lundi 12 octobre 2015

12/31 : Cargo, Ivan Engler et Ralph Retter, Suisse, 2009. De 0h4’17’’ à 0h5’22’



Un travelling avant sur une immense station orbitale nous introduit dans une galerie fatiguée aux apparences de salle d’embarquement. Le plan s’achève sur un personnage féminin, qui soudain inquiète se tourne vers nous. 



          La durée de ce plan, inhabituelle dans un film qui revendique son appartenance au genre, nous renseigne dès l’abord sur le projet des deux cinéastes aux commandes de ce « petit » film de langue allemande, particularisme suffisamment rare dans la constellation du cinéma de science-fiction contemporain pour mériter d'être mentionné ici. Ce long travelling entre deux espaces, celui infini des immensités interstellaires, et celui enclos et étouffant d’une galerie surpeuplée, pose la crise, au sens littéral du terme, qu’il s’agira de tenter de résoudre durant tout le film. C’est que ce plan est d’abord celui du passage d’une modalité du regard à une autre. 


         Les quelques plans qui ont précédé, nous ont en effet, déjà marqué par leur beauté plastique. Aujourd’hui, magie des effets numériques, il n’est plus nécessaire de disposer de centaines de millions de dollars pour parvenir à composer quelques plans stupéfiants, dont le gigantisme nous émeut forcément. Lorsqu’en plus, ces images s’accompagnent d’une musique à la force lyrique indéniable, l’exaltation propre au genre sur grand écran opère et nous plonge dans une sidération fascinée, qu’il s’agit toutefois désormais d’interroger. Après tout, rien de bien nouveau ici, c’est exactement selon ce régime esthétique que fonctionnait par exemple le Metropolis de Fritz Lang, dès les années 20’. Ce qui est nouveau, c’est que dorénavant, la moindre petite production européenne peut se permettre de rivaliser avec ses grands concurrents, notamment hollywoodiens, et parfois, comme c’est le cas dans ce Cargo à l'intérêt certain, poser la question du statut de ces images avec une acuité toute éclairée – il est vrai que le fait de n’être habituellement pas pourvoyeur de ces grands emblèmes rend peut-être plus critique ce cinéma de la marge, fétichiste et néanmoins frondeur. 


          Le plan en question déroule donc l’aporie initiale entre la richesse du registre formel et la misère de ce dont il est en fait question. Notre regard, d’abord subjugué par ce voyage dans une cité de l’espace, finit par s’enfoncer dans un référent trop familier à nos yeux du XXIème siècle : le ballet majestueux des engins spatiaux circulaires – Kubrick n’est décidément jamais très loin – a laissé place au spectacle de réfugiés misérables et malheureux. Ou plus exactement, la première représentation est comme repliée sur la seconde, puisque cet imposant bâtiment sidéral n’est que l’Arche ultime et lamentable des derniers habitants d’une Terre en train de mourir. De la fascination pour le génie humain à la répulsion vis-à-vis de notre propre capacité d’autodestruction, il n’y a qu’un pas : celui que franchit ce travelling depuis l’extérieur de la station jusqu’en son sein. 


           Le traitement du son, et notamment de la musique, participe de ce « montage » sans coupe. Tant que le travelling n’a pas pénétré l’intérieur de la station, la musique, grave et solennelle, accompagne notre regard tout empreint d’émerveillement devant les prodiges de l’ingénierie humaine. Dès lors que nous sommes « entrés » dans la station, cette même musique, qui un instant a marqué une pause, ne résonne plus tout à coup que comme l’élégie de ce qui est désormais perdu. Le son environnant, absent, par définition, des espaces interstellaires, remplit cette zone recluse d’éléments qui nous sont étrangement familiers : indicatif d’une annonce publique que l’on peut entendre dans nos aéroports, musiques entêtantes de jeux vidéo, accompagnements de bulletins d’informations sur de multiples écrans, toux et pleurs, etc. Toute une grammaire sonore de l’attente, traitée ici comme une angoisse sourde et persistante. L’ajout de cette bande sonore participe de la subversion de la partition majestueuse initiale en un accompagnement mélancolique de notre nouveau regard sur la situation. 


           Car ce qui s’est perdu dans ce franchissement du plan général au plan rapproché, c’est précisément l’illusion dans notre regard. Malgré toute la qualité hallucinatoire de tous les effets spéciaux du monde, la réalité est triste, elle est prosaïque et déprimante. Elle est surtout l’éternel retour du même, de ces mêmes cohortes de gens qui fuient un monde en proie au chaos et à la mort, et qu'évoquais par exemple hier le Chef de gare en conclusion de sa chronique de Gattaca. Nous entrons là dans l’un des grands motifs du genre, qui n'est pas si loin de ce que nous pouvions développer au sujet de la fascination du Voyage, ou du ravissement intime du Départ - mais sur un mode beaucoup plus mélancolique : l’Exil, thème universel s’il en est. Au cinéma, et peut-être plus encore dans la science-fiction, ce motif a d'abord pour vocation de permettre de dessiller le regard, des personnages tout autant que des spectateurs. L'exil au cinéma, c'est d'abord celui de la "belle image". 


          J’évoquais Metropolis au début de cette chronique. Cette question du regard porté sur un monde fascinant qu’il s’agit de « déflorer », me semble être l’un des grands topos de la science-fiction, depuis que celle-ci au cinéma a commencé à structurer ses codes. Loin de ne se constituer qu’en dystopie, cette construction d’univers dont l’envers semble révéler, presqu’au sens photographique du terme, l’antithèse d’un monde peut-être trop vite vu comme une possible utopie, participe à remettre en cause la vertu du regard. Ce que l’on voit est-il ce qui est à voir ? Il y a là une interrogation presque ontologique du cinéma à son propre sujet. Que la science-fiction se soit très tôt emparée de cette question est au fond plutôt une bonne nouvelle : nous avons déjà souligné que ce genre repose et se constitue sur l’illusion fondatrice du cinéma. Que cette capacité puisse se trouver ramenée à sa place, voilà ce qui permet aussi de conserver son crédit à ce cinéma, qui peut donc se constituer sur sa propre crise


       Ce type d’argument fut à l’origine d’une décennie particulièrement prolixe dans le cinéma qui nous intéresse, celle des années 70’. On a à ce sujet pu défendre ailleurs dans ces colonnes que c’est durant cette décennie que le cinéma de science-fiction le temps d’une « parenthèse enchantée », échappa à son habituel statut de divertissement puéril, pour interroger le monde contemporain et son entrée en crise, morale, politique, écologique… Ce cinéma faisait fond sur une certaine défiance à l’égard de toute représentation autorisée, et « fonctionnait » en grande partie sur le sentiment de la paranoïa, c’est-à-dire du point de vue du cinéma, de l’image derrière l’image – du plan à l’intérieur du plan, pourrait-on extrapoler. C’était vrai par exemple à l’aube de cette décennie de La Planète des singes, où l’image finale permettait une remise en perspective toute prophétique des angoisses du moment, mais c’était vrai également d’autres films, comme Soleil vert, ou L’âge de Cristal, et d’autres encore sur lesquels nous reviendrons, et qui constituaient leur « révélation », en grec « apokalupsis », à partir d’un changement de point de vue sur leur monde.


            Ce Cargo qui nous présente au mitant de cette séquence, un plan dans le plan, dans lequel se tient un monde finalement très proche du notre, après nous avoir décrit un environnement futuriste apparemment très lointain, prend acte de ce rapport ambivalent à l'image : cette cyclopéenne station orbitale, qui virevolte dans les immensités stellaires, image de l'altérité absolue à notre condition, c'est pourtant notre monde, mais comme emprisonné dans une énorme boite de conserve. Certes, les espaces infinis sont fascinants, mais si la destinée véritable de l'Homme n'était autre que celle de cette promiscuité vitale ? Le film s'est ouvert avec l'image exactement inverse de ce plan : une femme seule, qui caressait les blés mûrs d'un paysage qui avait tout de la pastorale. Cette scène n'était pourtant qu'un rêve, de ceux que nous propose la publicité, qui pour mieux nous convaincre de fuir le réel étriqué nous vend des mirages pour horizon. Cette conquête de l'Ailleurs, ce fantasme de l'Utopie, c'est toutefois aussi le moteur - littéral - de la science-fiction et de ses fusées en partance pour d'autres univers, loin, très loin de ces mondes qui tournent en rond. Mais que cachent en réalité ces chimères ? 


            Tout le film se construit sur ce paradoxe : au fur et à mesure du déploiement du mystère à résoudre, la désillusion s'impose. Passer de l'autre côté du miroir et voir le réel derrière l'image peut, au nom de la vérité, tuer l'espoir des lendemains qui chantent. Le regard inquiet de Laura, en conclusion de ce plan, fabrique comme un raccourci initial au programme du film : les cieux ont parfois des promesses amères...

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