dimanche 14 octobre 2012

Revoir 1982 (14/31): The loveless



LES BEAUX GOSSES
The Loveless, Katheryn Bigelow, USA, 1982
Que vient faire ce Loveless dans des colonnes consacrées au fantastique ? On pourrait supposer qu'il y a là erreur d'aiguillage, et ce ne serait pas complètement faux. J'ai découvert jusqu'à l'existence de ce premier film de Katheryn Bigelow à l'occasion de notre voyage automnal en 1982, et d'une certaine façon, sur le seul nom de son metteur en scène, j'ai supposé qu'il devait sans aucun doute trouver naturellement sa place dans l'un de nos wagons. J'avais à la fois tort et raison, tort sur la forme, et raison sur le fond – l'année 1982 est pour nous le prétexte d'explorer un territoire depuis largement labouré, et en ce sens, le film de Bigelow appartient bien à la lignée qui nous intéresse.



The Loveless appartient au sous-genre du « film de motards », rameau du road-movie, genre américain, s'il en est. L'un des films les plus célèbres de ce sous-genre est le fameux Easy Rider de Dennis Hopper, considéré comme le point de départ du Nouvel Hollywood, cette parenthèse enchantée qui donna durant une grosse dizaine d'années, le pouvoir non plus aux producteurs, mais aux metteurs en scènes, jeunes, audacieux, et libres – le moment où cette génération issue du baby-boom allait prendre le pouvoir et changer le monde. Katheryn Bigelow appartient à cette génération, même si elle en représente l'extrémité « benjamine », mais elle a une autre caractéristique qui la distingue cette fois franchement des Coppola, Scorcese, Friedkin, Bogdanovitch, Malick, et autres Cimino : Katheryn Bigelow est une femme – l'une des très rares de cette génération encore marquée par la domination masculine.
En 1982, lorsque sort sur quelques écrans ce Loveless étrange et envoutant, la parenthèse enchantée est en train de se tourner définitivement. Cimino a plombé United Artists avec sa Porte du paradis qui avait tout de l'enfer, et les quelques auteurs auxquels on laisse désormais la bride sur le cou sont les golden boys qui ont explosé durant ces mêmes années, mais qui n'ont jamais vraiment fait partie de cette génération libertaire, les Spielberg, Lucas et bientôt Cameron – qui sera le mari durant un temps de notre Katheryn en question...
Et pourtant, l'on pourrait considérer ce film comme l'un des derniers avatars de ce mouvement cinématographique qui n'a cessé d'interroger les formes classiques du cinéma américain. The Loveless se situe dans les années 50, et nous présente la journée d'errance d'une bande de jeunes motards, et plus spécialement de leur « leader », Vance, interprété par un tout jeune et déjà très charismatique Willem Dafoe. La première étrangeté de cette histoire, c'est que s'il s'agit bien d'une histoire de motards, jamais durant le film ces personnages ne quitteront l'espace qu'ils ont investi à son commencement. Nous sommes dans une « zone grise », un espace mi-rural, mi-urbain, un poste -relais pour camionneurs, qui n'a d'autre légitimité que celle d'être entre deux points à relier. Un espace qui n'a pas de sens pourrait-on dire, ni un point de départ, ni un point d'arrivée. Nous ne quitterons quasiment jamais cet espace, qui se compose d'un snack-bar, d'une station essence, et d'un garage un peu minable. Nous sommes dans la marge, réellement, cet endroit où prennent racine ces héros qui n'ont plus nulle part où aller. Easy Rider est bien loin, et l'aventure américaine qui consisterait à remonter le continent pour faire le chemin inverse des pionniers du siècle dernier, est bien en rade : ces jeunes gens n'ont rien d'autres à faire que de passer le temps, en buvant, en se querellant, en flirtant, en contrariant le monde qui les entoure. Cet effet de langueur, voire d'ennui, donne au film toute sa force. Bigelow filme des gestes simples : Vance en train de manger ses œufs brouillés, l'un ou l'autre allumant cigarette sur cigarette, insérant une pièce dans un distributeur de coca-cola, et prenant le temps de siroter son soda – ou sa bière pour d'autres. Les personnages passent leur temps à « passer commande », à acheter tel objet de consommation, à consumer ce qu'ils ont sous la main. Un art de l'ennui, voilà ce qui semble dicter le comportement rebelle de ces jeunes voyous – nous savons dès les premiers instants du film que Vance et ses copains sortent de prison... Ces gestes simples, mais filmés de manière sophistiquée, donnent son étrangeté à ce film fascinant, et dont la fascination est précisément le sujet. Ces personnages qui s'ennuient mais ont pour seul but de se distraire, « to have fun », nous entraînent progressivement dans une torpeur dont la tension serait l'exact négatif, l'ombre toujours portée par la lumière qu'enregistre Bigelow. Tout cela ne pourra que mal se finir, nous nous en doutons dès le départ. C'est ce regard paradoxal porté par la cinéaste sur son histoire, ses personnages, son « topos », qui finira par induire quelque chose de littéralement fantastique dans ce film – et c'est pourquoi nous jugeons qu'il est légitime de l'évoquer !
Katheryn Bigelow est probablement l'une des cinéastes les plus intéressantes des années 80 et 90 à Hollywood, quand la plupart des movies-makers qui révolutionnaient la manière de faire un « gros » film, nous entrainaient dans un cinéma de plus en plus calibré pour le plus grand nombre. Near Dark, son film suivant, chef d'œuvre du genre dont je me permets de vous rappeler à son sujet de lire la chronique de l'ami Chef de gare (post du 17 octobre 2011 ), confirmera au plus haut point son talent et sa singularité dans un paysage de plus en plus conformiste. Lorsqu'intégrant un système hollywoodien plus traditionnel, elle réalisera Blue Steel ou Strange Days, et surtout Point Break, avec le beau minet de ces dames, le regretté Patrick Swayze, puis plus récemment, Démineurs, sur la guerre en Irak, elle conservera malgré les inévitables concessions au système, une patte bien à elle, et un regard sur ses personnages et leurs histoires, que l'on retrouve déjà dans ce Loveless.
Katheryn Bigelow filme des hommes, des vrais, des mecs, et elle aime ça ! C'est une constante dans son cinéma que cet attachement à traquer par l'image quelque chose de la virilité, à la fois celle qui classiquement s'attache au héros américain, que sa part d'ombre qui la fascine au moins tout autant. Bigelow a donc toujours aimé filmé les bad boys, ces américains virils et affirmés, mais qui renvoient à leur société bien-pensante et éventuellement puritaine comme leur reflet inversé, un effet miroir, qui semble justement être pour Bigelow le motif de leur séduction. Et que l'on ne s'y trompe pas : Bigelow ne cherche pas à avoir une lecture révisionniste du mâle américain, il ne s'agit jamais pour elle de trouver ce qui serait féminin chez ces grosses brutes qui se battent entre eux, pour savoir qui a la plus grosse – moto ou autre, mettez ce que vous voulez derrière...
Ainsi dans la première scène de The Loveless, Vance interrompt sa course pour venir en aide à une jeune femme dont la voiture a un pneu crevée. Après avoir pris un premier contact avec elle qui ne laisse pas connaître la réalité de ses intentions, il finit par lui changer sa roue, et prend en guise de paiement de ce service non réclamé, non seulement tout l'argent de la jeune femme, mais en plus un baiser forcé – dont on n'est pas loin de penser qu'elle ne lui aurait pas refusé s'il luiavait demandé. Toute la scène est filmée depuis le point de vue de la conductrice, dont, au détour d'une réplique, il est dit que c'est habituellement elle qui est payée pour ses services !, et Bigelow, loin de supprimer la tension inquiète qui habite ce personnage féminin, la transforme assez vite, dès que Vance se déshabille à-demi pour réparer la voiture, en une tension qui est au moins autant de désir que d'angoisse. L'érotisme rejoint ici la violence, et cette tension ne quittera jamais le film – ni l'œuvre de Bigelow.
Le mâle est un mâle aussi parce qu'il est violent, et c'est cela qui le rend désirable, voici ce que semble nous dire Bigelow. Savoir que moins de deux ans plus tard, son Cameron de mari mettra en scène un androïde à la musculature boursoufflée et à la pitié inexistante dans un film que je considère pour ma part par ailleurs comme un grand film d'amour – vous aurez reconnu Terminator, n'est-ce pas ? - n'est pas sans intérêt : dans le couple, le romantique c'est lui, pas elle, définitivement...Toutefois, si le mâle américain se caractérise par sa violence, celle-ci peut prendre de nombreuses formes, parmi lesquelles l'idée de possession est probablement la plus fréquente.
Les voyous de Bigelow n'existent que par ce qu'ils possèdent : leur look, leurs motos, leurs armes, l'ensemble des objets attachés à leur errance - les filles également. Avec eux, mais aussi avec ceux auxquels ils vont s'opposer, ces rednecks intolérants et dégénérés, ils composent une société de propriétaires, où posséder, c'est être. Là encore, loin de condamner au nom d'on ne sait quelle règle morale, Bigelow se délecte de cette image de l'Amérique. Son regard est fasciné par l'ensemble des signes de l'americana, jusque dans une célébration plastique qui donne toute sa beauté au film : les distributeurs et bouteilles de Coca-cola deviennent sous sa caméra de véritables œuvres d'art, de même que les pompes à essence ou l'intérieur d'un Dinner. Elle choisit souvent de long plans séquences fixes qui permettent aux personnages de s'épanouir dans ces décors littéralement dessiné : Hopper n'est pas loin, pas plus que Warhol, et Bigelow dans son film revendique une élégance de ce design de la société de consommation américaine des années 50, qui était peut-être encore un peu rare au début des années 80, et qui a prouvé 30 ans plus tard sa pertinence, quand Hopper est exposé avec le succès que l'on sait aujourd'hui à Paris...
Mais ce regard porté sur les « choses de l'Amérique » vient peut-être compléter celui porté sur les hommes : avec Bigelow, l'homme, viril, pugnace, libre pourrait-on dire, est finalement un objet comme les autres. Bigelow par là, avec son point de vue de femme, renverse le regard habituel sur l'opposition homme/femme dans le cinéma américain. L'homme devient une femme comme les autres, en ceci qu'il peut à son tour être filmé strictement comme un objet de désir. Ainsi me semble-t-il, Bigelow réinterroge la place des femmes dans ce cinéma forcément machiste. Et dans The Loveless, ce rôle est laissé à la jeune Marin Kanter – que l'on ne reverra guère au cinéma hélas – magnifique adolescente mutine et androgyne, au comportement sans cesse ambiguë et néanmoins affirmé. C'est d'une certaine façon le seul personnage à renvoyer Vance à ses propres contradictions, et globalement tous les hommes du film dos à dos – son père qui la possède comme une chose, de la même manière que Vance qui l'exhibe comme trophée. La fin du film est à ce titre tragique : si le combat des hommes pour cette jeune femme a bien lieu, peu importe qui le remporte, le personnage de Marin Kanter a décidé de quitter l'écran – elle se suicide... Vouloir posséder, c'est avoir et ne pas être finalement.
La dimension fortement homosexuelle masculine qui existe dans tout ce film et dans tout les films de Bigelow, renvoie aussi à ce malentendu entre hommes et femmes chez elle. Dans l'Amérique de Bigelow, tout se passe comme si la réalité de la sexualité, mode de pouvoir entre les hommes, ne passait par les femmes que parce qu'elle ne peut se passer directement entre eux. Pour le dire brutalement, chez Bigelow, l'Amérique ne cesse d'être une terre de cow-boys qui cherchent à s'enculer pour se montrer qui a la plus grosse. Là encore, il n'y a aucun jugement de valeur chez Bigelow à ce sujet, mais tout se passe comme si elle nous disait, à nous autres spectateurs masculins hétérosexuels : je sais exactement ce que vous voulez, parce que moi, je suis une femme, et que je veux la même chose que vous. Avec Bigelow, le cinéma de genre américain pratique sa mue féministe, mais non d'un féminisme essentiel, qui prétendrait que la femme est différente de l'homme, mais bien d'un féminisme égalitariste qui enfin filme les hommes comme les hommes filme les femmes. Ce renversement du regard, cette déconstruction du pouvoir esthétique du cinéaste mâle américain, et notamment du Nouvel Hollywood, constitue probablement l'une des dernières tentatives de subversion d'un certain cinéma américain.

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