PETITE MERE
« Too
big to fall », dit-on de nos conglomérats financiers
contemporains41, et c'est sûrement ce qu'on pourrait aussi penser de
The Walt Disney Compagny, tentaculaire Goliath du divertissement.
Pourtant, en 1979, au sein même de l'entreprise, l'inquiétude est
réelle.
Et il ne semble pas impossible, au vu des résultats
récents, que le géant puisse chuter. Épicentre des turbulences, le
département animation dont les ambitions et les réalisations
déclinent un peu plus chaque année depuis la disparition de Walt
treize ans plus tôt. Les longs-métrages animés, précipités jadis
flamboyants des expérimentations géniales menées dans les labos de
Burbank ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes. Réalisés à
l'économie, leur force de séduction- encore réelle- repose
uniquement sur le talent des animateurs donnant vie à Winnie, Robin
des Bois, Bernard, Bianca ou aux Aristochats.
Parmi
eux Don Bluth, amoureux transi de la manière Disney depuis qu'il a
vu, à quatre ans, Blanche-Neige et les sept nains. A plus
d'un titre, Bluth est le symbole parfait- et conscient de l'être- de
la perte d'identité de l'animation américaine depuis le milieu des
années 60. Vu comme la relève naturelle des dirigeants du
département par la direction, Bluth a connu, très jeune, Walt
Disney encore vivant, qui travaille alors conjointement à la
conception du parc d'attraction et de La belle au bois dormant.
Une rencontre qui scelle ce qu'il vit comme une mission sacrée :
faire vivre le moment venu l'héritage artistique de Walt. C'est que
Bluth est, presque depuis toujours, mû par une dévotion totale à
l'art d'animer.
« Je
chevauchais jusqu'au cinéma, j'attachais mon cheval à un arbre, et
je rentrais voir le dernier film Disney. Revenu à la maison, je
recopiais tous les dessins des livres Disney que je pouvais
trouver. » Ces montagnes de dessins, Bluth encore lycéen
va les montrer à ses idoles, dans les studios d'animation. Il est
aussitôt engagé ! Gravissant marche à marche la hiérarchie
des animateurs, travaillant là bas l'été- il n'a que 18 ans
lorsqu'il dessine ses premiers intervalles- puis embauché en 1971,
Bluth se voit finalement confier la réalisation et la production
d'un film, le court métrage Le petit âne, destiné à servir
de compléments de programme.
La
prochaine étape professionnelle aurait sans doute été la direction
d'un long-métrage d'animation. Appellé à succéder aux « Nine
old Men », les mythiques compagnons de route de Walt, Bluth n'a
pourtant reçu aucune formation. Pour se familiariser avec tous les
aspects de la réalisation, il a donc entrepris, avec ses fonds
propres, la fabrication, dans son garage, d'un court-métrage,
soutenu par Gary Goldman, qui est habité de la même flamme pour
l'art du dessin-animé. Il leur faudra quatre ans pour parvenir à
bout de la trentaine de minutes Banjo the woodpile cat.
Les
deux hommes ont une idée derrière la tête : proposer à leurs
dirigeants de prolonger le film et d'en faire le premier long dont
ils auraient la charge. L'occasion de revoir les ambitions du
département animation, et de ranimer l'esprit pionnier des années
30-40.
Goldman
et Bluth, qui ont donc sué sang et eau toutes leurs soirées et
leurs week-end depuis quatre ans, vont trouver Ron Miller, leurs
bobines sous le bras. « Je ne vois pas l’intérêt de le
regarder » leur assène le patron de Disney. Bluth, qui sent
que l'esprit de Walt a définitivement quitté sa propre maison
demande à ne plus diriger de films et redevient simple animateur :
« On avait l'impression de faire des films pour occuper les
enfants dans les galeries marchandes, le samedi après-midi ». Il n'y a, en fait, aucune volonté de finance des long-métrages animés ambitieux. Enthousiasmé par le livre « Frisby and the rats
of NIMH », dans lequel il voit le potentiel d'un grand film, le
vétéran Ken Anderson fait aussi les frais de la morgue de Miller
quand il lui propose le projet : « on a déjà une souris
(Mickey), et on a déjà un film de souris (Bernard et Bianca) »
En
fait, le bateau prend l'eau de toutes parts. Deux anciens
responsables du studio, Rich Irvine et James L.Stewart sont parti
fonder leur propre compagnie, Aurora Pictures. Profitant de
l'enthousiasme de Bluth et Goldman, intact mais inemployé, ils
viennent les trouver avec une proposition imparable : « si
on réunit de quoi faire un long-métrage animé, est-ce que vous
quittez la compagnie pour le faire ? »
Le
reste, comme on dit, appartient à l'histoire. Avec un budget modeste
de 6, 5 millions de dollars (Rox et Rouky, de Disney en coûte
presque le double) les ambitions du duo ne sont pas irréalistes, à
condition de se vouer corps et âme au projet. Avec une équipe
réduite- les cellulos sont peints par les employées à leur
domicile!- et une foi sans faille, Goldman et Bluth peuvent enfin
faire le film dont ils rêvent depuis des années. Et chose rare dans
l'industrie de l'animation, qui laisse peu de place aux
auteurs-réalisateurs, c'est un film éminemment personnel.
« Traire
24 vaches matin et soir, en chantant des chansons Disney »,
voilà de quoi fut faîte l'enfance de Bluth à la ferme familiale de
Payson, dans l'Utah. On imagine aisément à quel point la beauté de
la nature, telle que Disney la magnifie dans Bambi,
Blanche-Neige, Fantasia, Le livre de la jungle
ou Le vieux moulin a pu toucher le petit garçon à la
sensibilité éveillée par les grands espaces autour de sa maison.
c'est cette sensibilité pastorale qui illumine le début de Brisby et
le Secret de N.I.M.H.
Si
les personnages principaux sont des souris il faut moins y voir le
recours, calculé, à une figure populaire du dessin-animé que
l'expression de ce que peuvent être- et qui furent sûrement pour
Bluth- les rêveries d'un enfant allongé par terre entre les hautes herbes, observant la
course des musaraignes et leur imaginant
aventures et périls. Selon le principe de mise en scène cher à Tex
Avery, les humains ne sont jamais montrés dans le film, nous plaçant
d'emblée en empathie avec les souris, dont le point de vue est très
fréquemment épousé, comme lors de la scène, fameuse, du tracteur
labourant impitoyablement le carré d'herbes où la famille de
Jonathan a bâti sa maison. Une scène directement inspirée de la vie animale vue à hauteur d'enfant à la saison des labours.
peinture originale d'un des décors du film.
C'est
certainement la grande force de ce chef d'oeuvre -le mot est lâché
pour la première fois pour cette rétrospective 1982- tout autant
que son émouvante beauté que d'avoir préféré illustrer un
imaginaire typiquement enfantin, en cherchant à nous relier à
nouveau à des émotions et des souvenirs de l'enfance plutôt que se
livrer au calcul alors déjà habituel des long métrages à formule,
élaborés en agglomérant des éléments ayant prouvé en laboratoire leur
efficacité sur le jeune public. Cette formule, qui
alterne les séquences à un rythme nécessaire au maintien de
l'attention des jeunes spectateurs, qui en varie les registres- de
l'action pour s'exciter, sans danger pour ne pas avoir trop peur, de
l'humour pour se détendre, scatologique de préférence, Bluth la
combattra toujours, avec plus ou moins de succès. S'il ne parvient
plus à éviter les compromis sur Le petit dinosaure et la vallée
des merveilles, dont le titre nous dit déjà tout de l'ambition
artistique, encadré par George Lucas et un Steven Spielberg déjà
pressé de capitaliser sur le sex-appeal des sauriens géants, Bluth, tout
en continuant à travailler, réserve, à raison, une place à part à
Brisby. « C'est N.I.H.M que j'aime toujours le plus. C'est
celui qui vient du cœur. Tout s'est compliqué depuis ».
L'adulte regardant en arrière vers l'enfance avec une pointe de
nostalgie ne dirait pas autre chose. Mais la beauté du Secret de
N.I.M.H c'est justement de ne pas être un film sur l'enfance
mais un film de l'enfance. Bluth a fait le film
du petit garçon qui se levait aux aurores pour aller traire ses 24
vaches, et qui, à l'heure ou le rêve est encore un peu indistinct
de la veille, laisse vagabonder son imagination en regardant le
chemin qui rejoint l'étable. Peu de dessinateurs américains ont
réussi à exprimer, avec une telle évidence, le rapport au monde
qui est celui de l'enfance. Il y a quelque chose de Maurice Sendak et
de Max et les Maximonstres dans Brisby et le secret de
N.I.M.H
Une narration, en anglais, de Max et les Maximonstres (Where the wild things are). Réalisation d' amateur.
Et
comme dans Max, la première des émotions est sans aucun
doute l'angoisse. Le récit s'ouvre sur un vide qui pèse, un manque,
celui créé par la disparition de Jonathan Brisby, accompagné à
l'image par un vide qu'on comble, celui de la page blanche d'un
livre, parcouru d'une écriture dentelée par la plume de Nicodémus.
Un grimoire semblable à celui qui ouvre La Belle au bois dormant,
Merlin l'enchanteur, Pinocchio, Blanche-Neige, Cendrillon ou
Robin des Bois. Ce livre qu'on ouvre avant de plonger dans
l'histoire, c'est un peu le symbole de la tradition disneyienne. Mais
ici, le livre est abîmé, les pages déchirées, et les mots qu'on y
écrit n'ont rien de rassurant. « Jonathan Brisby est mort »
fait office d'il était une fois pour nous inviter dans l'histoire.
On
a déjà évoqué ici l'importance dans les films des années 80 de
la figure du père absent ou impuissant. Si elle n’apparaît pas
dans les années 80 (on pense au Jour où la terre s'arrêta )
elle y prend des proportions et une résonance remarquables,
notamment dans quelques films resté dans les mémoires de cette
année 82. Dans E.T, évidemment, mais aussi Blade Runner,
ou indirectement dans Poltergeist. « Jonhatan
Brisby est mort », laissant seule sa veuve, dont nous ne
connaîtrons jamais le prénom comme si elle devait porter le nom de
son mari tel le stigmate de ce qui lui manque tellement. Car sans
lui, les difficultés semblent insurmontables : comment, tout à
la fois, veiller sur les enfants, trouver un remède à la maladie de
Timmy et déplacer la maison menacée par le tracteur qui va bientôt
labourer ?
Nous
voilà, sans mise en garde, plongé dans un monde préoccupant, où le
jeu et l'insouciance ne semble pas avoir leur place. D'autant plus que
si Bluth nous présente les trois charmants enfants de Madame Brisby,
nous ne sommes jamais invités à nous identifier à eux, et ils
restent à l'arrière plan de l'action. Ils n'en sont jamais le
moteur, mais bien plutôt un rappel touchant de l'enjeu de tout ce
que doit entreprendre leur maman.
Et
ce n'est rien de dire que la tâche est herculéenne pour la petite
souris. Il lui faudra amadouer le vieil apothicaire Ages, qu'elle
trouvera non sans peine, sa boutique souterraine n'ayant pas vraiment pignon sur
rue, ramener le remède destiné à son fils en échappant au
titanesque et féroce chat de la ferme, affronter le vieux hibou au
fond de son trou infernal, dérober une amulette aux rats, chez qui
elle se fera plus d'ennemis que d'alliés, et enfin, trouver
suffisamment de foi pour activer la magie du bijou, seul artefact à
même de soulever la maison à temps. C'est l'ultime scène du film,
métaphore sans voile de l'accouchement et aboutissement du parcours
entièrement maternel de Madame Brisby.
Reliée
à la boîte qui contient ses enfants par un cordon ombilical de
ficelle, maman Brisby, par sa seule force intérieure, remet au monde
ses petits, la boite sortant d'une eau foetale inondée d'une lumière
dorée. L'or du couronnement pour une figure maternelle que le film
n'a cessé de célébrer. Que Le géant de fer, de Brad Bird,
soit le seul film récent à trouver grâce auprès de Don Bluth
n'est sans doute pas un hasard, c'est le seul autre dessin-animé
américain a avoir décrit avec autant de justesse le quotidien d'une
mère seule.
Mais
là où Bird pense récompenser son héroïne et rassurer son public
en redonnant un père à la famille monocellulaire, Bluth, lui, ose
ne pas finir son film sur l'union pourtant attendue entre Madame
Brisby et Justin, le courageux rat qui prend sa défense contre le
maléfique Jenner, tardive figure de méchant classique.
Mère
courage comme on en a vu peu dans le dessin-animé, Madame Brisby
est cette maman qui après avoir échappé de justesse à la mort,
rentrant épuisée et inquiète retrouver ses petits, trouve encore
la force de se faire bonne figure et de leur chanter la berceuse
qu'ils réclament. Interprétée par Sally Stevens et composée par
Paul Williams (Phantom of the Paradise, Noël chez les Muppets)
et Jerry Goldsmith, Flying Dreams, loin des insupportables
mièvreries ponctuant habituellement les dessins-animés, a la beauté
simple d'une vraie berçeuse. Une chanson à l'unisson de la
partition de Goldsmith, peut-être la plus belle musique
composée pour un dessin-animé, à laquelle le musicien consacra...
quinze jours ! Il n'en faut pas plus à un Goldsmith en état de
grâce, qui composera cinq films cette années là, parmi lesquels
deux autres chef-d'oeuvres : Poltergeist et Rambo (First
Blood). Une inspiration sans doute justifiée par le film que le musicien aimait au point de le montrer à Steven Spielberg, lequel contacta immédiatement Bluth et Goldman pour une collaboration.
Les deux hommes, qui traversaient depuis la sortie de Brisby un
désert sans projet cinématographique- et réinventaient l'air de
rien le character design de jeu video avec leur Dragon's
Lair- se précipitèrent.
Car
Brisby et le secret de N.I.M.H ne fut pas le succès espéré. On peu expliquer son échec
financier par une distribution catastrophique, en partie due
aux ennuis de United Artists, en charge du film. Mais on peut aussi y
voir, en fait, à la lumière de l'aura qui est aujourd'hui celle du
film, les prémices d'une lente mais vraie rencontre avec le public
valant bien plus que celle de ces films engrangeant toutes leurs
entrées en un week-end et garnissant un an après les linéaires des
braderies vidéo.
Brisby
et le secret de N.I.M.H est jusque dans son succès tardif, le
contraire de ces produits calculés, destinés au plus grand nombre,
et cherchant l'universalité en appliquant à tous les aspects du
film le plus petit dénominateur à même de fédérer le public. Le
film appartient à un registre indéfinissable. C'est un film de
fantasy : ll y a de la magie, des monstres, des
magiciens, des combats à l'épée, des royaumes souterrains. Il y a
de purs moments de comédie avec Jérémie le corbeau. Bluth cite la
féérie enfantine du répertoire traditionnel dans une scène
évoquant Casse-noisette. Et c'est aussi une œuvre de
science-fiction : les rats sont issu d'expériences menées en
laboratoire par des humains.
Les rats de N.I.M.H ne sont pas une convention de cinéma pour enfant, ils sont le produit d'expériences en laboratoire !
La scène nous le révélant est doublement osée : il s'agit d'un flashback, recours
peu fréquent dans l'animation (c'est qu'il ne faut pas embrouiller
les petites têtes blondes) mais aussi d'une dilution dans le récit
d'une convention de l'animation. En effet, Bluth nous révèle dans
cette scène que l'anthropomorphisme des souris, que nous avions pis
pour argent comptant, a en fait une explication narrative. Voir les
rats de NIMH avant leur transformation a quelque chose de dérangeant,
comme si, en négatif Bluth voulait souligner la beauté de ses
souris anthropomorphiques en associant celles, réalistes, des rats
de laboratoire aux vrais méchants de l'histoire, les savants qui
expérimentent sur eux. Ces expériences, dont la représentation
est effrayante, sont d'ailleurs ambiguës, puisque ce sont elles qui
rendent les rats intelligents et leur permettent de s'évader. Là
encore il fallait oser...
On
peut ne pas se reconnaître dans Brisby, on n'est pas obligé
d'être sensible à la poésie rurale qui habite tout le film, à ces
décors automnaux, que les dessinateurs semblent avoir peint dehors
un après-midi d'octobre, sur des chemins troués de flaques,
arpentés en bottes de caoutchouc. On peut trouver trop angoissant ce
monde de prédateurs sans pitié et ce prince qui ne fait pas de
votre mère une reine. Bluth a préféré aux beaux mensonges de ces
films qu'il a tant aimé la peinture du vrai cœur de l'enfance,
celui qui espère, inquiet, s'apaiser dans le sommeil bercé par la
voix de son irremplaçable maman. Ceux qui se souviennent du
soulagement qu'on éprouve alors, et qui suspend un temps les menaces
d'un monde qu'on devine « plus compliqué » continueront
à chérir longtemps ce film qui le raconte comme nul autre.
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