LES BEAUX GOSSES
The Loveless, Katheryn Bigelow, USA,
1982
Que vient faire ce Loveless dans des
colonnes consacrées au fantastique ? On pourrait supposer qu'il y a
là erreur d'aiguillage, et ce ne serait pas complètement faux. J'ai
découvert jusqu'à l'existence de ce premier film de Katheryn
Bigelow à l'occasion de notre voyage automnal en 1982, et d'une
certaine façon, sur le seul nom de son metteur en scène, j'ai
supposé qu'il devait sans aucun doute trouver naturellement sa place
dans l'un de nos wagons. J'avais à la fois tort et raison, tort sur
la forme, et raison sur le fond – l'année 1982 est pour nous le
prétexte d'explorer un territoire depuis largement labouré, et en
ce sens, le film de Bigelow appartient bien à la lignée qui nous
intéresse.
The Loveless appartient au sous-genre du
« film de motards », rameau du road-movie, genre
américain, s'il en est. L'un des films les plus célèbres de ce
sous-genre est le fameux Easy Rider de Dennis Hopper,
considéré comme le point de départ du Nouvel Hollywood, cette
parenthèse enchantée qui donna durant une grosse dizaine d'années,
le pouvoir non plus aux producteurs, mais aux metteurs en scènes,
jeunes, audacieux, et libres – le moment où cette génération
issue du baby-boom allait prendre le pouvoir et changer le monde.
Katheryn Bigelow appartient à cette génération, même si elle en
représente l'extrémité « benjamine », mais elle a une
autre caractéristique qui la distingue cette fois franchement des
Coppola, Scorcese, Friedkin, Bogdanovitch, Malick, et autres Cimino :
Katheryn Bigelow est une femme – l'une des très rares de cette
génération encore marquée par la domination masculine.
En 1982, lorsque sort sur quelques
écrans ce Loveless étrange et envoutant, la parenthèse
enchantée est en train de se tourner définitivement. Cimino a
plombé United Artists avec sa Porte du paradis qui avait tout
de l'enfer, et les quelques auteurs auxquels on laisse désormais la
bride sur le cou sont les golden boys qui ont explosé durant ces
mêmes années, mais qui n'ont jamais vraiment fait partie de cette
génération libertaire, les Spielberg, Lucas et bientôt Cameron –
qui sera le mari durant un temps de notre Katheryn en question...
Et pourtant, l'on pourrait considérer
ce film comme l'un des derniers avatars de ce mouvement
cinématographique qui n'a cessé d'interroger les formes classiques
du cinéma américain. The Loveless se situe dans les années
50, et nous présente la journée d'errance d'une bande de jeunes
motards, et plus spécialement de leur « leader », Vance,
interprété par un tout jeune et déjà très charismatique Willem
Dafoe. La première étrangeté de cette histoire, c'est que s'il
s'agit bien d'une histoire de motards, jamais durant le film ces
personnages ne quitteront l'espace qu'ils ont investi à son
commencement. Nous sommes dans une « zone grise », un
espace mi-rural, mi-urbain, un poste -relais pour camionneurs, qui
n'a d'autre légitimité que celle d'être entre deux points à
relier. Un espace qui n'a pas de sens pourrait-on dire, ni un point
de départ, ni un point d'arrivée. Nous ne quitterons quasiment
jamais cet espace, qui se compose d'un snack-bar, d'une station
essence, et d'un garage un peu minable. Nous sommes dans la marge,
réellement, cet endroit où prennent racine ces héros qui n'ont
plus nulle part où aller. Easy Rider est bien loin, et
l'aventure américaine qui consisterait à remonter le continent pour
faire le chemin inverse des pionniers du siècle dernier, est bien en
rade : ces jeunes gens n'ont rien d'autres à faire que de passer le
temps, en buvant, en se querellant, en flirtant, en contrariant le
monde qui les entoure. Cet effet de langueur, voire d'ennui, donne au
film toute sa force. Bigelow filme des gestes simples : Vance en
train de manger ses œufs brouillés, l'un ou l'autre allumant
cigarette sur cigarette, insérant une pièce dans un distributeur de
coca-cola, et prenant le temps de siroter son soda – ou sa bière
pour d'autres. Les personnages passent leur temps à « passer
commande », à acheter tel objet de consommation, à consumer
ce qu'ils ont sous la main. Un art de l'ennui, voilà ce qui
semble dicter le comportement rebelle de ces jeunes voyous – nous
savons dès les premiers instants du film que Vance et ses copains
sortent de prison... Ces gestes simples, mais filmés de manière
sophistiquée, donnent son étrangeté à ce film fascinant, et dont
la fascination est précisément le sujet. Ces personnages qui
s'ennuient mais ont pour seul but de se distraire, « to have
fun », nous entraînent progressivement dans une torpeur
dont la tension serait l'exact négatif, l'ombre toujours portée par
la lumière qu'enregistre Bigelow. Tout cela ne pourra que mal se
finir, nous nous en doutons dès le départ. C'est ce regard
paradoxal porté par la cinéaste sur son histoire, ses personnages,
son « topos », qui finira par induire quelque chose de
littéralement fantastique dans ce film – et c'est pourquoi nous
jugeons qu'il est légitime de l'évoquer !
Katheryn Bigelow est probablement l'une
des cinéastes les plus intéressantes des années 80 et 90 à
Hollywood, quand la plupart des movies-makers qui révolutionnaient
la manière de faire un « gros » film, nous entrainaient
dans un cinéma de plus en plus calibré pour le plus grand nombre.
Near Dark, son film suivant, chef d'œuvre du genre dont je me
permets de vous rappeler à son sujet de lire la chronique de l'ami
Chef de gare (post du 17 octobre 2011 ), confirmera au plus haut
point son talent et sa singularité dans un paysage de plus en plus
conformiste. Lorsqu'intégrant un système hollywoodien plus
traditionnel, elle réalisera Blue Steel ou Strange Days,
et surtout Point Break, avec le beau minet de ces dames, le
regretté Patrick Swayze, puis plus récemment, Démineurs,
sur la guerre en Irak, elle conservera malgré les inévitables
concessions au système, une patte bien à elle, et un regard sur ses
personnages et leurs histoires, que l'on retrouve déjà dans ce
Loveless.
Katheryn Bigelow filme des hommes, des
vrais, des mecs, et elle aime ça ! C'est une constante dans son
cinéma que cet attachement à traquer par l'image quelque chose de
la virilité, à la fois celle qui classiquement s'attache au héros
américain, que sa part d'ombre qui la fascine au moins tout autant.
Bigelow a donc toujours aimé filmé les bad boys, ces américains
virils et affirmés, mais qui renvoient à leur société
bien-pensante et éventuellement puritaine comme leur reflet inversé,
un effet miroir, qui semble justement être pour Bigelow le motif de
leur séduction. Et que l'on ne s'y trompe pas : Bigelow ne cherche
pas à avoir une lecture révisionniste du mâle américain, il ne
s'agit jamais pour elle de trouver ce qui serait féminin chez ces
grosses brutes qui se battent entre eux, pour savoir qui a la plus
grosse – moto ou autre, mettez ce que vous voulez derrière...
Ainsi dans la première scène de The
Loveless, Vance interrompt sa course pour venir en aide à une jeune
femme dont la voiture a un pneu crevée. Après avoir pris un premier
contact avec elle qui ne laisse pas connaître la réalité de ses
intentions, il finit par lui changer sa roue, et prend en guise de
paiement de ce service non réclamé, non seulement tout l'argent de
la jeune femme, mais en plus un baiser forcé – dont on n'est pas
loin de penser qu'elle ne lui aurait pas refusé s'il luiavait
demandé. Toute la scène est filmée depuis le point de vue de la
conductrice, dont, au détour d'une réplique, il est dit que c'est
habituellement elle qui est payée pour ses services !, et Bigelow,
loin de supprimer la tension inquiète qui habite ce personnage
féminin, la transforme assez vite, dès que Vance se déshabille
à-demi pour réparer la voiture, en une tension qui est au moins
autant de désir que d'angoisse. L'érotisme rejoint ici la violence,
et cette tension ne quittera jamais le film – ni l'œuvre de
Bigelow.
Le mâle est un mâle aussi parce qu'il
est violent, et c'est cela qui le rend désirable, voici ce que
semble nous dire Bigelow. Savoir que moins de deux ans plus tard, son
Cameron de mari mettra en scène un androïde à la musculature
boursoufflée et à la pitié inexistante dans un film que je
considère pour ma part par ailleurs comme un grand film d'amour –
vous aurez reconnu Terminator, n'est-ce pas ? - n'est pas sans
intérêt : dans le couple, le romantique c'est lui, pas elle,
définitivement...Toutefois, si le mâle américain se caractérise
par sa violence, celle-ci peut prendre de nombreuses formes, parmi
lesquelles l'idée de possession est probablement la plus fréquente.
Les voyous de Bigelow n'existent que
par ce qu'ils possèdent : leur look, leurs motos, leurs armes,
l'ensemble des objets attachés à leur errance - les filles
également. Avec eux, mais aussi avec ceux auxquels ils vont
s'opposer, ces rednecks intolérants et dégénérés, ils
composent une société de propriétaires, où posséder, c'est être.
Là encore, loin de condamner au nom d'on ne sait quelle règle
morale, Bigelow se délecte de cette image de l'Amérique. Son regard
est fasciné par l'ensemble des signes de l'americana, jusque dans
une célébration plastique qui donne toute sa beauté au film : les
distributeurs et bouteilles de Coca-cola deviennent sous sa caméra
de véritables œuvres d'art, de même que les pompes à essence ou
l'intérieur d'un Dinner. Elle choisit souvent de long plans
séquences fixes qui permettent aux personnages de s'épanouir
dans ces décors littéralement dessiné :
Hopper n'est pas loin, pas plus que Warhol, et Bigelow dans son film
revendique une élégance de
ce design de la société de consommation américaine des années 50,
qui était peut-être encore un peu rare au début des années 80, et
qui a prouvé 30 ans plus tard sa pertinence, quand Hopper est exposé
avec le succès que l'on sait aujourd'hui à Paris...
Mais
ce regard porté sur les « choses de l'Amérique » vient
peut-être compléter celui porté sur les hommes : avec Bigelow,
l'homme, viril, pugnace, libre pourrait-on dire, est finalement un
objet comme les
autres. Bigelow par là, avec son point de vue de femme, renverse le
regard habituel sur l'opposition homme/femme dans le cinéma
américain. L'homme devient une femme comme les autres, en ceci qu'il
peut à son tour être filmé strictement comme
un objet de désir. Ainsi me semble-t-il, Bigelow réinterroge la
place des femmes dans ce cinéma forcément machiste. Et dans The
Loveless, ce rôle est laissé à
la jeune Marin Kanter – que l'on ne reverra guère au cinéma hélas
– magnifique adolescente mutine et androgyne, au comportement sans
cesse ambiguë et néanmoins affirmé. C'est d'une certaine façon le
seul personnage à renvoyer Vance à ses propres contradictions, et
globalement tous les hommes du film dos à dos – son père qui la
possède comme une
chose, de la même manière que Vance qui l'exhibe comme trophée. La
fin du film est à ce titre tragique : si le combat des hommes pour
cette jeune femme a bien lieu, peu importe qui le remporte, le
personnage de Marin Kanter a décidé de quitter l'écran – elle se
suicide... Vouloir posséder, c'est avoir et ne pas être finalement.
La
dimension fortement homosexuelle masculine qui existe dans tout ce
film et dans tout les films de Bigelow, renvoie aussi à ce
malentendu entre hommes et femmes chez elle. Dans l'Amérique de
Bigelow, tout se passe comme si la réalité de la sexualité, mode
de pouvoir entre les hommes, ne passait par les femmes que parce
qu'elle ne peut se passer directement entre eux. Pour le dire
brutalement, chez Bigelow, l'Amérique ne cesse d'être une terre de
cow-boys qui cherchent à s'enculer pour se montrer qui a la plus
grosse. Là encore, il n'y a aucun jugement de valeur chez Bigelow à
ce sujet, mais tout se passe comme si elle nous disait, à nous
autres spectateurs masculins hétérosexuels : je sais exactement ce
que vous voulez, parce que moi, je suis une femme, et que je veux la
même chose que vous. Avec Bigelow, le cinéma de genre américain
pratique sa mue féministe, mais non d'un féminisme essentiel, qui
prétendrait que la femme est différente de l'homme, mais bien d'un
féminisme égalitariste qui enfin filme les hommes comme les hommes
filme les femmes. Ce renversement du regard, cette déconstruction du
pouvoir esthétique du cinéaste mâle américain, et notamment du
Nouvel Hollywood, constitue probablement l'une des dernières
tentatives de subversion d'un certain cinéma américain.
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