vendredi 2 octobre 2015

2/31 : Cloud Atlas, d’Andy & Lana Wachowski et Tom Tykwer,USA/Allemagne, 2012. De 9’10’’ à 9’14’’







Cambridge, 1936. Dans ce film aux multiples récits entrecroisés, ce plan intervient comme le premier de la nouvelle histoire qui va nous être exposée. Une voix off masculine, celle dun personnage que lon ne connaît pas encore, sadresse à un(e) certain(e) Sixsmith, auquel est adressée la prière suivante : « Jespère que tu auras le cœur de me pardonner. »

Mon premier choix, sil nest pas rigoureusement tiré dun film "spatial", nous présente en son centre le motif même de notre mois stellaire : une comète. Observons attentivement ce plan de quatre secondes : se tient en son cœur même cette image de lastre chevelu. Le léger travelling avant qui l'anime, prend comme point de convergence ce que lon saisit dabord comme une tache sur une peau, une imperfection dermatologique. De fait, nous ne comprenons le sens, la forme devrait-on dire, de cette anomalie, que parce que dans les minutes précédentes, nous lavons déjà rencontrée.

Cloud Atlas est un film sinon à sketch - encore que cette définition pourrait en partie lui être appliquée - tout au moins à multiples entrées. A 910 du début du film, et alors que nous ont déjà été exposées au moins trois des six histoires qui vont sentremêler durant les deux heures cinquante que dure le film, souvre pour nous un nouveau récit, dont le premier plan est celui-ci si lon excepte le carton qui nous indique le lieu et l’époque. A ce moment du film, les trois autres récits déjà exposés nous ont habitué au mode de narration multiforme très typé : le premier d'entre eux se situe dans ce qui semble être un futur post-apocalyptique très "consacré" par le genre, avec retour à lhabituelle barbarie des forts contre les faibles, nature sauvage et ruines des monuments de la civilisation, le second se déroule dans une période proche de la nôtre, les années 70, sur le mode assez traditionnel, dès lors quil sagit de se remémorer ces années-là, du thriller, avec poursuite en voiture et mystère post-Watergate, enfin le troisième récit débute au mitant du XIXème siècle et nous conte comment un jeune américain de bonne famille se trouve confronté à lautre bout du monde à la réalité de lesclavage dune population indigène. Dans tous les cas, quelque chose de lordre dune violence structure le récit dans ces trois premiers segments du film : la barbarie, le ténébreux, lasservissement. Sur lun des personnages engagés dans chacun de ces récits nous avons pu remarquer lapparition furtive de cette tache stellaire en forme de comète. Néanmoins, ce quatrième récit est le premier à souvrir par lobservation attentive de ce signe. Et si le travelling nous permet de saisir quau cœur de ce plan se tient ce symbole, cest dabord tout le reste qui attire notre attention.




Nous voyons dabord une peau nue, pas de doute. Nous le percevons par sa couleur, sa "texture", mais aussi et surtout par la situation du corps auquel elle est attachée : larrondi des hanches souligne la posture languissante du personnage qui nous est présenté. La nudité, la finesse de la chute de reins, la position couchée, les draps blancs, nous sommes là dans la traditionnelle exposition dun corps érotique, que lon pourrait décrire comme "après lamour". Après tout, à la suite de lanticipation sauvage, du thriller afro-américain ou de la comédie historique, pourquoi ne pas ouvrir ce nouveau récit sur un mode lui aussi suffisamment identifiable quant aux codes de narration du cinéma ? Mais, et cest là lintérêt de ce plan à mon sens, ce qui nous est montré ici, de manière suffisamment furtive, ne colle pas avec ce que lon attend a priori ni dun tel film, ni même, dans l'économie de ce film, dun récit supplémentaire à la suite des trois précédents. Les quelques secondes durant lesquelles nous regardons nous admirons ? ce corps nu, ne nous laisse pas le temps de comprendre tout de suite de quoi il sagit. Bien sûr très vite, la présence dun corps supplémentaire, celui sur lequel est appuyé ce premier, nous apparaît, de manière très parcellaire un bras seulement. Mais lintérêt de la confusion générée par ce plan opère alors : qui regardons-nous ?

Nous pourrions redoubler la question ainsi : qui regarde celui que nous regardons ? Vraisemblablement ni lun, ni lautre des personnages pris dans cette situation érotique. Le point de vue du plan se révèle alors dans son ambivalence : nous ne savons ni qui regarde, ni qui nous regardons. Seule la voix off tente de nous renseigner. Cette voix masculine qui sadresse à un autre personnage, est-ce celle de celui qui nous est présenté là ? Est-ce la voix de lautre, celui dont on ne sait sil dort ou sil est éveillé, et "nous" parle ? L’économie de ce premier plan nous introduit ainsi ce quatrième récit sur le mode de lambivalence, et partant du malentendu. Ce que soulignent encore les propos entendus en voix off.

Il est bien certain que la résolution de cette inaugurale confusion cinématographique participe du cœur du projet du film des Wachowski : l'histoire damour forcément malheureuse dont il va désormais être question, est celle de deux hommes, que les circonstances et l’époque ne laisseront pas saimer librement. La violence est à nouveau là, mais se trouve exprimée à l'image et vécue par le spectateur comme lenvers de ce moment de douce félicité, dont il fallait conserver le caractère érotique, tout en lui ôtant son éventuelle charge liée à une quelconque orientation sexuelle. Pendant quelques instants, la plastique littéralement androgyne de Ben Wishaw nous abuse et pourtant, par là même, rend grâce à un sentiment universel, qui na que faire paradoxalement du sexe : le désir amoureux. Ces quelques secondes fabriquent un trouble, à partir duquel va pouvoir s'appuyer désormais le regard du spectateur - et pour avoir vu le film en salle en présence d'un groupe d'adolescents braillards venus manger du pop-corn devant des combats au ralenti, du moins le pensaient-ils, je peux vous dire que ça marche...

Ce procédé de laltération, qui prend notamment la forme du camouflage des comédiens par le maquillage, si nombreux dans Cloud Atlas, est typique du projet des Wachowski : si tout ce qui constitue le monde social nest que convention, quil sagisse de lesclavage, du racisme, de largent, des médias, etc., alors nous pouvons  nous permette de renverser ces conventions, cest-à-dire les contester, voire les retourner. Les esclaves peuvent devenir maîtres, et les maîtres esclaves, les noirs devenir blancs, les jeunes vieux, et les hommes se transformer en femmes à linstar de Ben Wishaw, l'acteur, dont le personnage à la sexualité hétérodoxe dans ce milieu de vingtième siècle encore moralement corseté, laisse place à un autre personnage, féminin, dans l'un des autres segments du film. Tout est possible, semblent nous dire les Wachowski, qui assument le choix de faire jouer des personnages "visiblement" aux antipodes par le même groupe de comédiens, geste de mise en scène s'il en est, si l'on se souvient que le cinéma retrouve ici quelque chose de l'art forain dont il est issu. Tout n'est que convention, jeu, code pour le dire avec un terme caractéristique des créateurs de Matrix.

Seul un sentiment semble en mesure de transcender cette réalité littéralement composée de codes, celui de l'amour, comme c'était également le cas dans la fameuse épopée cybernétique. Comme en écho à cette série et à son contexte informatique, il m'apparaît impensable que les Wachowski, trop fins connaisseurs de l'histoire des sciences et des technologies, aient choisi innocemment de déplacer les débuts de l'aventure de Robert Frobisher, le jeune homme dont le corps nous apparaît dans ce plan, de la ville de Bruges, dans le roman de David Mitchell, à Cambridge et ses campus, et de l'année 1931 à 1936. Cette année-là, à Cambridge, un jeune mathématicien anglais allait inventer une machine toute de convention, une pure fiction théorique, dont la postérité allait changer le monde. Alan Turing fut le premier fondateur de cette nouvelle discipline de l'informatique, cette science du code, cette théorie de l'information, qui prétend rationnaliser à l'extrême jusqu'à notre langage le plus intime. Qu'il fut homosexuel, malheureux en amour et finalement ostracisé par la société hétéronormée de son époque, jusqu'à le pousser au suicide, à l'égal du personnage incarné par Ben Wishaw, et qu'il fut en quête de ce même absolu de langage - la musique pour Frobisher - qui permet de se déjouer des conventions que l'on prend pour le réel, et de traverser temps, espaces et origines, voilà également qui n'est pas sans résonner avec ce petit symbole d'une comète, cet astre errant, traditionnellement porteur d'oracles à déchiffrer, autre grand thème "wachoskien".

Si cette histoire est celle qui nous touche le plus parmi toutes celles racontées dans Cloud Atlas, c'est peut-être qu'elle est celle qui correspond le plus aux propres interrogations des Wachowski, qui furent deux frères avant d'être frère et soeur. Cette quête d'une liberté totale jusque dans ce qui semble nous être le plus propre et le plus intime, notre sexe  biologique, est celle d'un absolu dont la science-fiction porte le projet : le ciel au-dessus de notre tête et l'amour au fond de nos coeur, pour paraphraser un certain philosophe, voilà ce qui pourrait constituer le socle pour les deux rameaux d'une certaine science-fiction, dont cette "cartographie des nuages", expression toute impossible apparemment, dit quelque chose d'assez analogue à l'idée même de "tirer des plans sur le comète" : un programme inatteignable et pour cette raison toujours recommencé.


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