METAL CHUCHOTANT
Les
Maîtres du temps- René Laloux- 1982- France, Suisse, Royaume-Uni,
République Fédérale d'Allemagne, Hongrie.
Produire
et distribuer un long-métrage d'animation est encore, au début des
années 80, une entreprise difficile, voir impossible si on ne bat
pas pavillon américain. Mais les missions impossibles, René Laloux
s'en ait fait une spécialité.
Les Maîtres du temps,
conçu, comme tous ses films, sur le fil du rasoir, s'ajoute au
panorama des long animés produit en 82, année décidément
exceptionnelle, en particulier pour l'animation. Exceptionnelle parce
qu'une majorité de ces films, sont des projets risqués, projets de
véritables auteurs, saisissant des opportunités pour se risquer à
l'expression personnelle plutôt que la reconduite de la formule leur
ayant apporté le succès. Ces films indissociables de leur créateurs
ce sont Dark Crystal pour Jim Henson, Brisby et le secret
de N.I.H.M pour Don Bluth et Les maîtres du temps pour
Laloux.
A
chaque fois la rencontre d'un réalisateur avec un univers graphique
très fort. Don Bluth a lui-même un coup de crayon immédiatement
reconnaissable et irresistible- expliquant par exemple la postérité
d'un personnage aussi peu developpé que le Dirk du jeu vidéo
Dragon's Lair. Jim Henson s'associera avec Brian Froud,
créateur obsédé par la figure du gnome et du gobelin, auteur d'un
des plus beaux livres sur le sujet « Les fées », pour
lequel il collabore avec Alan Lee, appelé lui aussi a une
contribution marquante au cinéma, avec Peter Jackson bien plus tard.
Laloux , qui pour chaque film, engage un dessinateur a l'univers
personnel très fort, va inviter Moebius.
A
ce moment-là, le génial dessinateur est en pleine période « Métal
Hurlant ». Fondateur et collaborateur régulier de la revue, il
y publie certains de ces travaux les plus essentiels, qui lui
ouvriront de nouvelles perspectives artistiques mais surtout qui
auront une influence difficile à déterminer tant elle semble
transversale et internationale. On pense bien sûr à l'onirique
Arzach, qui retient l'attention de Ridley Scott, lecteur du
journal, ou à The long tomorrow, dont l'histoire est due à
Dan O'Bannon un des auteurs à l'origine... d'Alien ! Le vaste
monde de la science-fiction et ses étendues stellaires paraît
parfois bien petit …
Si
petit qu'en France il est même minuscule. A tel point que Laloux,
malgré le succès de La planète sauvage peine terriblement à
mettre sur pied un nouveau film. A vrai dire, il est même impossible
de trouver un financement en France pour un long-métrage
d'animation. De guerre lasse, il se tourne vers la télévision, où
il semble plus facile de placer des projets. Comme celui d'adopter
une série de romans de Stefan Wul, auteur à la popularité aussi
longue que sa période créative fut brève. Six films de 52 minutes,
parrainés par Jean-Pierre Dionnet- alors tête pensante de Métal
hurlant- et Michel Gillet et produits par Jacques Dercourt. Une
première adaptation est rédigée avec le concours de Jean-Patrick
Manchette aux dialogues. Le budget disponible pour ce qui est encore
un pilote ne permet pas à Laloux de réaliser le film dans ses
propres studios, à Angers. Il est contraint de chercher à
l'étranger et s'installe pour 18 mois en Hongrie. Le studio angevin,
malgré quelques travaux de commande ferme ses portes. En voyant les
premiers rushs tournés, Dercourt s'emballe et veux sortir le film en
salle. Il faut donc maintenant réaliser un film plus long... pour la
même somme ! Le film est tout de même bouclé en 18 mois à
Budapest.
Pour
Laloux, « sur grand écran les spectateurs exigent une
richesse de l'animation, une souplesse du mouvement, bref une réelle
qualité ». Belle idée du spectateur, qui en dit plus sur
René Laloux et son respect du public que sur le public lui-même.
Rappelons qu'en 1985, le film tiré des Bisounours, tourné pour un budget 20 fois moindre attire plus
de spectateurs que Taram et le Chaudron Magique.
Pas
sûr que les jeunes têtes blondes soient tellement à cheval sur la
qualité de l'animation. Laloux, par contre, se fait un haute idée
du public. Il ne veut pas leur servir ce qu'il considère comme des
mièvreries : « Je ne veux absolument pas tricher avec
un enfant, je veux tout lui dire. Quand je fais un film, je me dis
qu'il ne faut surtout pas que le spectateur de quatre à dix ans
regarde ce même film avec condescendance ou mépris en arrivant à
l'âge de trente ans... » Les spectateurs les plus jeunes
des Maitres du temps ont dépassé les 30 ans, et le film est
toujours regardé aujourd'hui, sans mépris ni condescendance mais
plutôt avec admiration pour la ténacité de son réalisateur et
étant toujours sensible à sa poésie et son ton si particulier.
Pour
être touché par Les maîtres du temps, sans doute faut-il, un peu
comme Laloux, être mordu de science-fiction. Si le très joli
argument de l'histoire ne relève pas du genre, son développement
relève de la pure S.F tellement en vogue à l'époque. Quelque chose
de l'esprit de la revue Metal Hurlant, donc, et qui est bien
mieux traduit que dans l'affreux film de Potterton, sorti l'année
précédente paradoxalement adoubé par le journal.
Loin
des barbares musculeux et des aventurières de l'espace en string
c'est le sense of wonder, l'emerveillement propre au genre que
Laloux cherche- et trouve. La structure du film s'y prête
idéalement. S'il y a du suspens et un peu d'action, c'est surtout la
visite successive des différentes planètes et lieux qui constitue
la dynamique du film. On n'est pas dans l'effet catalogue un peu
morne mais plutôt dans l'exploration émerveillée d'un cabinet de
curiosité stellaire ou tout semble possible. Et Moebius, qui a conçu
les environnements et les créatures, la bride sur le cou, mais le
mors aux dents vu les délais, peu laisser vagabonder son
imagination. C'est un feu d'artifice ! Cherchant à repousser le
plus loin possible le sentiment de familiarité, le dessinateur
déroule des ribambelles de personnages, plantes, animaux et paysages
stupéfiants. Les formes, les couleurs, les sons même- travail très
soigné de Jean Pierre Bourtaye, Pierre Tardy et Christian Zanesi-
tout est dépaysant, unique, exotique et très original dans le
registre déjà bien codifié de l'aventure spatiale tout public. La
planète des Xuls, sur laquelle tout le monde a un corps d'ange et
pas de visage est peut-être restée la vision la plus marquante d'un
film qui en déborde.
J'évoquais
plus haut la beauté de l'argument initial. Rappelons-le. Piel, petit
garçon de 4 ou 5 ans, se retrouve seul, par un cruel concours de
circonstances le privant de la protection de son père sur la planète
Perdide. Disposant d'un micro lui permettant de dialoguer avec Jafar,
un ami de son père, il va être guidé en lieu sûr par un groupe
d'adultes en transit interstellaire, plus ou moins volontaires. Il y
a bien sûr là un parfum des Contrebandiers de Moonfleet, et
quelques traits du récit de piraterie, comme souvent avec le space
opera subsiste dans le film : pirates de l'espace, police
galactique équivalente aux militaires traquant les flibustiers,
contrebandier courageux transportant un trésor mal acquis... faire
du film un space opera mouvementé eut d'ailleurs été très
simple.
Laloux
préfère une narration moins frénétique, élaborée avec Moebius,
(sur un scénario de Laloux) qui dessine tout le storyboard. Le
récit, très bien construit, donne l'impression de pratiquer la
digression alors que chaque épisode trouve sa place dans l'économie
du film et qu'au bout du compte, rien ne semble déplacé ou
superflu. Le relief comique apporté par Jad et yula les deux
télépathes apporte un regard extérieur aux vicissitudes des
passions humaines, étrangères aux deux créatures, et offre
l'occasion à Manchette de signer quelques très beaux dialogues,
naïfs mais désabusés. Le récit parallèle du prince Matton et du
trésor qu'il veut mettre à l'abri au plus vite et que le détour
pour aller sauver Piel inquiète au point d'envisager de faire tuer
l'enfant amène une tension d'autant plus forte que Laloux, sans
tomber dans le mélodrame, nous montre un personnage par ailleurs
parfois séduisant, prête à guider, de sang-froid, un petit garçon
vers sa propre mort. L'issue de ce fil du récit- la destruction du
trésor- est amené par une ellipse particulièrement réussie et
osée, impliquant les deux télépathes. Succession d'épisodes en
apparence décousus, le film est pour Piel, qui n'en a pas
conscience, un véritable récit d'apprentissage, le confrontant à
la cupidité et l'abus d'autorité (Le prince Matton), à la loi du
plus fort (les prédateurs de Perdide), à la perte d'identité
accompagnant parfois l'admission dans une société (La planète des
Xuls), à la difficulté à se faire comprendre des autres alors
qu'on a le sentiment que ce que l'on ressent est évident (les gnomes
télépathes) mais aussi à la sollicitude des adultes (Jafar,
Sinbad, Belle), à l'amitié spontanée avec un semblable (les
mammifères de Perdide), à l'acquisition d'une confiance en soi et
ses capacités (l'exploration de la grotte). Si Piel ne vit pas à
l'écran toutes les péripéties- il ne saura rien des manigances du
prince, le spectateur, qui les voit toutes les relie à l'enfant.
Malgré son temps de présence réduit, Piel est la clef de voûte
qui donne son sens thématique au film.
La
conclusion, un deus ex-machina que Laloux parvient à nous faire
accepter tant il s'intègre naturellement au ton de tout ce qui a
précédé, implique un voyage dans le temps et un paradoxe temporel,
de ceux qui font courir un petit frisson sur l'échine de l'amoureux
de science-fiction et qui aboutit à un plan étrange empreint de
cette qualité presque métaphysique parfois associée au genre,
comme dans L'homme qui rétrécit, Star Trek le film ou
évidemment, 2001 Odyssée de l'espace.
Entre
Gandahar et La planète sauvage, Les maîtres
du temps complète une filmographie toute entière consacrée à
ce qu'on aime le plus dans la science-fiction : l'exploration
de l'humanité par un imaginaire cherchant à lui donner un sens en
reliant l'infiniment grand et l'infiniment petit, le début et la
fin. Ce que Laloux et Moebius réussissent de bout en bout avec une
poésie constante.
René
Laloux ne parviendra pas à financer son quatrième long, adapté du
roman A l'image du dragon, de Serge Brussolo. Mais le film
finira tout de même par trouver le chemin des écrans, en 2002,
réalisé par Philippe Leclerc et dessiné par Caza, qui avaient tous
deux collaboré avec le réalisateur. Après ce film, malgré la
multiplication, heureuse, des long-métrages animés produits en
France, et des tentatives intéressantes (Kaena, Renaissance,
Prodigies) personne n'a poursuivi, dans l'esprit, le
compagnonnage merveilleux que René Laloux entretint avec la S.F.
Raison de plus, s'il en faut encore une, de revoir et de chérir les
trois films qu'il nous laisse et qui résument à eux seul une époque
de rayonnement inégalé pour l'imaginaire des artistes français.
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