lundi 31 octobre 2011

35-36 La nuit démasque : Halloween, John Carpenter, Etats-Unis, 1978, Halloween, Rob Zombie, Etats-Unis, 2007



Halloween, John Carpenter, Etats-Unis, 1978
Halloween, Rob Zombie, Etats-Unis, 2007



Depuis le succès du remake de Massacre à la tronçonneuse, produit par Michael Bay, la reprise de grands succès du cinéma d'horreur des années 70 et 80 focalise l'interêt et les investissement des producteurs hollywoodiens. Avec de bonheurs plus ou moins variés.



Echappé du hard rock le plus forain, Rob Zombie éveille l’intérêt du landerneau des amateurs de fantastiques avec La maison aux 1000 morts,et hérite de la lourde responsabilité de mettre au goût du jour le classique fondateur du slasher, Halloween, de maître Carpenter.

 

Lorsqu'on lui commande Halloween en 1978, John Carpenter n'a réalisé que deux films, dont le premier, semi-professionnel, expérimental, ne connait qu'une diffusion confidentielle. Le second Assaut est lui-même un remake déguisé et partiel de Rio Bravo. Les qualités du film retiennent l'attention des producteurs. Mais on imagine que le scénario, originellement intitulé « The baby-sitter murders » et centré sur des adolescents, ne passionne pas Carpenter. Il ne reviendra au teen age, qu'à l'occasion de Christine, autre commande contrainte par les échecs répétés de se derniers films.

Rob Zombie va lui aussi répondre à une commande, d'un film mettant en scène des adolescents et à leur destination. Il pourrait parier sur l'ignorance de son public pour refaire le film à l'identique, simplement remixé, ce que lui demandent certainement ses producteurs. Mais son amour authentique pour le genre lui inspire heureusement les plus hautes exigences quant à la fabrication de son remake.



Dans le ressac de ce genre à bout de souffle qu'est le slasher, que reste-t-il entre les mains de Rob Zombie, du Halloween de 1978 ? Autrement dit, quelles sont les images de Carpenter qui survivent dans l'inconscient collectif en 2007 ?



Un tueur mécanique au masque effrayant d'inexpression, privilégiant l'arme blanche massacre des adolescents fornicateurs, fréquentant tous la High-school de cette banlieue résidentielle aux maisons interchangeables.



L'assassin urbain et sophistiqué de la vieille Europe, dont les mobiles résistent en général au moins 1H23 aux interrogations des enquêteurs, traversant l'atlantique s'est transformé en un tueur aux pulsions sans mystère, dont l'accoutrement traduit la prolétarisation. De l'assassin petit bourgeois motivé par l'enrichissement possible, ou tentant d'occulter une faute quelconque pouvant ternir son statut de bien des giallo, nous sommes en présence de la classe laborieuse du meurtre en série, qui ne sais même plus ce qu'elle fait et se contente d'appliquer des processus de destruction comme on applique des processus de fabrication.



C'est d'un genre dont le film de Carpenter est fondateur, et sa mise en scène en assure la postérité d'autant plus qu'elle n'excède jamais les codes qu'elle est en train de créer : ces longues séquences de caméra dont on soupçonne qu'elles pourraientt nous placer dans la subjectivité du tueur. C'est d'ailleurs sur ce doute que repose une partie du suspense.



C'est durant la première séquence que Carpenter se donne les moyens d'établir ce suspens, par l'affirmation très appuyé du point choisi pour décrire les premiers meurtres.

Un long plan en caméra portée nous décrit une maison de banlieue, puis y pénètre. Un masque recouvre la caméra et nous confirme la subjectivité du point de vue et c'est à travers les deux yeux de Mike Myers que nous assistons à la suite. Un bras portant costume de clown et armé d'un couteau entre par la droite dans le champ, une porte s'ouvre, une jeune femme dénudée, qui visiblement connaît son agresseur- elle l'appelle par son prénom-hurle et le bras armé frappe et tue.



À suivre...






dimanche 30 octobre 2011

34 – L'expérience limite : Terreur (Dread), Anthony DiBlasi, USA, 2011


J’ai tenté une première définition du goût pour le fantastique dans une chronique précédente, qui évoquait la fascination du dégoût. Ce film, Terreur, tiré d’un roman de Clive Barker, auteur essentiel du genre, et cinéaste lui-même avec quelques petits chefs d’œuvre datant déjà de quelques années, et notamment Hellraiser, dont la postérité est tout de même parvenue jusqu’à nous, pose dès l’abord de son « pitch » cette fameuse question du cinéma fantastique, ou horror movie en VO. L’histoire de ce petit film de genre difficilement assignable à l’une ou l’autre de ses sous-catégories, nous raconte la rencontre d’un jeune et joli étudiant en cinéma, dont on a du mal à penser que sa vie est aussi vide de sens qu’il le prétend, avec un autre étudiant, beaucoup plus mystérieux, mais dont on apprendra très vite qu’il est le seul rescapé du terrible massacre de sa famille par un ténébreux psychopathe à la hache dont on ne saura rien de plus durant tout le film. Ce garçon devenu teenager est en quête de fear studies, comme il existât les sex studies de Quinsey, fameux psychologue auquel se compare le jeune homme, et propose à son nouvel ami de soumettre une brochette de candidats-témoins à la confession « face caméra » de leurs peurs les plus intimes, afin de tirer de ces mots et de ces images la substance même de cette émotion complexe et puissante qu’est la peur. Bien entendu, les choses ne vont pas tout à fait se passer comme prévues, et celui qui questionnait va devenir celui qui provoque. La limite entre l’étude et l’expérience se fait plus ténue, et le basculement du rationnel dans l’irrationnel est proche. Il faut dire que cet « expérimentateur » est totalement fou. Une scène nous le présente en début de processus « créatif », se débarrassant des nombreuses pilules qui constituent son traitement. Il va pouvoir désormais laisser libre cours à ses passions et entraîner ses camarades dans une spirale infernale.
L’intérêt de ce film étrange, qui oscille entre plusieurs genres, du teen movie jusqu’au torture movie, en passant par la bluette, ou le film fantastique pur et dur, est précisément dans la juxtaposition de ces différents éléments, un peu à la manière d’un David Lynch, et dans l’ébauche de théorie qu’il tente « en acte » du genre qui nous intéresse depuis un mois. Il me semble toutefois qu’il touche quelque chose de la limite de ce qu’est devenu le genre ces dernières années, et c’est sûrement là qu’il réserve son plus grand intérêt, dans cette confusion entre la peur et le dégoût. Ces deux passions ne sont pas du tout les mêmes, chacun a pu en faire l’expérience dans sa vie personnelle, mais aussi bien entendu au cinéma. Psycho provoque en nous de la peur, quand Braindead provoque le dégoût tout autant que le rire. Certes, toute une cinématographie fonctionne aux marges de ces deux émotions, depuis Massacre à la tronçonneuse, jusqu’à ces innombrables films de Zombie au second degré très affirmé. Mais il est indéniable que la grammaire cinématographique qui génère ces émotions diffère radicalement dans l’expression de chacune d’elle : l’on pourrait rapidement dire que la peur est consubstantielle du hors champs, de l’invisible, quant le dégoût est tout explicite. Le dispositif que mettent en place les personnages de Terreur, participe à la fois d’une quête de cet invisible, tout en prétendant, surtout à partir du moment où l’expérience dérape, ou s’accélère, nous le montrer frontalement. C’est qu’il demeure encore dans la portée de cette expérience comme le vieux reste réactualisé au goût américain de l’antique notion de catharsis : pour ce jeune homme dérangé, actualiser sa peur et/ou son dégoût, les choses restent à trancher, devrait permettre de s’en libérer. Le film prend dès l’abord cette coloration toute « psychologique », typique du cinéma américain, et notamment fantastique, qui au fond devrait permettre de rassurer le spectateur. Nous sommes bien en présence de malades, de névrosés, et une bonne procédure de thérapie devrait nous permettre de soigner ces maladies. Les réponses aux questions indicibles sont à chercher dans l’enfance, toujours, et la logique du traumatisme prime sur toute autre considération. Ces ressorts scénaristiques, très présent dans le cinéma fantastique américain depuis les années quatre-vingt, permettent surtout il me semble de transformer l’axe de lecture de la fameuse catharsis : ce n’est plus tant le spectateur qui a peur que le personnage – auquel le spectateur s’identifie, qu’il accompagne. Ainsi permettre la résolution psychologique du trauma originel par le personnage devrait permettre au spectateur de quitter la salle tranquillisé : l’intrigue s’est résolu, tout est à sa place, - l’invisible est désormais sous la lumière, explicite, comme l’on pourrait dire aussi « explicité », sans plus aucun mystère.
Toutefois, il faut bien l’admettre, ce film a au moins le mérite de ne pas dérouler jusqu’au bout ce scénario de la résolution bien réglée. Si la fonction de la peur au cinéma consiste à guérir de ses traumas, alors Terreur ne semble pas être tout à fait un film orthodoxe. Lorsque notre jeune dérangé décide de faire revivre à ses propres camarades de cinéma les mises en scène toutes réalistes de leur traumas passés, et donc bien entendu de les filmer, il ne s’agit pas tant de leur permettre de s’en libérer, même si c’est ce qu’il prétend, que de donner à voir un pur spectacle de terreur, cette fameuse frontière entre la peur et le dégoût, au spectateur qu’il est et que nous sommes. Le cinéma s’est emballé, et notre plaisir tient peut-être finalement à l’image même de cette terreur chez ces personnages que nous ne sommes pas et que nous observons ce débattre avec des émotions dont le sadique spectacle nous émeut, sans toutefois nous atteindre complètement. Le spectacle de la terreur n’est pas la terreur, c’est bien là le paradoxe de tout ce cinéma. Et DiBlasi nous met résolument du côté du tortionnaire, avec peut-être à la toute fin du film une pointe de dérision qui lui permettrait de sortir du film, et avec lui les spectateurs, sans trop de scrupules, mais sans toutefois annuler purement et simplement, à la manière des Saw par exemple, toute la charge dérangeante de son film.
De l’étude à la confession – une fois encore tellement typique d’une grammaire qui a aujourd’hui envahit tous les écrans – de la peur au dégoût, de la thérapie à l’exhibition, l’ensemble du programme d’emblée trouble finit par s’organiser non dans un chaos de violence – pourtant très présente – déchaînée, mais bien dans un ordonnancement inscrit dès l’abord : pour provoquer l’éventuelle purgation de nos terreurs, il nous faut ce spectacle de la terreur. La frontière définitivement franchie dans l’économie du scénario, et que pose le cinéma fantastique depuis qu’il existe, est celle qui sépare la fiction de la réalité. Ne peut nous permettre d’atteindre ce dérangement éventuellement salvateur, ce bouleversement libérateur de nos fantasmes et angoisses, que le rapport confirmé à la vérité. Le fake, l’inauthentique, le contrefait ne peut permettre cette purgation, aussi nous faut-il toujours aller plus loin dans le véridique, d’où le nombre de ces films débutant par le fameux « inspired by true facts », à la fois retour aux sources du fantastique – relisez Maupassant, certes lui-même emmêlé dans les méandres de sa propre folie – et traduction en images de la plus vaine grammaire télévisuelle. Un fait est d’autant plus véridique ou authentique qu’il nous est renvoyé sur grand écran par le prisme bleuté de l’image vidéo télévisée. Dans Terreur, la fameuse scène qui voit la jeune amie de l’un des personnages, végétarienne traumatisée, survivre dans la pièce où elle est enfermée en dévorant au bout de plusieurs jours une tranche de bœuf putride, nous est présentée dans sa totalité comme un montage d’images vidéo très télé-réalité, façon big brother, et montée et commentée en direct par notre metteur en scène fou mais très sûr de son art. Tout est vrai, enfin, même si pour nous spectateurs, ces images sont « rapportées », comme les récits fantastiques littéraires des deux derniers siècles nous présentaient les reliques de journaux de voyages ou intimes de tels ou tels comme les preuves intangibles du caractère authentique de leurs contenus.
Certes, pour ma part, au dégoût et à la peur, je préfère dans ce film le moment tout poétique de la découverte par ladite jeune femme de « l’antre » du monstre, espace secret où il conserve secrètement toutes les grandes peintures de nus qu’il réalise d’abord pour lui. Des portraits en pied de jeunes femmes nues, qu’il lacère consciencieusement après les avoir terminées, parce que, dit-il à son amie, il ne supporte pas leurs regards. Nous assisterons à l’une des séances de pose, et nous retrouvons plus tard le personnage du modèle, strip-teaseuse douce et affirmée pourtant, qui lui refusera une nouvelle séance de pose, devant son attitude de plus en plus étrange. Ce sous-sol renfermant ces œuvres « déchirées », dont la nudité excite et dont les lacérations inquiètent, voilà probablement l’intérêt de l’œuvre de ce personnage abîmé. Quelque chose de l’ordre de la représentation, de « chimérique », qui dit aussi l’autre rapport au fantastique - capable non forcément de dégoûter ou d’effrayer, mais bien d’inquiéter, dans tout le sens du terme, c’est-à-dire aussi d’émouvoir, d’embarrasser, de troubler, comme cela peut être le cas avec certaines rencontres.
Un dernier personnage, une autre jeune femme, dit quelque chose de cette histoire avec des moyens qui devraient être ceux d’un cinéma fantastique à proprement parler. La jeune collègue du personnage principal, non le dérangé mais son ami, travaille dans une librairie. Elle est marquée par une terrible tâche de naissance qui a brunit toute la moitié droite de son corps. Bien entendu, son trauma originel à elle, est cette envahissante tâche, qui sera pourtant filmée lors d’une scène d’amour non plus comme une horreur, mais bien comme une étrangeté graphique d’une grande sensualité. Tout cela finira mal, puisque le cinéaste malade utilisera cette image filmée – la jeune femme a accepté de se déshabiller devant la caméra – contre elle-même : il diffusera devant tous ces images en rappelant en commentaire à quel point la jeune femme est monstrueuse. C’est bien dans cette petite séquence que nous est rappelé le propos secret du film : nous raconter l’histoire d’un artiste qui fait fausse route. C’est lorsqu’il nous présente malgré lui sa propre intimité qu’il nous intéresse, jamais quand il prétend montrer celle des autres, sur laquelle il n’a malgré toute sa mise en scène aucune prise. Il en va là de tout geste fantastique : s’il s’agit de montrer ce qui ne se voit pas, ce n’est qu’en se déshabillant l’âme qu’on y parvient d’une manière un peu authentique, non en prétendant déshabiller de force les autres. Un adage auquel devrait un peu réfléchir les movies-maker d’un certain cinéma fantastique contemporain qui confond vite naturalisme descriptif et vérité…

samedi 29 octobre 2011

32-33 Double Feature ! Le wagon à bestiaux (4): Chiens !



Cujo, Lewis Teague, Etats-Unis, 1983
Didier, Alain Chabat, France, 1997

Qui est le Chasseur, qui est le Chassé ?
Cujo : Le chasseur, c'est indiscutablement, notre héros, Cujo, le saint bernard enragé. Le film, dès le départ distribue une hiérarchie qui- si l'état du clébard se dégrade nettement- demeure immuable : Cujo chasse, les proies se cachent, fuient, et meurent. C'est d'ailleurs la seule dimension fantastique du film : la terreur et l'invincibilité presque mécanique du monstre. Les chassés, dans une distribution typique du film d'agression animale (dont nous commençons à devenir de sacrés spécialistes ) propose au prédateur des proies de plus en plus grosses : un lapin, puis un personnage de troisième ordre, un personnage secondaire plus important, puis il s'en prend à l'héroïne et son fils (l'enfant, ultime délice de la bestiole américaine!), avant de se rabattre sur un policier- moins goûtu qu'un enfant, mais quand on manque de grives...
Mais qu'est ce qui rends Cujo si vorace me dirait vous ? Les saint bernard ne sont-ils pas censés passer leur temps à roupiller au coin du feu, ou extirper des congères et des crevasses les skieurs et alpinistes maladroits ? Oui, mais comme tout un chacun, les saint-bernards ont leur violon d'ingres, et c'est la chasse au lapin. Hélas, celui que Cujo poursuit se réfugiera lors du générique dans un terrier que le léporidé partage avec des chauve-souris. N'appréciant pas qu'on vienne la réveiller en pleine nuit (enfin, en plein jour...), l'une d'entre elle mord le chien. Hélas, elle est enragée... voilà où mène l'oisiveté. Cette séquence générique, cela dit, est très efficacement réalisée, la première image nous présentant Cujo, ses deux pattes avant encadrant, au second plan, un lapin, illustre le programme du film, en grossissant par la perspective la taille du chien, et en réduisant ses proies potentielles au rang d'herbivores apeurés.

Didier : Bon. Cujo est déjà pris. Le chien des Baskerville m’est interdit pour cause d’un Fischer déjà traité. Quant à Baxter, il n’existe qu’en VHS et cela fait longtemps que j’ai bazardé mon magnétoscope. Donc, pour chasser le film fantastique de chien authentique, il ne me reste plus grand choix. J’ai bien essayé The Breed, Les chiens, mais impossible de les trouver. Doberman m’a formellement été interdit. Il ne me reste plus qu’à me rabattre sur Didier, inénarrable film labellisé « Canal+ », et authentique film fantastique, puisqu’il nous raconte l’histoire d’un chien, le Didier du titre, qui se transforme brusquement en homme – tout en restant le chien qu’il est. Sa maîtresse travaille dans la presse cinéma, son maître dans le football, nous sommes bien sur Canal, et jusqu’au cou dans un film français français français – qui donne un peu envie de s’expatrier quand même…


Quelle est la place de l'américain moyen dans la Grande Chaîne Alimentaire ?
Cujo : Encore une fois, mieux vaut appartenir, en ce début des années 80, à la caste des winners, ceux qui occupent des postes stratégiques dans des agences en communication, émerveillant leurs enfants lorsque sont diffusés à la télévision les réclames pour céréales dont ils sont les auteurs créatifs, et dispensant, de leur mirobolants salaires, leurs femmes de travailler. Car si on n'est pas de ceux-là, on est forcément un plouc, un des ces rednecks interchangeables dont le cinéma de genre regorge, vous savez, ce bouseux éternellement vêtu d'une salopette en jean et d'une casquette maronnasse éternellement crade. Ceux là, damnés de la terre à jamais, sont les mets de choix du chien fou, qu'ils ont pourtant nourri chaque jour. Etonnante inversion de la logique, qui condamne les personnages symboliquement liés à la sauvagerie animale à périr par elle, et qui permet à ces antagonistes de la ville de survivre, alors qu'ils semblent être ces victimes désignées. Si l'américain est le maillon préféré de la chaine alimentaire de notre Cujo, il vaut donc mieux qu'il gagne un salaire à 8 chiffres et roule dans une voiture de sport rouge, plutôt que de dormir à côté de la niche du chien. Les sauvages et les pauvres, semble-t-il, commencent toujours par se dévorer entre eux.

Didier : L’américain est donc français en l’occurrence. Et il est très bien à sa place, entre le foot, la télé et les gouzis-gouzis à sa bêbête

Et ce chien, alors, comment est-ce qu'on s'en débarrasse ?
Cujo : Avec le deuxième amendement de la constitution américaine. C'est d'une balle du revolver abandonné par un policier tué par le chien enragé que l'héroïne se débarasse de Cujo.

Didier : On ne s’en débarrasse pas du tout, loin de là. On s’en sert, on l’use, on l’exploite jusqu’à la corde, et en plus il aime ça, l’imbécile ! On l’utilise donc pour jouer à la baballe, et il fait ça très bien : chez canal, le meilleur footballeur, payé avec une boite de canigou, est un chien. Et le cinéaste local fait très bien le chien. Le cynisme, littéralement. Probablement la chose la plus réussie dans cette illustration d’une ascèse cinématographique dont on admirera peut-être le génie dans huit siècles. Et qui à n’en pas douter, dira quelque chose d’assez éloquent au sujet de notre époque nationale…

Au premier rendez-vous, est-ce que la bête embrasse ?
Cujo : Au premier rendez-vous, si l'on excepte le lapin du début qui s'échappe, c'est même la bête qui est embrassée. C'est dire si on le croit gentil, même si sa vilaine morsure commence à sérieusement suinter. Ensuite, la bête encore un peu pudique, se contentera de grogner d'une manière, il faut bien le dire, tout à fait menaçante. Ensuite, au quatrième rendez-vous, bien enhardi par ses préliminaires charmants, Cujo croque carrément le voisin de son maître !

Didier : Non, « elle sent le cul des gens », par contre.

As-tu vu un bon film ?
Cujo : Oui, Cujo est un pur film d'exploitation. Tout est fait à l'intention du plaisir du spectateur. Si on a peur, il n'y aucune image réellement dérangeante, et les valeurs mise en jeu par le biais du drame ne sont pas remise en cause, mais au contraire confirmée. Le film est très inspiré du cinéma d'horreur tel que Spielberg le définit dans Les dents de la mer. On retrouve au générique l'héroïne de E.T, et de quelques productions horrifiques emblématiques de l'époque (dont le Hurlements de Joe Dante, brillamment évoqué il y a quelques jours...), image signée Jan De Bont, un bon chef op des années 80 ( qui deviendra un insignifiant réalisateur des années 90), une musique de Charles Bernstein, voguant entre les élans symphoniques d'un Goldsmith et les martèlements synthétiques d'un Fiedel, un artisan doué à la mise en scène, Lewis Teague, depuis passé à la télé, le tout sur fond de famille dysfonctionnelle : un adultère est au cœur du drame intime qui va, de fil en aiguille isoler l'héroïne face à la bête, qui représente tout à la fois sa mauvaise conscience et son amant- le scénario les identifie d'ailleurs l'un à l'autre lorsque le mari pense que sa femme est sous la menace de l'amant alors qu'elle est sous celle du chien. Le film est d'ailleurs conscient de son affiliation spielbergienne : le petit garçon à un moment rejour l'approche de l'aileron en chantonnant le célèbre thème de John Williams.
Le film très court, très ramassé, dans le cadre qu'il se pose est réussi : le drame humain, convenu, est touchant, et la longue séquence centrale, enfermant dans sa voiture Dee Wallace et son jeune fils, sous la menace du chien qui leur barre toute sortie, est excellemment interprétée et relève du morceau de bravoure réussi. Pour la mère, c'est le face à face avec ses pulsion adultérines que symbolise l'affrontement avec la bête sauvage. Qu'on se rassure, tout le monde est sain et sauf à la fin (sauf ceux qui ont, un peu plus tôt, ouvertement annoncé leur intention de tromper leur femme ), et la dernière image fige la famille réunie en un arrêt sur image, sitôt le monstre tué. N'épiloguons pas non plus : Cujo est solide film de genre.

Didier : Je vous promets que pour mon dernier film à chroniquer avant le D-day – sans jeu de mots…- d’Halloween, je chroniquerai un peu sérieusement une œuvre, sinon importante, tout au moins intéressante.
Mais ce soir, là, vraiment, je ne vois pas ce que je peux ajouter… wouf, peut-être.

vendredi 28 octobre 2011

31- Crépuscule des idoles: Le pacte des loups, Christophe Gans, 2001, France.


Il me paraissait impossible de cerner tous les aspects remarquables du film de Christophe Gans en un texte de la longueur habituellement requise ici. Si je me concentre aujourd'hui sur deux aspects du film- récurrence des citations et la figure de l'indien Mani- c'est en espérant y revenir plus tard pour d'autres voyages en Gévaudan...

Terence Fisher, Mario Bava, Chang Cheh, John Woo, John Mc Tiernan, Bernard Borderie, Jean Cocteau, Sergio Corbucci, Yuen Woo Ping, Steven Spielberg, Ridley Scott, Riccardo Freda ils sont tous là, dans le film réalisé par Christophe Gans en 2001. 2001, vraiment ? Le pacte des loups a bien des charmes, dont le moindre n'est pas de donner l'impression de n'appartenir à aucun temps, aucune époque, sinon celle intemporelle d'une mythologie cinématographique dont Gans semble vouloir être à la fois le thuriféraire, l'embaumeur et l'amant secret.


Un bête féroce, impossible à identifier et à tuer terrorise les habitants du Gévaudan de louis XV. Un chevalier, mandé par le roi, arrive sur place, accompagné d'un indien, que tous prennent pour son valet, mais qui est son frère d'armes. A peine arrivés, les deux hommes sont confrontés au monstre, et à bien des bêtes, portant souvent masque humain.

Le monstre, c'est aussi évidemment le film lui-même, et quand on nous dévoilera la bête elle sera exactement à son image : sa part vivante cachée sous une carapace de morceaux disparates couturés de gros fils visibles.

Ces morceaux disparates ce sont les innombrables images, plans, séquences mêmes, qui dans Le pacte des loups raniment le souvenir d'autres films, d'autres temps du cinéma, d'autres personnages que ceux que nous voyons.

L'amour que porte Gans à tous les films qui hantent le sien est évident, et ces citations ne sont jamais roublardes, ne donnent jamais le sentiment que le réalisateur prend la pose et lance des clins d’œil au spectateur, qui comprendrait la référence, et serait ravi, lui aussi « d'en être ».

Cette question de la référence- qui se pose en des termes inédits depuis l'apparition des cinéastes cinéphages et des générations dont le contact avec l'histoire du cinéma a été permis par la télévision et l'apparition de la vidéo cassette- a été abordée précédemment par mon compagnon de locomotive et il a dessiné deux rapports possibles, pour le spectateur, à la citation : la connivence d'une part qui est inclusive autant qu'exclusive, et qui ne fait pas vraiment partie de la grammaire narrative du film, et d'autre part, l’interprétation narrative, pariant sur l'intelligence du spectateur et qu'il faut saisir et interpréter pour « faire avancer » la narration du film.

Il me semble que dans Le pacte des loups, c'est à ce second régime qu'il faut associer les citations. Si le spectateur érudit accédera à une dimension du film inaccessible au profane, pour ce dernier, rien n'échappera à la compréhension, ni le sens au premier degré du film, ni les émotions qu'il véhicule.

Passée l'ouverture du film- il faudra y revenir dans une prochaine chronique, elle est assez impressionnante et contient bien des éléments qui font penser que Gans est un vrai auteur- une première scène nous introduit aux héros, et nous fait revenir, une troisième fois depuis le début, sur les terres du Gévaudan.
Au loin deux silhouettes de cavalier se détachent. A cette distance, la bête et l'homme sont indistincts, mais sur les têtes, on distingue bien des chapeaux à large bords. Il ne peut s'agir que de cow-boys. La musique va servir à préciser la référence : ce ne sont pas les cuivres altiers d'une marche qui nous accueillent, mais les accords d'une guitare solo, en une mélodie très dramatique, jouant sur les silences pour renforcer ses effets. Pas de doute, c'est d'un western italien, que viennent les deux cavaliers. Que penser du décor, alors : des pentes verdoyantes, couvertes d'herbes, rincées par une pluie diluvienne. Ces deux cow-boys solitaires ne devrait-il pas apparaître au loin d'une étendue désertique, à travers une bande de lumière rendue floue et mouvante par la chaleur ?

On peut parier que beaucoup de spectateurs, étant donné la précision des éléments mis en place, percevront la référence au western italien, même vaguement. Ces personnages, dont on n'a presque rien vu, en deux plans, avancent vers nous déjà chargés d'une histoire : ce sont sans doute des hommes violents, ils seront impliqués dans des affrontements, ce sont certainement les héros, et, d'une manière ou d'une autre, ils viennent rendre justice.
Des spectateurs plus érudits choisiront dans leur mémoire une référence plus précise, qui sans doute, correspondra avec cette image très vague. On peut penser à Django, puisque très rapidement, les inconnus vont être confrontés à une femme maltraitée par un groupe d'hommes. S'il y a dans le film des références très précises, à d'autres films, il y a aussi des références plus floues, qui, poétiquement, servent à inviter un genre et quelques uns de ces traits saillants dans un autre, celui auquel appartient fondamentalement le pacte des loups : le film d'aventures historiques. Un genre typiquement français (mais aussi européen) sur lequel Gans va procéder, outre celle du western italien à différentes greffes.
La suite de la scène va d'ailleurs opérer une nouvelle hybridation.

Une bande d'hommes, 5 ou 6, en battent un autre, qu'une femme essaye de défendre. On met un peu de temps à identifier les hommes, car ils sont déguisés en paysannes, et ont poussé le souci du détail jusqu'à se maquiller le visage, maquillage qui dégouline sous la pluie torrentielle. L'image de cette bande, confronté à deux cow-boys italiens du XVIII eme siècle est indiscutablement forte, et paradoxalement, originale.
Car, ce n'est pas la moindre réussite du film, le jeu des citations et des références finit par produire des images étranges et marquantes,  comme dans ces collages (très souvent fantastiques, d'ailleurs) qu'affectionnait Max Ernst ou Jacques Prévert.

Un des cavaliers, qui se sont arrêtés à hauteur de la bande, va descendre de cheval. Un plan rapproché filme les gouttes rebondissant au ralenti sur le sol détrempé. Les bottes du cavalier font irruption dans le cadre et s'enfonce dans la terre, les éclaboussures envahissant l'écran, la terre semblant se soulever comme si la botte d'un géant venait de provoquer une secousse tellurique. La bande son, exagère encore l'effet en surjouant le son de l'eau et de l'impact des talons.
Là encore, on peut ne voir que la reprise d'un procédé vu et revu dans les westerns italiens : le plan isolant une partie d'un des combattant, avant un duel : les bottes à travers lesquelles ont voit la silhouette de l'adversaire, la main ouverte au dessus du pistolet etc...
Si on suit cette piste, on se réjouit de ce qu'on va voir : on sait que dans ce genre d'histoire, une scène comme celle-là, au début du film, va nous montrer un affrontement illustrant la rapidité et la virtuosité presque surnaturelle du héros comparé à ses adversaires. Et c'est exactement ce qui se passe.

Mais si on veut lire cette image d'une manière plus littérale, on peut y percevoir une des clefs que Gans nous donne pour comprendre ce que représente Mani pour lui. Que voit-on, si on se dépouille du poids référentiel de l'image ? La terre, presque de la glaise molle tant elle est pénétrée de pluie. Des pieds qui y atterissent, et s'y enfoncent profondément, presque comme s'ils allaient y prendre racine. On ne s'y prendrait pas autrement pour figurer la descente sur terre d'un ange, ou d'un dieu, venu du ciel. Bien des images vont par la suite confirmer cette idée, à commencer par l'affrontement que l'inconnu déclenche, et durant lequel il va s'affranchir à volonté semble-t-il des lois de la gravité qui clouent désespérément au sol ses adversaires. Mais qui est donc cet ange vengeur ?
C'est Mani, l'indien qui accompagne le français Fronsac dans toutes ses aventures, depuis qu'ils sont revenus des amériques. Manie est invincible comme Achille: il terrasse ses adversaires suspendu dans les airs (au bout de son bâton), ou s'envole avec eux pour mieux les envoyer au sol (pendant la bagarre organisée au camp de chasse, quand il affronte deux hommes à la fois ). Lorsque le film redémarre, au bout d'1H10, avec le retour en Gévaudan des deux hommes, Gans rejoue l'atterissage de Mani, qui est cette fois à bord d'un bateau. Le marquis d'Apché, leur ami venu leur demander de revenir chasser la bête, ne le voyant pas, demande à Fronsac où est Mani. Fronsac, du doigt, désigne le ciel. Image littérale (et prémonitoire), encore une fois. Le plan suivant illustre le regard du marquis : nous trouvons Mani assis sur un mat du voilier. La caméra suit son trajet, glissant le long d'une corde, jusqu'à terre. Pour la seconde fois, Mani quitte le ciel pour venir marcher parmi les hommes.
Mani, s'il est symboliquement un corps étranger, divin- une idole vivante, en fait- est aussi un étranger dans le récit : tous les personnages le rencontrant ne manqueront pas de le souligner. C'est par lui que Gans entend faire accepter au spectateur la seconde hybridation majeure du film, celle du film de chevalerie et d'arts martiaux chinois avec le film de cape et d'épée.

Si c'est par Mani que le kung-fu s'invite, nous verrons par la suite de nombreux personnages pratiquer une forme de combat similaire, même si le spectateur un peu renseigné verra qu'il ne s'agit pas à proprement parler de a boxe chinoise chère à Jackie Chan ou aux films de Liu Chia Lang. Mais à cet art virevoltant, l'indien surpasse tout le monde, et il faudra une arme à feu pour avoir raison de lui. Le western abat le Wu Xia Pian ? Le cinéma "pur"des années 60 tué par le cinéma "postmoderne" qui lui succède ?  Dans une scène précédant sa mort, il a confié sa méfiance vis à vis des pistolets : « trop bruyants, mauvaise odeur »- trop concret, trop terrestre, trop artificiel pour qui a le souvenir du ciel ? C'est la part humaine de Mani, d'ailleurs, qui va causer sa perte. Affrontant seul un grand groupe d'hommes (scène typique du cinéma kung-fu ), il se retourne instinctivement pour frapper un adversaire s'apprêtant à le poignarder dans le dos. Mais c'est la femme qu'il a croisée au début du film et avec qui il a eu dans plusieurs séquences d'intenses échanges de regards. Il hésite donc à la tuer, et hors champ, un tireur en profite pour l'abattre. Qu'un personnage féminin intervienne à ce moment là pour provoquer la mort du héros, en jouant du désir qu'il a perçu chez lui nous renseigne aussi sur la nature des sentiments qui unissent Mani et Fronsac, et qui s'avèreront encore un peu plus explicite ensuite.

Porté les bras en croix, Mani est jeté par ses assassins du haut d'une pente. Le montage s'attarde, en plusieurs plans, sur ce corps roulant parmi les feuilles jusqu'en bas. C'est, non plus la descente, mais la chute de l'ange, définitive.

Ayant retrouvé Mani, Grégoire de Fronsac va assurer la toilette mortuaire de son ami, son frère comme il tient à la nommer. Cette fois, même si la mise en scène est aussi baroque que dans le reste du film, enchainant les fondus, les contre-plongées très marquées, nous ne sommes pas invités à investir la scène par l'interprétation d'une référence. Le corps de l'indien envahit presque tout l'écran, comme pour signifier qu'il n'y a rien à voir d'autre que ce que nous voyons : un cadavre- et nous sommes presque étonnés de voir Mani aussi soudainement rendu à la gravité, coulé à la table sur laquelle Fronsac opère. 
Il nettoie avec une éponge, lentement, douloureusement, le corps. L'érotisme de la séquence est évident, et Gans semble trouver bien plus aisément comment filmer cette étreinte- étrange- entre ces deux hommes, que les coïts maladroits et convenus (et habillés- le chevalier fait l'amour en caleçon !) de Sylvia et Fronsac, au bordel.
Quelques plans sur le visage de Fronsac décrivant sa souffrance et sa profonde tristesse, nous dévoilent le plafond peint au dessus de lui. Ce sont bien sûr des fresques du paradis. Le chevalier ainsi placé entre l'indien et le ciel est le passeur, pour son dernier voyage, de l'âme de Mani qui doit retourner d’où il est venu.
Après la mort de son frère d'armes, Grégoire de Fronsac va accomplir une transformation inattendue, et, peint à la façon de l'indien, avec des armes semblables aux siennes, va massacrer tous ceux qui sont complices, de près ou de loin, de ses meurtriers.
C'est Samuel Le Bihan qui devient ce combattant, et va adopter le style de combat de Mani. Mais l'acteur français n'a rien de la grâce de Marc Dascascos. La légereté du cinéma chinois a abandonné le film- elle a quitté ce pays mythique du cinéma dont Christophe Gans connait le chemin, remplacée par ses avatars américains- et il ne nous reste que les corps lourdaux de ses imitateurs. La magie, elle, a été perdue.

La magie, ou le fantastique ?

Car il est remarquable que tout ce qui dans Le pacte des loups relève du fantastique soit lié directement à Mani. La bête, on le découvre finalement, est un fauve d'Afrique, dressé pour tuer, pas un animal fabuleux, pas un « dragon », comme le redoute un des personnages.

Par contre, le lien de Mani avec les loups qui le mettront sur la piste de la bête, sa capacité a arracher les mourants frappés par la bête à leur trépas, la prégnance de son âme, avec laquelle Fronsac communique lorsqu'il revit le calvaire de son frère sur ses lieux mêmes, sont les manifestations du fantastiques dans le récit.

Voilà le mystérieux, l'inexplicable, le merveilleux : le cinéma lui-même, incarné par un comédien qui perd tout pouvoir de fascination hors du regard de Christophe Gans.

Ce cinéma qu'on a tant aimé, et à la beauté duquel la maladresse des imitations, des hommages ou des descendants ne rendra jamais justice.

jeudi 27 octobre 2011

30 – 28 ans plus tard : Rec, Paco Plaza et Jaume Balagueró, Espagne, 2007

Le cinéma fantastique est un cinéma d’exploitation. Il se vend, se consomme comme un produit fabriqué à destination d’un public spécifique, dont la nature a profondément changé ces dernières décennies. Depuis que jouer à se faire peur n’est plus réservé à une frange marginale de la population des spectateurs de cinéma, le fantastique, loin de gagner ses lettres de noblesse, est sorti des espaces singuliers qui était les siens pour investir des zones de « grande distribution » qui n’ont eu de cesse de le ramener au centre d’un paysage de l’Entertainment, qui s’est régulièrement plu à son tour à jouer à se faire peur. Au risque d’amoindrir considérablement la capacité de ces images à « inquiéter » réellement. Tout s’est passé comme si le chemin vers la lumière de ce genre s’était accompagné, non de sa légitimation culturelle, mais bien de l’épuisement de sa capacité à fabriquer des formes dérangeantes. Peut-être aussi parce que ce cinéma des formes extrêmes est un « opium », dont ses spectateurs apathiques ont besoin pour continuer de flirter avec certains sentiments excessif et démesuré, mais aussi parce qu’il finit par « accoutumer » son public, qui demande donc toujours d’aller plus loin. La logique obsessionnelle et compulsive se met en place, la fascination du dégoût est toujours plus fortement exploitée, et plus loin repoussée, dans le même temps que la force mystérieuse des histoires racontées et des images montrées s’évanouit dans ce spectacle de plus en plus explicite, qui abandonne progressivement toutes les ressources du hors champs, cette pierre pourtant angulaire du genre. La tendance de ces dernières années du Torture-movie, avec la série des Saw, ou des Hostel, ainsi que la figure de plus en plus récurrente et « à toutes les sauces » du Zombi, révèle ce quelque chose du genre qui balance décidément d’une manière de plus en plus excessive entre extrême du supplice infligé aux vivants et torpeur de la faim obsédée des morts. Comme une guerre entre les vivants et le morts, mais ramenée à sa plus simple – et pauvre - expression.


Ce Rec espagnol, tout en demeurant un film de genre efficace, est symptomatique de ce « basculement », dans tous les sens du terme, du genre et de ses représentations. Ce film prétend, à l’instar de nombreux « produits » de ces dernières années, être l’archive d’une émission de télévision, diffusée sur une chaîne locale, et baptisé « Pendant que vous dormez », tout un programme… Une jeune femme, Angela, accompagnée de son seul caméraman, Pablo, va accompagner durant toute une nuit une équipe de pompiers dans ses pérégrinations bienfaitrice. Le « reportage » commence dans la caserne des pompiers. La toute première image du film pose le dispositif : Angela est filmée en plan serré, un micro à la main, les rutilants camions rouge derrière ; elle s’adresse à la fois au (télé)spectateur et à son camarade, lorsqu’elle reprend à plusieurs reprise l’introduction de son sujet. Une première clé de ce film nous est très vite donnée : alors que se tient juste derrière elle le chef de la brigade, Angela s’approche de la caméra et glisse à l’oreille de Pablo, et donc à notre oreille, « n’hésite pas à couper si c’est trop chiant. » Ce film qui prétend prendre la forme d’un unique plan-séquence, admet tout de même un montage, strictement chronologique : quand il n’y a rien à filmer, ne filme pas. Et pourtant il n’y a pas grand-chose à filmer. C’est bien le paradoxe de tout ce cinéma fantastique qui « occupe » l’écran, selon la règle intangible de la télévision, et semble dans le même temps incapable de « ménager » son récit : seul compte l’ici et le maintenant. Le temps qui existe entre la cause et l’effet doit être ramené à son plus court délai. Ce n’est pas la vitesse qui importe, mais l’instantanéité, l’attente n’est plus tolérée. Le film, d’ailleurs très court, à peine une heure quinze minutes, s’interrompt donc régulièrement, afin d’aller de pousser toujours plus loin l’effet sur ses spectateurs. Un shoot, d’une certain manière, très correctement réalisé, mais un shoot tout de même.


Angela, Pablo et les deux pompiers sont donc appelés en ville, et parviennent dans un bâtiment d’habitation dont tous les locataires ont été réveillés en pleine nuit par les cris horribles venant de l’un des appartements, celui d’une vieille dame que les pompiers aussitôt tentent de prendre en charge. Toutefois, les choses ne se passent pas comme prévues, et la vieille dame, si elle paraît effectivement souffrante, se jette cependant sur l’un des policiers venu en renfort, et lui déchiquète le cou. Le second policier abattra cette « enragée », avant de rejoindre son camarade, déjà emporté vers le rez-de-chaussée par les pompiers pour lui permettre d’évacuer les lieux. Commence alors véritablement la nuit de cauchemar : plus personne ne peut quitter le bâtiment, la police et l’armée bloque toutes les issues, pour cause officielle de « contamination », dont nous ne saurons pour l’instant rien de plus, et même les vitres du bâtiment sont recouvertes d’un plastique opaque qui ne laisse plus rien voir de l’extérieur. Puis les choses se dérèglent très vite : la vieille dame revient à elle, malgré les deux balles qu’elle a reçue en pleine poitrine, d’autres victimes, dont le policier finalement décédé, reviennent à leur tour à la vie, l’immeuble se remplit progressivement de zombies, tandis que les vivants meurent les uns après les autres. Finalement, seuls Angela et Pablo parviennent à se terrer dans le grenier prétendument fermé depuis des années, et là ils découvrent finalement la raison de tout cela, grâce à une antique bande magnétique. S’est caché là afin de circonscrire le cas de « possession » d’une jeune enfant, un vague scientifique dont les recherches ont hélas échouées. Il a en désespoir de cause décidé de sceller ce grenier afin que l’abomination qui y vit ne puisse jamais en sortir. C’est pourtant chose faite, puisque les deux camarades finissent bien malgré eux par la libérer, cette enfant-zombie, ce monstre cadavérique et affamé. Les dernières scènes sont filmées dans le noir, de ce noir « infra-rouge » typique de la télévision depuis la première guerre du Golfe, et l’on voit brutalement disparaître finalement Angela, dernière survivante, emportée par la petite croque-mitaine.


Le trait principal de ce film, à partir du moment où le dispositif est mis en place, est l’hystérie. La caméra à l’épaule participe bien évidemment de ce sentiment de l’agitation, de la frénésie, ainsi que le caractère tout « méditerranéen » des personnages qui ne cessent de hurler, de s’injurier, de se quereller au fur et à mesure de la contagion « zombiesque ». Nul silence dans ce film – nul immobilisme, nous ne sommes pas là pour nous « faire chier », mais bien pour prendre notre dose adrénaline. Le fantastique, et la peur suscitée, deviennent l’équivalent du cinéma d’action : pas de temps mort ! Nous devons être sans cesse au cœur de l’action, avec Angela sans cesse filmée en amorce du plan. Car il est indéniable que durant toute la nuit d’horreur, le dispositif télévisuel ne cesse à aucun moment. Angela et Pablo réalisent leur reportage.


Cette omniprésence de la grammaire télévisuelle a un effet tout intéressant toutefois sur le propos secret du film. Une scène, filmée donc en caméra subjective, nous présente Pablo et Angela s’introduisant précautionneusement dans un appartement, dont ils espèrent bien sûr qu’il est vide de tout mort-vivant. Dans cette scène, par rapport à la grammaire habituelle du film d’horreur, depuis au moins Hitchcock, les valeurs se sont inversées : ce n’est plus le monstre qui avance en caméra subjective, dans une alliance toute cinématographique avec le spectateur, à la rencontre du héros, mais bien l’inverse. De menace, le point de vue est devenu menacé. Nous regardons partout avec Pablo, sans rien voir toutefois. C’est, depuis le fameux Projet Blair Witch, l’une des apories du cinéma fantastique : quand l’on peut voir partout, ne voit-on en fait rien ? Il me semble que l’égocentrisme de la télévision se heurte là à l’altérité du cinéma. Une autre scène est assez éloquente à ce sujet. Tandis qu’un médecin ausculte l’un des blessés, Angela et Pablo, qui ont été virés des lieux, parviennent tout de même à filmer par-dessus une porte selon un angle où certes, l’on devine plus que l’on voit vraiment. Et Angela demande alors à Pablo de commenter ce qu’il voit. Nous assistons alors à cette scène certes un peu surréaliste où une voix off, celle du caméraman, explique exactement ce qu’il est en train de nous montrer. Une tautologie cinématographique, pourrait-on dire, typique une fois encore de « l’occupation » du temps d’antenne par la télévision. L’on ne semble plus faire confiance aux images, et pourtant, dès lors que l’on tente d’ajouter un commentaire, on finit sans cesse par retomber dans l’unique limite – pauvre finalement – de ce que nous présente cette image. A mon sens le contraire de l’image littérale qui définit le cinéma.


Par ailleurs, cette histoire d’infection de l’espace domestique participe d’une manière plus scénarisée cette fois, de cette logique d’inversion des valeurs. Dans ce film, l’on est chassé dans son appartement, et l’on se réfugie dans le hall du rez-de-chaussée. Tout semble « retourné » : ainsi les policiers tabassent-ils sans vergogne – ils ont peur !- la vieille femme enragée, les pompiers se sentent menacés par une petite fille, une autre, qui vient de mordre sa mère. Tout finit par ainsi s’inverser. Jusqu’au sens du hors-champs, à la toute fin du film. Pablo utilise sa caméra pour s’assurer que rien de menaçant ne se trouve dans le grenier – il filme pour regarder ensuite ce qu’il a filmé. Il effectue un panoramique complet et au dernier moment « tombe » furtivement sur l’enfant-monstre qui examinait la caméra durant tout ce temps. Un geste de la petite arrache le flash et désormais tous sont dans le noir complet. Quant à nous spectateurs, nous serons donc bien les seuls à avoir aperçu ce monstre, les personnages n’en auront pas eu le temps. Ce qui est dans le champ pour nous est resté en dehors pour eux, dans un ultime geste d’inversion de la grammaire habituelle du cinéma.


Un dernier aspect de ce film me semble notable. En effet, alors que pour nous autres spectateurs, habitués du fantastique, et des films de Zombies, ce qui nous est montré ne fait aucun doute, à aucun moment les protagonistes de l’histoire ne semblent en mesure de répondre à leur sinistre aventure par la connaissance que l’on pourrait leur supposer du genre lui-même, eux qui nous ressemblent tellement. Rec, s’il est donc symptomatique de ces transformations du genre, nous renseigne finalement sur la nature paradoxale du genre : le mystère, s’il est ce qui mérite d’être filmé, prend le risque de se perdre. Vouloir faire la lumière sur l’invisible, c’est éventuellement se condamner soi-même à rester dans l’obscurité. Un film nihiliste quant à la vocation du genre, sans aucun doute, puisque même une histoire codée à ce point ne semble plus être perceptible par ses propres participants. Du présent, rien que du présent…

mercredi 26 octobre 2011

29- Succomber au chant des sirènes: La gorgone (The gorgon), Terence Fisher, Grande-Bretagne, 1964.



Associer genre fantastique et cinéma convoque instantanément de nombreuses images mentales, et quelque noms propres. Karloff, Lugosi, Universal Pictures, Roger Corman, Tim Burton, Dracula, Frankenstein, George Romero, des zombies... et Hammer films. Aucun autre autre studio, je crois, n'est à ce point identifié à un auteur collectif tout au long de l'histoire du cinéma. On peut associer certains producteurs à un genre (Corman, Charles Band... ), des couples de producteurs et de réalisateurs (Tourneur et Lewton, Powell et Pressburger...) mais il n'y a guère que la Hammer qui incarna en tant que studio une esthétique aussi identifiable et marquée. On pourra lui adjoindre la Ealing, mais pas dans le genre qui nous concerne ici.

Tout amateur de fantastique a donc entendu parler des films « Hammer », on parle de style hammerien dès qu'il faut qualifier un film fantastique un peu classique tourné en couleur avant 1970, et on s'empresse en général d'y apposer l'adjectif de « gothique ».

Mais est-ce que les films produits par cette si fameuse Hammer sont encore beaucoup vus aujourd'hui ? La conception du fantastique qu'ils représentent dit-elle encore quelque chose de notre époque contemporaine, où ces pellicules surrannées sont-elles prêtes à rejoindre, littéralement cette fois, un caveau, dans le musée imaginaire de l'histoire du cinéma.

Si un metteur en scène, en particulier, largement ignoré aujourd'hui, a incarné la quintessence du style hammerien, c'est bien entendu Terence Fisher.

En 1964, de l'autre côté de l'atlantique, Roger Corman tourne le plus beau film de son cycle consacré à Edgar Poe, Le masque de la mort rouge. Au bord de la méditerranée, Marion Bava invente le giallo dans Six femmes pour l'assassin. Et, au bord de la manche, Terrence Fisher prépare son nouveau film, La Gorgone.

L'insuccès ne pardonne pas. Qu'importe qu'il ai presque inventé le fantastique britannique, et revitalisé deux mythes du cinéma fantastique tombés dans la décadence de la parodie, Fisher, à la suite de l'échec du Fantôme de l'opéra, largement remonté, il doit prouver qu'il est encore capable d'enflammer le public si friand de ses films d'horreur.

Sur le papier, il s'agit donc, avec La Gorgone de réunir l'équipe de rêve : Fisher derrière la caméra, Peter Cushing et Christopher Lee devant, James Bernard compose, Bernard Robinson décore. La permanence dans la qualité des finitions d'un film Hammer, dans ces années là, tiens largement à la permancence des collaborations.

Le beurre et l'argent du beurre, voilà ce que veulent Michael Carreras et Anthony Nelson Keys, les producteurs du film : il faut réussir à refaire le Cauchemar de Dracula, mais en y apportant la nouveauté qui rendra le film intriguant et les spectateur curieux de le voir.

Cette originalité, il faut aller la cherche dans le sujet du film, consacré à un monstre de la mythologie grecque, presque jamais vu au cinéma : La gorgone, cette femme qui change en pierre ceux qui croisent son regard.

Et au bout du compte, l'entreprise, menée par un Fisher particulièrement inspiré va réussir : tout ce qui fait la beauté du Dracula est ici intacte, mais sous une forme unique qu'on ne retrouve nulle part ailleurs dans la filmographie de Fisher.

Ce qui séduit dans la Gorgone, c'est le romantisme auquel le cinéaste se laisse aller- qui est rare chez lui, d'autant plus qu'on vient de le lui reprocher pour son fantôme de l'opéra- et sa durée ramassée (à peine 80 minutes ) qui ne garde de l'histoire, très simple, que l'essentiel.

Dans le village de Vandorf, depuis cinq ans sont commis des meutres inexpliqués. Pire : la population fait tout pour les étouffer- au point d'être capables de mettre le feu à une maison pour en faire fuir l'étranger venu s'installer pour essayer de résoudre cette enigme à laquelle personne ne semble vouloir trouver de réponse.

Une courte introduction nous présente Bruno Heitz et Sascha, son modèle et amante : il est peintre. Sascha est enceinte, et redoute la réaction de son père, qui désapprouve la liaison. Courageusement Bruno décide de l'affronter et part lui annoncer son intention d'épouser Sascha. Elle va essayer de l'en dissuader. Perdue dans la forêt, la nuit, elle fait face à une menace qui la pétrifie. Son cri conclut la scène.

On admirera le dépouillement total de la course de Sascha dans la nuit. La forêt réduite à quelques arbres, la jeune fille qui court, se fige. Puis le hurlement. Rien n'est superflu, et la mise en scène durant tout le film demeure aussi économe. Les intérieurs, par exemple, son généralement décrist par des panoramiques ou des plans fixes, la caméra toujours placée à hauteur de regard des personnages. Les plongées ou contre plongées ont toujours une justification purement scénographique : quand un personnage debout s'adresse à un personnage alité, par exemple.

On est alors tout étonné, puisque tout est si simple, d'être autant pris par l'atmosphère et le récit de cette Gorgone.
Dès le départ, l'identité de la Gorgone, pour le spectateur est évidente. Bruno Heitz s'est suicidé, et son père, convaincu que les notables du village cachent la vérité, enquête pour la découvrir. Comme nous savons la vérité, dès le départ, nous avons un temps d'avance sur lui, mais loin de rendre la progression du récit ennuyeux, cela va nous permettre d'interpréter moralement le comportement de chaque personnage : ceux qui mentent parce qu'il ne veulent pas voir la vérité, ceux qui veulent protéger le monstre, ceux qui veulent découvrir ce qui est à l'oeuvre derrière les crimes Parmi ces derniers se cache d'ailleurs le monstre, ignorant de sa propre nature.

Le dispositif est typique de Fisher. Lui qui se disait avant tout un cinéaste de l'opposition du bien et du mal place son spectateur, ici, en juge des acteurs, en nous permettant constamment de lever les ambiguités de comportement et de réactions pourtant équivoques vis à vis du reste des personnages.
Ainsi de la scène au tribunal qui suit la mort de Bruno. Le juge semble vouloir lui faire un procès en mauvaise vie. Mais nous avons vu au début qu'il n'en est rien, c'est même un jeune homme courageux et faisant face à ses responsabilités qui nous a été montré. Mais le juge ne veux rien entendre, car pour lui, Bruno était un bohémien. Fisher ne manque jamais une occasion de montrer la lâcheté et l'esprit grégaire de la communauté humaine de Valendorf. Et c'est l'étranger qui viendra mettre à jour ses bassesses et ses hypocrisies.

Mais La gorgone n'est pas un drame moral à peine matiné de fantastique. C'est surtout un envoûtant catalogue d'images poétiques. Là encore, la retenue de Fisher fait des merveilles.
Du premier corps pétrifié nous ne verrons qu'un bras blanc, se découvrant de sous un drap. Un doigt nous fait comprendre que le corps est en pierre lorsqu'il se brise en tombant.

Toutes les séquences mettant en scène des personnages changés en pierre sont superbes. Par exemple quand Heitz Père, se pétrifiant, écrivit une dernière lettre à son autre fils. Ce dernier le déterrant plus tard, et caressant doucement sa joue comme pour s'assurer, mi horrifié, mi fasciné que ce qu'on raconte sur les crimes de la gorgone est vrai. A moins qu'il ne veuille simplement reproduire une dernière fois, même si c'est vide de sens, ce geste tendre envers un être qui l'a aimé et elevé.

La voilà aussi, la belle force de la Gorgone et de ce cinéma fantastique si direct, si peu préoccupé de son propre commentaire : nous offrir des images, juste des images, résonnant secrètement avec nos émotions les plus profondes, les plus archaïques peut-être : la stupeur face à la rigueur du cadavre- ici traduite par cette transformation littérale en pierre, mais aussi, plus tard, l'image de cette femme qui se transforme, une fois par lune (naturellement serait-on tenté d'ajouter ) en monstre stérilisant si peu semblable à la beauté qu'on a vue auparavant.

Le château qui sert d'antre à Megaera est le cadre des plus belles images du film, dans un registre purement romantique : le grand hall est en ruines, envahi de branches et de feuilles mortes les balcons qui en font le tour sont à demi brisées et mènent à un grand trône rouge. La première fois que nous y découvront la gorgone en majesté, elle est vêtue d'une robe verte, éclatante à côté de la tache rouge formée par le velours du trône, se détachant nettement dans un plan dominé par le gris de la pierre.
Deux très belles séquences muettes sont au cœur du film. Dans la seconde, le fils va répéter sans le savoir ce que le père a fait dans la première : Heitz est assis à son bureau, puis quelque chose l''attire à la fenêtre, parce qu'il se lève. La musique de Bernard fait entendre une mélodie à l'orgue qui évoque immédiatement un chant de sirène : Heitz sort de la pièce, il est encore dans le carré de lumière projetée par la lampe sur son bureau, derrière lui. Encore dans le carré, mais déjà dehors, déjà dans sur une dalle de la cour, déjà debout sur la pierre, le domaine de Megaera la gorgone. Il s'avance, et nous allons le suivre à travers une série de magnifique tableaux : paysages minéraux, arbres squelettiques, feuilles volant en tourbillons...Il se dirige vers un château, y entre sans hésitation et continue jusqu'à se trouver face à face avec le monstre.

Rien ne viendra expliquer pourquoi Heitz est brusquement sorti de la maison de son fils. Mais c'est évident. Au risque de se changer en pierre, il veut voir le monstre. Regarder derrière le voile, voir de l'autre côté- encore une fois, nous revoilà en présence de la pulsion fondamentale du cinéma fantastique. Ici, le prix à payer pour ce coup d'oeil-il y en a toujours un- c'est de devenir soi même une image.

Fisher se voyait comme un réalisateur de contes de fées pour adulte. Dans ce film, il a retrouvé des images qui ont la simplicité et la résonance de celles qu'on rencontre chez Andersen, Perrault ou Grimm. Ces visions sont ancrées si profondément en nous que rien n'entamera jamais leur pouvoir, et que la beauté d'un film comme la Gorgone demeure inaltérable.

mardi 25 octobre 2011

28 - Why don't you all fade away (Talkin' 'bout my generation) : Hurlements, (The Howling) Joe Dante, USA, 1980

Certains films bénéficient des vertus de ce mois « fantastique ». Il est évident que sans la quinzaine de films déjà avalée, ce Hurlements n’aurait pas profité d’un regard suffisamment bienveillant et aiguisé susceptible de saisir ce que ce pur film de genre peut nous offrir. C’est aussi ici l’occasion pour moi de dire que c’est la première fois que je vois cette œuvre de Joe Dante, qui pourtant secoua mon enfance et mon adolescence avec ses Gremlins et autres Aventure intérieure… Et ce n’est donc pas non plus la moindre des vertus de ce blog que de me permettre de rattraper le temps de retard pris avec ma propre génération – et d’ainsi aussi mieux comprendre mon goût pour ce cinéma de la marge mainstream.



Joe Dante est typique de ce registre de cinéastes que j’ai déjà pu évoquer : ces hommes – et femmes – d’images formés non par le réel, mais déjà par les images, ces iconolâtres, ces dévots du genre, parsèment leur cinéma de références, de déférence même pourrait-on dire, à l’instar des Burton, des Tarantino, des Gans, etc. Ils sont aussi les enfants d’un monde nouveau, celui qui a vu leur jeunesse en finir avec le cinéma au profit de la télévision, formidable outil de diffusion de masse de ces images jusqu’à présent réservées aux salles obscures. Il y a dans cette génération le souvenir d’un cinéma découvert et parcouru non plus sur grand, mais bien sur petit écran, au gré des logiques de diffusion des networks déjà toutes puissantes, véritable révolution du spectateur et de son rapport au choix de l’œuvre. Toutefois, je maintiens que ce rapport tout fétichiste – c’est Le chef de gare qui m’a soufflé ce terme, lors de notre échange énervé et hors-blog sur Amer – à la chose filmée signale quelque chose de l’ordre de la perte du pouvoir de l’image quant à sa relation au monde réel.



Cela n’empêche pas toutefois quelques grands moments, dont ce Hurlements peut être un exemple.



Le film débute par une longue et magistrale – et je pèse mes mots – séquence d’ouverture qui nous présente une situation dont la progression est déjà très fortement amorcée. Cette manière de nous plonger tout de suite au cœur d’une séquence « d’action », la filature policière d’un tueur fou au beau milieu de New York, et dont l’appât est une jeune présentatrice télé - interprétée par Dee Wallace, déjà habituée du genre, depuis La colline a des yeux de Wes Craven jusqu’à l’Halloween de Rob Zombie en passant par le E.T de Spielberg – suppose un sens de la narration déjà très développé chez le spectateur. Dante part du principe qu’il a affaire à un public « averti », initié quant aux codes qui sont les siens. Ce que je pouvais regretter à propos d’Amer, je l’apprécie ici : Dante, s’il présuppose que nous n’allons avoir aucun mal à nous retrouver plongés au beau milieu d’une séquence de poursuite en guise d’ouverture de son film, ne cherche toutefois pas à nous mettre de son côté. Il parie simplement sur l’intelligence du spectateur, capable désormais, parce qu’éduqué à cela de longue date, de saisir l’ensemble des signes et codes qui lui permettront de se raconter l’histoire bien plus vite que lui ne pourrait le faire s’il devait développer son récit.



Il y aurait d’ailleurs probablement une histoire à faire de ce cinéma américain qui accélère son rythme de narration, et la sophistication de ses récits, non pour produire des scénarii, des histoires de plus en plus complexes, mais bien pour permettre finalement à la mise en scène de se libérer du récit sans pour autant se départir de l’intrigue – et qui ouvre à la réception d’un film dans le même temps par ce qu’il raconte et par ce qu’il montre – du cinéma en quelque sorte... Une histoire qui nous mènerait, dans d’autres registres que celui qui nous occupe ici, d’Hitchcock ou Leone – européens ! - jusqu’à Michael Mann, David Fincher ou Terrence Malick aujourd’hui. Mais ce n’est pas tout à fait le sujet. Toutefois il serait aussi assez amusant de voir quel rapport ces cinéastes, dans le cadre même de leurs œuvres, entretiennent au fait de « fabriquer » des images.



C’est là l’un des intérêts du film de Dante. Le film s’ouvre et se conclut sur un plateau de télévision, en plein direct. Alors qu’il est déjà question de ce fameux tueur dès la première scène, dont on discute en direct avec un éminent spécialiste de la dualité, pour ne pas dire la duplicité propre à tout le genre humain, Karen White, la blanche brebis promise au sombre loup qui occupe les bavardages du petit écran, quitte les studios pour répondre à la promesse de rendez-vous du fameux tueur. S’ensuit un montage en parallèle de scène entre d’une part la jeune femme déambulant dans les rues de New York, sur Times Square, encore en ce début des années quatre-vingt le haut lieu américain du sexe en vitrine, et d’autre part les équipes de télévision occupées à pister leur collègue pour parvenir à saisir les premiers le scoop qui ne va pas manquer de se produire. La production télévisuelle, fondée sur l’occupation permanente de l’espace – il faut captiver le spectateur le temps que quelque chose arrive – et sur le temps réel, lent, long, non maîtrisé, entraîne une tension entre la réalité et sa représentation qui provoque une accélération du temps. Déjà en 1980, les journalistes sont multi-connectés, ils piratent les fréquences radio de la police, les caméras sont là avant les secours, et les écrans de régie reflètent en direct toutes les options possibles dont le flux continu d’images et d’informations ordonne une distribution toujours renouvelée. La déambulation de Karen White dans les rues de Times Square participe de la même logique de profusion. Les images et représentations qui s’affichent partout sur les murs, dans les boutiques, ne sont certes pas du même ordre. Mais la même logique d’orgie est présente : partout pouvons-nous lire Girls, sex, nude, etc. Le spectacle est partout ici aussi, non dans son déroulement chronologique mais dans son étalement géographique. Les sex-shops de Times Square et les studios du Radio Music City Hall, à quelques rues de là, sont les deux faces d’une même médaille, celle du voyeurisme généralisé et obsessionnel. Celle du contrôle – que cela soit la part la plus intellectuelle de notre être, ou la plus animale.



Et d’ailleurs, cela tombe bien, car c’est exactement le sujet de l’actuelle chronique diffusée par la télévision pendant le temps même de la filature-poursuite. Le docteur Wagner nous entretient de cette part animale qui existe en l’homme et avec laquelle, loin de s’en défier, il faut compter. Pendant que Dante procède par là au commentaire même des situations qu’il est en train de nous exposer, son héroïne perd sa protection policière. Il demeure encore quelques « interférences » à ce système de contrôle sophistiqué et technicien, et la jeune femme se retrouve tout à coup seule, au milieu de ce parc d’attraction, littéralement, qu’est Times Square – et qu’il n’a plus jamais cessé d’être depuis, mais certes avec un autre propos depuis que Disney à remplacé Linda Lovelace et Marilyn Chambers par Le Roi Lion et le Pirate des Caraïbes. Le tueur, avec lequel elle a eu un rapide échange téléphonique depuis la solitude inquiétante d’une cabine, va la mener, au cœur d’un sex-shop, à une autre cabine, exigüe, sombre, pour une projection privée, à elle seule réservée comme cela se fait dans ces endroits. Un dernier espace d’intimité au cœur de cet espace public révélé. Karen se retrouve alors en situation de contempler malgré elle les premières images – que l’on voit avec elle, elle n’est donc décidément pas complètement seule…- d’un film pornographique qui met en scène l’agression puis le viol d’une jeune femme par un ou des hommes dont les visages restent hors champs de l’image. Ces quelques images sont violentes – l’on se demande si elles ont été tournées spécialement pour le film ou si elles sont une citation de Dante, compte-tenu du goût fétichiste du garçon, je pencherais plutôt pour cette deuxième option – et tandis que le malaise grandit, car ces images, Karen ne désire pas les regarder, mais elle ne sait pas encore ce qu’elle est venu trouver ici, la voix d’un homme résonne dans la cabine. On ne le distinguera pas dans l’obscurité du compartiment. Mais sa main saisit la nuque de Karen et l’oblige à regarder ces images, comme miroir même de sa propre agression – en cours et à venir. Dante joue là d’un effet d’abyme très largement maîtrisé depuis le début du film : nous regardons l’agression par un homme camouflé d’une femme qui elle-même regarde sur un écran l’agression d’une femme par un homme camouflé. L’effet vache qui rit…



Mais en l’occurrence c’est plutôt le loup qui hurle. Derrière Karen, la voix de l’inconnu se déforme, la violence physique emplit l’espace et Karen parvient à s’arracher à la cabine, comme l’on s’arrache avec elle des images du film projeté, tandis que le cri de l’agresseur se transforme en hurlement de bête. Deux policiers sont là, ils abattent l’inconnu qui restera hors champs – et que nous ne verrons donc pas, même si nous pouvons lire sur le visage des policemen le dégoût qu’il leur inspire.



Cette scène initiale a duré une vingtaine de minutes. Le mystérieux tueur ne nous est apparu qu’une seule fois, dans le contre-jour provoqué par la lumière du projecteur du film pornographique. Il n’avait l’allure que d’une ombre. Ainsi dans ces images où rien n’est laissé en dehors de la lumière, le motif principal du film et de l’intrigue, ce monstre aux pulsions animales et prédatrices est resté insaisissable. Il y a encore de l’invisible dans le cinéma, voilà qui devrait nous rassurer.



Certes, la suite du film ne se montrera pas tout à fait à la hauteur de ce prologue brillant. Karen rejoindra en bord de mer la Colonie, espace de méditation et de soins du docteur Wagner, gourou d’une communauté dont la frénésie n’est pas celle techniciste de la télévision new-yorkaise. Une belle courte scène intervient toutefois au début de cette seconde partie du film. Karen fait connaissance, le premier soir, des différents membres de cette communauté. Son mari, qui l’accompagne, est très vite attiré par une jeune femme assez légèrement vêtue et à la réputation sulfureuse, et dont l’allure n’est pas sans rappeler la Vampira télé des années soixante. Un vieil homme est là également, qui semble regretter la dégradation de ses dents, comme dernier signe de déchéance. Un grand feu de camp projette les ombres des convives sur la paroi d’une falaise – et lorsque ce vieil homme décide d’en finir en se jetant dans le feu après avoir tristement contemplé les ombres dansantes, la projection vaine d’un bonheur qui n’est plus pour lui, ses comparses le retiennent et lui demandent d’attendre le lendemain. A la lumière du soleil, les choses vont toujours mieux. Et je ne peux m’empêcher de divaguer un peu à cette remarque du docteur Wagner. En effet, seule cette lumière du jour permet d’appréhender la réalité. Les lumières artificielles, comme l’on pourrait parler de paradis artificiels, sont les artefacts produits par l’homme depuis le feu de camp jusqu’à la lucarne télévisuelle, en passant par le grand écran et son projecteur, pour casser l’obscurité de la nuit, et la peur à laquelle elle condamne. Mais seule la lumière du jour nous permet de voir ce qui est réellement. Elle fait s’évanouir toutes les chimères qui viennent nous abuser dans les lumières de la nuit. Cette scène, reliée à la précédente, pourrait quasi se lire d’une manière toute platonicienne : les jeux de lumière que fabrique, produit l’homme ne sont rien d’autre que des ombres, illusoires et vaines quand la seule lumière qui vaille, essentielle, est celle que l’on ne peut produire, et qui loin de fabriquer des ombres, éclaire notre réalité. La vérité contre la fiction.



Cette part du fantasme, et de l’ombre qui va avec, loin du réel, le film de Dante va l’exposer littéralement. L’homme est un loup pour l’homme, pour divaguer vers un autre philosophe fameux, et chez Dante, cette expression prend tout son sens. Karen va vite réaliser qu’en réalité elle réside dans une colonie où tous sont de mèches. Le film prend alors une autre tournure, très à la mode de cette fin des années soixante-dix et de ce début des années quatre-vingts. Karen est une citadine, sophistiquée, elle-même artificielle, à l’instar du spectateur que nous sommes, et elle se retrouve en cette contrée « étrangère », la campagne, l’Amérique profonde et peut-être l’Amérique « réelle », comme une proie égarée au milieu des loups que sont ces êtres frustres et néanmoins authentiques – c’est cette sauvagerie, ce caractère foncièrement américain du Wilderness, qui fait d’ailleurs leur vertu dans ce lieu de retraite du monde moderne, sous la houlette du raisonnable docteur Wagner, vain trait d’union entre l’Amérique profonde et celle de surface des grandes villes de l’Entertainment. Cette part de l’Amérique encore non complètement entrée dans la captivité télévisuelle, littéralement que l’on voit de loin, est selon Dante la part violente, pulsionnelle, presque criminelle de l’Amérique. Et pourtant fascinante, parce qu’originelle. Marsha, l’aguicheuse sœur du criminel du début – qui n’était autre qu’un loup-garou, comme tous ceux de sa « tribu » - séduira le mari de Karen, dans une scène à la nudité frontale et à la sensualité aujourd’hui totalement censurée dans le cinéma américain mainstream. Durant cet accouplement, à la fois filmé comme une scène d’amour d’un feuilleton à l’eau de rose, à la lumière du feu de camp (encore lui) et accompagné d’une musique sirupeuse, l’homme et la femme se transforment fougueusement en loup-garous, sous nos yeux enfin, longuement, méticuleusement. Il y a dans cette scène à la fois le plaisir de filmer dans le même temps le sexe, la nudité, l’amour, et la violence, la métamorphose physique, la frénésie charnelle comme le mouvement de deux corps dans la distorsion de la jouissance et de la souffrance. Le travail des maquillages de Rob Bottin et Rick Baker soulignent ce plaisir une fois encore tout fétichiste du masque, du travestissement. Nous sommes encore loin des délires numériques abstraits et le caractère profondément matériel de ces nombreuses séquences de transformation en loup-garous ralentissent soudainement le film, et le récit, pour laisser la place au seul plaisir d’enfin voir des corps et des visages se transformer sous l’impulsion du plaisir et de la douleur. Dante filme ces séquences depuis cette inaugurale scène de sexe comme des scènes interdites, au sens où elles laissent sidérés ses spectateurs, dans et hors le film. Le regard sur l’obscène, littéralement le hors-champs, nous fige, comme il avait figé Karen dans la cabine du sex-shop. Ces hommes et femmes qui se transforment en loup-garous à l’occasion d’ébats sexuels, ce sont aussi ces hommes et ces femmes qui décident – puisque telle est l’histoire de ce groupe qui décide d’assumer sa part sombre – de vivre les choses, même violemment, plutôt que d’en demeurer les spectateurs de représentations. Ils ne fabriquent quant à eux aucun produit, ils sont, simplement.



C’est toute l’histoire récente du cinéma de genre américain que d’être parvenue finalement à envahir la totalité du champ disponible des écrans télévisuels, cinématographiques et aujourd’hui informatiques, tout en rejetant la nature obscure et véritable de ce qui est montré en dehors du champs d’un visible désormais inaccessible, obscène, à défaut d’être invisible. Les forêts américaines sont nettoyées depuis longtemps de leurs rednecks à la libido infâmante, ainsi que Times Square de ses fantasmes et images, ses ombres déjà, érotiques. Demeure la scène finale, après que Karen, mordue peu auparavant, est apparue à tous à sa place de présentatrice télé dans une métamorphose en direct, image indécente, et pourtant aussitôt digérée par les quelques habitués d’un bar « country » qui eux-mêmes déjà admettent que les effets-spéciaux sont particulièrement réussis à la télé. A l’illusion magique du cinéma a succédé le désenchantement pessimiste de la société de l’information. Tout de ce monde sophistiqué nous est montré, mais tout est supposément fabriqué, artificiel, fake, peut-être même drôle, puisque ce qui est primitif, sauvage ou élémentaire, indécent éventuellement, inapproprié toujours, est relégué dans un hors champs désormais introuvable. La représentation, même fantastique, a ses limites, que connaît bien Joe Dante, iconolâtre désabusé de l’image, et néanmoins fétichiste sarcastique en quête perpétuelle de nouvelles formes à questionner.



lundi 24 octobre 2011

27- L'amour fou : Quelque part dans le temps (Somewhere in time), Jeannot Swarc, Etats-unis, 1980


On a parfois envie de dire de certains films, trois ou quatre, qu'ils sont les plus beaux films du monde. On le dit parce que ce sont des films qu'on aime intimement, parce qu'il y a ces quelques là contre nous, et puis tous les autres, qu'on veut bien partager. Il faudrait dire ce sont les plus beaux films de mon monde, parce que devant eux, on a le sentiment si fort que tout y est dit, que tout en part et que tout y revient, que ces trois ou quatre films là ont n'ont été tournés que pour nous. Au spectacle de ces films, le sens critique disparaît à mesure que les larmes, à la fin, toujours nous montent aux yeux et que sans doute, c'est tout ce qu'il y a à savoir, et à dire de ces films là.

Somewhere In Time est le plus beau film de mon monde.

Si vous ne l'avez jamais vu, ne me lisez pas plus, parce que d'un film comme celui-là, on a juste envie de dire : tu verras, c'est sublime.

Jeannot Swarc, son réalisateur, a mis en images Les dents de la mer 2, Supergirl, La revanche d'une blonde, Hercule et Sherlock. Ce n'est ni un auteur, ni un grand réalisateur.

Pourtant, il a fait exister Quelque part dans le temps, et la grâce qui le toucha lui et tous les acteurs impliqués, à ce moment là et plus jamais ensuite, ne fait certainement qu'ajouter au miracle de son existence. Une convergence de petits hasards, une inspiration indéfinissable fait de ces artistes à ce moment là, quelque part à la fin des années 70, des attrapeurs de foudre.

A l'origine du film, il y a un roman un peu particulier de Richard Matheson, scénariste génial de chefs d’œuvres comme L'homme qui rétrécit ou La quatrième dimension. Son influence sur le cinéma fantastique moderne est immense, et s'exerce encore aujourd'hui. On reconnaît dans l'argument du film une accroche typique de Matheson, par sa simplicité mais aussi par l'évidence et la profondeur des émotions qu'elle suscite immédiatement.

Qu'on en juge : Dans l'hôtel ou séjourne un jeune dramaturge traversant une profonde crise d'inspiration, un petit musée abrite une photo d'une actrice y ayant donné une représentation, 60 plus tôt. La découvrant, le jeune homme tombe fou amoureux d'elle. Au point de vouloir remonter le temps pour la rencontrer.

Christopher Reeve incarne Richard Collier, l'auteur en mal d'inspiration jusqu'au mal de vivre. En quelques scènes, au début du film, élégantes, Swarc esquisse le personnage. Il nous suffit de le voir devant la grande baie vitrée de son appartement, perdre son regard dans les immeubles de la ville en contrebas puis se mettre devant sa machine à écrire pour froisser une feuille, ni la première ni la dernière certainement, pour comprendre que l'impuissance et une grande mélancolie l'habitent.

La photograhie de Isidore Mankofsky n'a rien de tape à l'oeil. Il a beaucoup oeuvré à la télévision, et on le sent dans ces images aux ombres très douces, peu contrastées, lumineuses. Ce sont bien plus les couleurs des objets devant la caméra que l'éclairage ou le choix de pellicule qui créent la chromie du film. La direction artistique est tout aussi élégante, et tout pourrait avoir été tourné en décors naturels.

Pourtant, dès cette scène (qui n'est pas tout à fait la première), muette, par l'image mais sans avoir recours à des moyens grandiloquents, Swarc nous montre simplement que Richard Collier est devenu un créateur dans une tour d'ivoire. Il est, dès le début un être près du ciel. Le réalisateur joue-t-il consciemment avec l'image que Reeve cherche à quitter à ce moment là ? Comment ne pas penser à Superman ? Voir ce que l'acteur accomplit ici remplira d'émotion ceux qui ont cru avec lui qu'un homme pouvait voler : ce qu'il semble nous dire à travers son Richard Collier, c'est qu'en Superman, plus qu'un Hercule moderne et indestructible, il voyait un Icare.

La brève description de Collier est une représentation romantique de l'auteur : agacé de ne pouvoir écrire, il coupe brusquement la musique que diffusait sa platine et qui sans doute, devait palier à ce qui lui manque de toute évidence : l'inspiration. Où la trouver ?

Peut-être que Superman (enfin, Richard Collier) est resté trop longtemps loin des hommes : la compagne avec qui on l'a vu plus tôt l'a quitté, et à attendre une inspiration qui ne vient plus, il se dessèche. Il est temps de revenir sur terre : Swarc nous le montre descendant un escalier, puis un autre, puis prenant l’ascenseur. Le chemin est long (pourtant l'appartement n'est pas situé très haut) mais Swarc insiste sur cette descente, on se dit qu'il a du monter tout près des étoiles pour avoir à redescendre si longtemps. Collier prend sa voiture et va retourner à la source des heures les plus vibrantes de sa carrière alors jeune : le Grand Hotel, où eu lieu la fête suivant une représentation encourageante de sa première pièce.
Le héros est donc aussi un nostalgique.

Cette petite fête, nous y avons assisté en ouverture du film. C'est un moment magique. Si sa mise en scène, comme le reste du film, est merveilleuse de simplicité et de retenue, on y reconnaît la plume de Matheson : une situation presque fantastique, une forme (ici celle du cinéma : cadrage, bande son et mouvements de caméra ) qui s'efface derrière l'interprétation des acteurs, un déroulement très direct. Fendant la foule des jeunes gens, une vieille femme s'avance vers Collier, il ne la connaît pas et pourtant, il a l'air bouleversé en la voyant. Elle lui glisse un objet dans la main, et lui murmure : Reviens-moi (« Come back to me »).

C'est une montre qu'elle a donné au dramaturge, et l'objet est bien sûr symbolique de ce qui va être raconté ensuite et sera régulièrement consulté par les personnages tout au long du récit. Mais revenons à l'hôtel.

Richard s'y promène, toujours aussi désoeuvré. Il est attiré par un petit musée présentant quelques reliques jalonnant l'histoire de la vieille bâtisse. Il se penche sur les vitrines, et quand il se redresse et se retourne, une photo lui fait face. C'est une illumination.

Fidèle à l'esthétique mise en place, le cinéaste va oser la montrer littéralement. Un faisceau de lumière qu'on ne peut qualifier que de divine tombe d'un coup sur la scène, et c'est aussi un coup de foudre. Sous nos yeux, Christopher Reeve accomplit l'impossible : nous faire croire qu'un homme tombe amoureux d'une photographie.

Elle représente Elise McKenna , personnifiée par Jane Seymour.

Richard devient obsédé par cette image au point de penser qu'il peut remonter le temps jusqu'en 1912 après avoir rencontré un scientifique présumant qu'il doit être possible de voyager dans le temps, d'une manière qu'on devine toute symbolique pour lui, en pratiquant sur soi une auto-hypnose. 1912, C'est l'année où Elise Mc Kenna a séjournée au Grand Hotel, et où la photo a été prise.

Richard va réussir. Swarc, qui demande au spectateur depuis le début d'accepter de se laisser gagner par les sentiments de Collier et ne nous place que de son point de vue, veut faire de son attente la notre et retarde le plus possible l'entrée dans le champ d'Elise. L'attente et les inquiétudes de Richard deviennent les nôtres, et la nervosité qui précède le premier rendez-vous est croquée avec un humour délicieux par Reeve, formidable acteur comique. Il joue ici de son grand corps gauche, maladroit, et finalement bien peu viril avec un finesse irrésistible. Plus d'une fois, on pense a Charlot en voyant sa grande silhouette de dos, coiffée d'un chapeau rond.

Quand Elise entre en enfin en scène, c'est au double sens du terme : elle doit jouer le soir même au théâtre du grand hotel. Son arrivée tardive à l'écran va rendre d'autant plus belle la romance entre les deux personnages, qu'elle est comprimée dans le temps du film, aussi bien que dans celui des personnages. Pudique, Swarc laissera la musique de John Barry couvrir les mots échangés par les amants dans la scène où ils se parlent vraiment pour la première fois.

Au soir de leur rencontre, pendant la pièce qu'elle joue, et qui semble contre toute attente être une pièce comique un peu boulevardienne, Elise va improviser une déclaration à Richard présent comme spectateur, et tout à coup, l'artifice des dialogues de la pièce, qu'on a brièvement entendu avant, paraît d'autant plus fort que les paroles sont sincères et le ton bouleversant. Le monologue, qui ne s'adresse qu'à un spectateur, fait écho à notre propre sentiment : un film comme celui-là ne peut s'adresser qu'à nous, intimement.

Plus finement qu'il n'y paraît, Quelque part dans le temps construit de belles scènes sur le rapport de l'auteur avec sa création, du personnage et de l'acteur, de ce qu'on met au cœur d'une œuvre. Il s'agit évidemment d'une vision totalement romantique, l'exaltation des sentiments et de l'être, constamment à la recherche d'une sublimation. Toute la préparation du voyage par Richard s'apparente à une mise en scène, une production cinématographique même : recherche de documentation (auprès de la biographe), paramètres techniques (visite au professeur de philosophie) fabrication des costumes, des accessoires et du décor (Achat du 3 pièces et des pièces de monnaie ), répétition ( Richard mimant sur différents tons les premiers mots qu'il adressera à Elise ) puis enfin, il faut (se) faire un film. Pour cela, Richard s'allonge sur son lit et va finir par s'endormir. Être un artiste, ce serait donc cela : rêver comme un fou. Et, comme pour filer jusqu'au bout la métaphore, c'est uniquement par la grâce d'un changement d'éclairage- soit une stylisation extrême du procédé cinématographique- que s'opère le glissement dans le temps.

Si l'on n'avait le sentiment que tout le film est constitué d'un bloc compact d'images et d'émotions dont il est bien difficile de détacher des moments forts et des moments plus creux, on pourrait s'attacher à décrire la beauté de la scène montrant comment fut prise la photo dont Richard tombe amoureux. Essayons tout de même.

A l'entracte de la représentation à laquelle Richard assiste dans l’hôtel, Elise est priée, en coulisse, de poser pour une photo. L'éventail qu'elle tient et l'angle de vue choisi pour la prise de vue ne permettent pas le doute : c'est la photo exposée à l’hôtel qui va être impressionnée. Pourtant, quelque chose ne raccorde pas, et le photographe le remarque : le sourire manque de sincérité. Puis le visage d'Elise s'illumine. C'est qu'elle vient d'apercevoir Richard qui la regarde. Depuis le contrechamp de la photo.
Lorsqu'il voit cette image pour la première fois, 60 ans plus tard, Richard ne sait pas qu'il se tient, 60 ans plus tôt, dans son hors champ, et que c'est bien à lui, déjà, qu'elle sourit.
On peut voir là, au delà d'un idée de mise en scène magnifique, le fantasme d'un cinéaste désespérant de s'abîmer pour toujours dans le monde de ses images.

Quelque part dans le temps est un film d'une intensité difficile à décrire, d'une délicatesse et d'une beauté dont je connais peu d'équivalent. Christopher Reeve, lumineux et écorché y dévoile une âme romantique insoupçonnée, qu'il ne montrera plus jamais si sincèrement.

Lorsqu'à la fin, à bout de désespoir, Richard vient se blottir contre la photo de la femme qu'il a aimée, qu'il a perdue, celle la même que nous avons vu, au crépuscule de son existence, serrer contre elle les mots écrits par son amour, les images qui viennent à notre rencontre nous rappellent combien nous avons besoin d'être consolés de cette tristesse sans fond : nous aimons, et ceux qu'on aime disparaissent, la froideur du verre qui nous sépare de leur image inanimée, sous nos doigts, ne fait que nous rappeler combien ils furent chauds et vivants, qu'ils ne seront plus jamais près de nous, et qu'ils nous manquent, parfois à la folie.