vendredi 9 octobre 2015

9/31 : La Femme sur la Lune (Frau im Mond), Fritz Lang, Allemagne, 1929. De 2h40’41’’ à 2h41’22’’



            Sur la Lune, Wolf Helius, premier homme à avoir posé le pied sur le sol du satellite, regarde s’éloigner la fusée qui ramène sur Terre les autres membres de l’expédition, dont son ami Hans et sa fiancée Friede, la femme du titre du film, dont Helius s’est épris. Alors qu’il prend la mesure de sa situation désespérée sur la Lune, une surprise l’attend pourtant, qu’il découvre à la toute fin de ce plan.
  



Il va être très difficile de nous livrer aujourd’hui à notre exercice quotidien… Ce n’est pas un plan qu’il nous faudrait commenter cette fois, mais toute une kyrielle, tant c’est faire offense au film de Lang de n’en retenir qu’un seul pour évoquer cette magistrale Femme sur la Lune ! Si, d’après le Chef de gare, les codes du cinéma de science-fiction n’existaient pas encore en 1924, mais s’affirmaient dans le sous-genre du Space opera dès 1936 avec le serial Flash Gordon, alors il faut bien admettre qu’une certaine Hard Science de cinéma est née presque toute casquée, si j'ose dire, en 1929 dans les studios allemands de la UFA. Si l’on se souvient que deux ans plus tôt, le même Lang avait déjà « inventé » la cité futuriste de Metropolis pour le même studio, on mesurera le génie de l’artiste. La Femme sur la Lune appartient non à la catégorie des pionniers, en dépit de son récit, mais bien à cette espèce autrement plus rare : les films séminaux, à partir desquels se décline toute l’histoire d’une forme – en l’occurrence la science-fiction, la "vraie", au cinéma. Certes, ce genre n’a probablement pas tout à fait connu la postérité du film policier ou de la comédie musicale, mais il est manifeste que Lang dans ce film pose les bases toujours inchangées de l’épopée spatiale – on pourrait même dire de "l’Odyssée de l’espace". Que Kubrick ait voulu quarante plus tard mettre en scène le « légendaire bon film de science-fiction » raconte quelque chose de son rapport arrogant au cinéma : ce film légendaire, il existait depuis l’origine du genre au cinéma, c’est La Femme dans la Lune !


Le Chef de gare évoquait hier la tendance « post-moderne » du Space opera contemporain avec Star Trek. D’une certaine façon, en dépit de sa grammaire expressionniste, souvent mal comprise, La Femme sur la Lune est un grand film classique, parce que toute évolution du genre à sa suite ne pourra se situer, consciemment ou non, que par rapport à lui. Le post-moderne, et avant lui, le moderne, ne le sont que parce qu’ils s’inscrivent dans une histoire, dont le moment classique est l’axiome intangible. On mesure là la prétention assez vaine d’un Kubrick, au demeurant auteur entre deux époques… 


Mais puisqu’il ne fallait conserver qu’un plan pour évoquer ce chef d’œuvre, j’ai décidé de négliger paradoxalement l’ensemble de ces formes séminales, et notamment toutes celles qui ont engendré les figures obligés du genre (modélisation visuelle de l’expédition, mise en place monumentale du vaisseau, départ devant l’enthousiaste public, compte à rebours, apesanteur, premier pas sur l’astre étranger, etc.) à la puissance évocatrice que l’on retrouve jusque à nos jours – nous y reviendrons au cours de ce mois -, pour me concentrer sur l'enjeu central du récit : l’histoire d’amour malheureuse du personnage principal. Le plan proposé nous présente la réaction d’Helius dans l’instant où son impossible amour, Friede, compagne de son camarade, quitte la Lune et l’abandonne à sa solitude. Néanmoins, cette « rupture », c’est Helius qui l’a décidée. Suite à la malveillance d’un tiers personnage, le mystérieux Turner, membre lui aussi de l’équipage de cette première mission sur la Lune, les réserves d’oxygène de la fusée se sont trouvées réduites, et il a fallu que l’un des quatre survivants de la mission (Helius, Friede, Hans, l’enfant passager clandestin Gustav) soit désigné pour rester sur l’astre afin de permettre aux autres de rejoindre sans danger la Terre. Alors que le sort – un jeu de courte paille - avait désigné Hans qui égoïstement ne pouvait admettre son sacrifice, Helius, après avoir drogué Friede et Hans, décide de prendre sa place et de se sacrifier ainsi pour sauver son ami, son aimée, et par la même occasion, leur couple…


Au début de ce plan, Helius, qui a programmé le départ de la fusée avec Gustav, contrôle l’heure de départ de l’engin : tout vient de se passer comme prévu, à l’heure convenue, la fusée s’est élancée vers la Terre, et désormais Helius, le Héros, se retrouve seul sur la Lune. Une histoire d’amour malheureuse, comme toutes les grandes histoires d’amour, dans l’instant où elle semble s’accomplir. Nous sommes à la toute fin du film, et la célébration romantique du héros sacrifié pourrait conclure le film. Toutefois, Lang s’attarde sur son personnage, et loin de nous le décrire ferme et résolu dans son attitude, il en souligne la faiblesse, ce moment où l’acte de courage effectué, c’est toutefois le même désespoir que celui auquel était voué le lâche Hans par anticipation, qui prévaut. Helius semble à cet égard comme retenu sidéré dans le plan : après avoir longuement fixé son regard sur le « dessus » du plan – le vaisseau, et son amour, en partance –, son visage se tourne vers nous, devant lui, et son regard caméra semble comme chercher une présence qu’il ne trouve pas. Il se cache alors les yeux dans les mains, avant d’admettre, tête baissée, que seul, absolument seul, il n’a plus désormais qu’à « quitter la scène ». Ce long plan qui nous présente un homme qui désespère et vient pourtant d’accepter de renoncer, nous apporte toutefois en conclusion une surprise qu’il nous reste à découvrir. Face à la solitude et à la mort, quelque chose d’inédit peut encore advenir. Il nous reste toujours la possibilité d’un nouvel espoir… Même, et surtout, si celui-ci demeure encore hors-champs. 


C’est là la magie du cinéma que de jouer de ce qui n’est pas présent, mais reste à venir, dans le flux du l’attente créé par ce qui déborde de l’image. Des plans au cinéma, on ne fait pas des images mais on agence celles-ci, on leur donne une suite, presqu’au sens musical du terme, dans ce qui ne peut plus s’apparenter à la stricte captation d’un réel même chimérique, mais qui a à voir avec la grammaire d’un langage. Ce long plan rapproché, fixe, plastiquement très austère – les nuances de gris du désert lunaire derrière le personnage sobrement vêtu – ne possède nulle sophistication. Toutefois la limite technique apparente s'assume comme telle chez Lang : la sécheresse de cette image, c’est aussi celle de la Lune, et celle de la situation d’Helius. A l’inverse de chez Méliès, où la déficience était l’envers de la promesse des extravagances à venir, Lang assume même le mutisme de la bande-son. Le regard caméra d’Helius, son visage caché dans ses mains, se dispensent de tout « commentaire » par le verbe, le son ou même la musique – même si le film était évidemment accompagné durant son exploitation. On pourrait presqu’imaginer qu’à cet instant précis, l’image se suffit complètement à elle-même, et que le « pianiste » cède un instant au silence de ces espaces infinis face auxquels l’homme se sent si petit et si seul, comme borné dans le seul espace étroit du plan.


Cette question du départ et de l’abandon consécutif est probablement commune à la science-fiction et à quelques autres genres, que l’on pourrait regrouper sous le terme d’épopée, comme je l’évoquais en début de cette chronique. Si l’enjeu de l’amour me semble à ce point consubstantiel de la science-fiction – et fait le lien des chroniques de ce mois à tirer des plans sur la comète – c’est que le sentiment amoureux n’est jamais aussi fort que dans le moment de sa souffrance : c’est lorsqu’il est absent que l’objet de notre amour se rappelle le plus à notre sensibilité. Ce que mentionnait hier le Chef de gare au sujet de Star Trek me semble devoir être ce qui fait la science-fiction au cinéma dont la capacité d’émerveillement ne relève au fond jamais que de notre expérience la plus intime : peu importe l’endroit de l’Univers où l’on se trouve, c’est le fond de notre cœur qui fabrique notre identification au récit des Voyages fantastiques que l’on nous propose. Il y a là sans doute quelque chose de commun à Star Trek et à La Femme sur la Lune. La vraie différence, c’est que la science-fiction, au cinéma, dans sa forme la plus aboutie ne traite QUE de ces départs pour les espaces infinis, dont le corollaire est l’improbable, voire l’impossible retour. Rester ou partir, alors que l’on aime ici et maintenant, être ensemble et demeurer ou devoir se séparer pour avancer, voilà ce que l’on avait déjà eu l’occasion un instant de théoriser au sujet de l’ultime scène d’E.T. de Spielberg, film sur et de l’enfance. Ce motif me semble être le cœur du film de Lang, depuis ses premières scènes jusqu’à son ultime dénouement.


Que Lang ait lui-même finit par prendre le chemin de l’exil après avoir « abandonné » sa compagne Thea von Harbou, co-auteur du film, lors même qu’elle cédait aux sirènes du nazisme triomphant au début des années 30, pourrait nous rendre cette scène comme la prémonition d’un dilemme dont la fiction peut nous permettre de rêver qu’il se résolve par l’accomplissement : à l’Exode se substitue comme un retour à l’Eden. Sur ces planètes libres de toute complication sociale, il est encore possible de fantasmer une vie débarrassée des contingences de l’espace et du temps, juste avec ceux que l'on aime. 

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