ils se donnent eux-mêmes : ils sont en tout petit, en réduction, l'idéal démocratique d'une société qui pense qu'elle peut encore se réinventer. Et cette société, fraternelle, libre, montrera la puissance de sa cohésion à la fin du film.
Lorsque dans la séquence suivante, Elliot, le plus jeune de deux frères, va chercher pour tout le groupe, la pizza qui vient d'être livrée au portail de la maison, s'opère dans cette suburb américaine sans intérêt la fameuse rencontre du troisième type que nous attendons forcément : ET et Elliot vont « faire connaissance », et cela ne va pas se faire sans mal. Spielberg use lors de cette séquence de tout son talent de metteur en scène d'horror movie pour faire monter la tension – son alien est peut-être méchant, s'amuse-t-il à nous faire croire un instant, sans jamais prétendre y parvenir. N'oublions tout de même pas que le dernier extra-terrestre à avoir effrayé toute l'Amérique évoluait dans un espace intersidérale où l'on n'entendait pas crier ses victimes... Jouant à la fois de cette (fausse) attente, ainsi que de la grammaire classique du film d'horreur, brumes épaisses, nuits « matiérée », objets bousculés par quelque ombres, Spielberg met en scène la rencontre d'Elliot et de ET comme il aurait pu le faire de l'arrivée d'un requin mangeur d'homme dans une baie touristique. Lorsqu'évidement, Elliot fera part de sa « découverte » à son grand frère et à ses amis, il n'aura droit qu'à des rires moqueurs : « grandis un peu », lui dira même son frère lorsque de dépit devant sa mère incrédule, Elliot évoque son père absent, parti au bras d'une autre femme quelque part sur une plage mexicaine...
La seconde séance de rencontre, la vraie cette fois, non celle que l'on aurait pu prendre pour le fantasme de l'imagination d'un jeune garçon, se fera sur le mode de la mimesis, cette imitation qui désigne le geste dont procède le théâtre depuis qu'Aristote l'a nommé ainsi. Cette rencontre où l'un et l'autre se singent, se représentent l'un l'autre, dit quelque chose de ce rapport de Spielberg à l'imaginaire : oui, peut-être qu'avec cette scène est-il possible plus encore qu'avec la précédente de comprendre qu'ET n'existe que parce qu'Elliot veut qu'il existe. Elliot est ET, comme ET est Elliot, et d'ailleurs la première et la dernière lettre du prénom du jeune garçon ne seont-elles pas E et T ? et d'ailleurs, lorsqu'Elliot se présente à ET, en version originale tout du moins, le «me Elliot » qu'il prononce ne sonne-t-il pas phonétiquement comme « me Alien » ? Et d'ailleurs, dans l'économie même de l'histoire, ET et Elliot ne sont-ils pas connectés l'un à l'autre, à la vie à la mort – tout au moins Elliot le pense-t-il...
Toutes ces scènes sont à la fois émouvantes, excitantes, et tout de même mélancoliques. Voilà l'une des occurrence d'un Spielberg tout entier non dans la description de l'enfance, mais bien dans l'enfance : l'enthousiasme, l'excitation, ne dispense pas de l'inquiétude. Tout est formidablement léger et grave en même temps, et les jouets de Star Wars – Spielberg a admis la domination « culturelle » de son compère mais le ramène là où il est, à sa place de pourvoyeur de jouets – valent les questions essentielles : d'où viens-tu ? Qui es-tu ? Spielberg, dans un exercice qu'il sera difficile de savoir s'il est de vanité ou d'auto-dérision, n'hésite pas non plus à se citer – et notamment Jaws avec les explications « darwiniennes » d'Elliot à propos de son poisson rouge... Cette effervescence de la longue scène entre Elliot et ET enthousiasme forcément le spectateur – nous sommes avec eux, complètement, dans cette énergie « à ras du sol ». Les adultes, à l'exception de la mère, formidablement interprétée par Dee Wallace, ne sont jamais filmés face caméra. Nous sentons que le regard de Spielberg ne « monte » pas jusqu'à eux : ils sont hauts, loin, trop loin, hors sol de cette chambre transformée en un univers tout entier.
Lorsque dans la scène suivante, ET se retrouve seul dans la maison, et « expérimente » toute une série de « bêtise » auxquelles est donc connecté Elliot, se dégage même du film quelque chose de proprement nietzschéen : l'enfance, c'est ce moment subversif où tout est permis dès lors que l'autorité parentale est absente. Il y a un évident plaisir à faire faire des bêtises à un extra-terrestre qu'il ne serait pas possible de faire faire dans le cinéma grand public américain à un enfant de 10 ans, mais dont le récit permet de faire en sorte qu'il puisse les expérimenter. Les apparences sont sauves, mais le fond est réellement subversif : Elliot ne parviendra à entreprendre et embrasser sa belle camarade d'école que parce que la bière bue par ET lui permet enfin de se désinhiber ! Cette courte scène est d'ailleurs typique de l'élégance de la mise en scène de Spielberg : pour lui, comme dans les meilleures comédies musicales, la vie n'est jamais aussi belle que lorsqu'enfin on peut la mettre en scène. Et la musique de John Williams, l'un des plus fidèles collaborateurs de Spielberg, souligne cette félicité que saisit Spielberg – et qui trouvera d'autres occasions de s'illustrer plus tard dans le film.
Lorsqu'Elliot comprendra que ET cherche à entrer en communication avec son peuple, il lui viendra en aide, secondé par son frère et sa soeur qu'il met secrètement au courant. Tout se nouera forcément le soir d'Halloween, paradoxale fête des enfants aux Etats-Unis, et Elliot emmènera ET jusque dans la forêt proche de la ville. Cette opposition entre les espaces urbains impersonnels et monotones et les étendues forestières, ou tout au moins de verdures, rythme le film : lorsqu'ET domine la situation, nous nous trouvons dans l'un de ces espaces hors de la ville, théoriquement dangereux pourrait-on penser. Et c'est bien ce que pensera la mère d'Elliot lorsque celui-ci ne reviendra pas de sa soirée d'Halloween en compagnie de son frère et de sa soeur. C'est qu'Elliot a « quitté » ce monde de gravité physique et psychologique, pour s'envoler littéralement sur son vélo, en compagnie d'ET installé sur son porte bagage avant. C'est là l'une des images les plus célèbres de toute l'histoire du cinéma – je souhaite à tous d'avoir en tête l'entêtante mélodie symphonique de Williams qui habite ce plan littéralement enchanteur : car qu'est-ce que l'enfance dans ses meilleurs instants – rares et éphémères comme nous le re-précisera le film un peu après – que cette sensation de pouvoir s'envoler au guidon de son vélo en la si bonne compagnie d'un tout nouveau copain ? Je plains tout ceux qui ne peuvent se souvenir d'un tel sentiment, car leur enfance s'est bel et bien enfuie...
Lorsque le lendemain, Elliot, au réveil dans cette clairière humide, se retrouvera seul, le réel frappera de nouveau à la porte. Tombé sérieusement malade, il laisse à son grand frère le soin de retrouver son ami alien. Celui-ci est en train d'agoniser dans un ruisseau, non loin de l'endroit où Elliot l'a perdu. Lorsqu'il est enfin ramené à la maison, c'est en compagnie intempestive de ses fameux poursuivants, aussi mystérieux qu'impressionnants : l'armée, des scientifiques, nous ne saurons pas, en tout cas une autorité qui s'intéresse de très près à ET et Elliot, et pas seulement de manière malveillante, bien au contraire, mais avec toute la rudesse que peut avoir le monde des adultes lorsqu'il veut le bien du monde des enfants... C'est lors de cette seule séquence que nous entrons un peu dans la description plus habituelle de l'attirail de science-fiction – et nous ne pouvons nous empécher à ce propos, lors de la scène de la mort d'ET, et de la tentative de réanimation qui s'ensuit, que Spielberg sera à l'origine de la série Urgences, qui mit au goût du jour ce langage très techniciste, d'habitude réservé à la science-fiction. En effet, Spielberg, lorsqu'il met en scène la technologie d'ET, et notamment son système de communication intersidérale, opte pour une SF très « low-tech », qui n'est certes pas son habitude, mais qui s'accorde une fois encore complètement à ce monde de l'enfance et à son bric-à-brac dont il suffit de dire ce qu'il représente pour qu'il le représente – une fois encore, une convention très théâtrale.
Donc, comme je viens de le dire, ET meurt. Après avoir échappé à ses poursuivants, après avoir trouver refuge dans la chambre d'un jeune garçon, après s'être caché pendant la fête d'Halloween derrière le costume d'un fantôme, on l'a finalement retrouvé et le voilà condamné. Tout comme Elliot, désormais dépendant de lui. Ce moment de l'abandon ultime, celui de la mort de celui que l'on aime, Spielberg le filme jusqu'au bout. On peut évidemment lui reprocher de vouloir faire pleurer dans les chaumières, on peut aussi considérer là toute sa sincérité - « connectée » à la nôtre, nous ne savons pas encore qu'ET va se réveiller. Les quelques mots qu'adresse Elliot à la dépouille mortelle du petit alien sont simples, évidents, beaux. Ils sont les mots d'un enfant qui comprend brutalement que la mort, l'abandon, le deuil font partie de la vie – et viennent subvertir le plaisir que l'on peut avoir à aimer quelqu'un que l'on perdra peut-être. Une fois encore, en dépit de tout ce qui a été dit plus haut, ne pas être touché par cette scène trahit un cœur de pierre !
« Toute ma vie, je croirai en toi », dit Elliot en guise de mot d'adieu à ET. Et il ne pensait pas si bien dire : le verbe croire est à prendre là dans son sens religieux. ET est comme le Messie attendu – sa résurrection bien entendu nous plonge dans une joie ineffable – presque sacrée ! Lorsque les deux frères décident de soustraire ET à ces scientifiques un peu trop investigateurs, un peu trop flics tout de même, ils sèment leurs poursuivants motorisés à l'aide de leur vélo – ils sont parvenus pour cela à rameuter le groupe de « joueur » du début – dans une scène de poursuite d'anthologie, où, me semble-t-il, Spielberg subvertit son propre cinéma. Point de courses folles pleines de cascades et d'effets spéciaux comme dans Duel, Sugarland Express ou Les Aventuriers de l'Arche perdue, là quelques vélo suffisent à mettre en scène une course-poursuite au moins autant excitantes que les précédentes. Bien sûr le groupe d'ami finira par échapper à la nasse policière que grâce au miracle d'ET : ils s'élèvent dans les cieux, tous ensemble, Elliot est parvenu à les emporter avec lui !
Toutefois, il faut dire qu'ET ne se termine pas bien. Nous pouvons juger que nous sommes dans un mélodrame et qu'il faut qu'il en soit ainsi. C'est oublier que 15 minutes, Spielberg a réveillé un mort, et qu'il est donc désormais très évident de céder aux sirènes de l'happy-end – son pécher mignon, par ailleurs... Non, le film ne s'achèvera pas ainsi. Si ET n'abandonne pas Elliot, il le quitte néanmoins. « Come » dit le petit alien au petit garçon, « Stay », réponde le garçon à l'alien. La situation est impossible : l'on voudrait que cela dure toujours ainsi, et l'on sait que cela n'est pas possible. Il faut choisir.
C'est à cet instant précis, et dans le dernier plan qui nous présente le visage d'Elliot tendu vers le ciel, que Spielberg filme ce qu'est l'enfance, dans l'exact moment où celle-ci disparaît. Le dernier mot du film, « Goodbye » est éloquent : l'enthousiasme du souvenir de l'enfance se mêle à la mélancolie de son inexorable disparition. Une page se tourne. Il le faut. C'est bien ainsi. C'est cela que filme Spielberg, enfant, puis homme prit entre deux histoires, et entre deux Histoires, dépositaire d'un héritage terrible, et condamné en tant qu'homme, à se réjouir pour vivre, à vivre pour se réjouir.
Un dernier mot sur la façon dont résonne cette « morale » spielbergienne tout au long de ces trente années qui nous séparent de 1982. Spielberg s'impose à partir du succès d'ET comme le nouveau maître du cinéma à Hollywood puis dans le monde entier. Toutefois, à partir de cette année 82, et dans les quelques années qui vont suivre, va peu à peu s'imposer une nouvelle génération de cinéastes, qui semblent, consciemment ou non, avoir pris acte de ce geste de « tourner la page ». Ils s'appellent Tim Burton – qui présente son Vincent dès 1982 – Peter Jackson, Sam Raimi, ou plus loin de nous, Tsui Hark et John Woo. Ils continueront cette histoire de l'éternel recommencement qui caractérise Hollywood – et peut-être toute l'histoire de l'art, après tout... Cette année 1982 aura été un cru exceptionnel, singulier et prometteur, jusqu'en France, pays habituellement très étranger au genre, exception culturelle oblige. Hélas, et malgré ce qu'Hollywood doit à un certain nombre de créateurs français, cette année 1982 restera une exception dans notre pays. Souhaitons qu'un jour l'on puisse en France aussi, célébrer une génération dont le grand écart pourrait s'étendre d'un Zack Snyder à un Rob Zombie, dont Hollywood, quoi qu'on dise, en guise de génération 3, est aujourd'hui capable de nous gratifier !
Longue vie au genre ! (et joyeux Halloween.)
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