jeudi 1 octobre 2015

1/31 : Aelita, de Jakov Protazanov, URSS, 1924. De 1h19'49' à 1h20'10''


Chaque jour d'octobre, un pas dans notre parcours des films liés à l'imaginaire spatial. 31 pas pour 31 jours et 31 plans choisis parmi autant de films.




 L'ingénieur Los, flanqué de sa femme, retire de leur cachette les plans d'une navette de sa conception. Il était le seul à être persuadé qu'elle permettrait de voler vers Mars. Afin de signifier son renoncement à son projet  de voyage insensé, il brûle toutes ses recherches. Soulagé, il annonce à sa femme qu'ils se consacreront désormais à la construction de la nouvelle société communiste initiée par la Nouvelle Politique Économique.



Renoncer à ses rêves, tourner le dos à ses fantasmes. Retrouver son épouse et son foyer. Embrasser la dure réalité, oui, mais y trouver la certitude qu'on a du poids. En effaçant à jamais le chemin par lequel il pouvait retrouver sa rêverie consolatrice, Los avec une radicalité toute révolutionnaire, veut se garder de toute tentation de retour en arrière. Comme on dit, il brûle ses vaisseaux. Une navette spatiale, en fait, dessinée dans le minuscule atelier presque clandestin que l'ingénieur s'est aménagé sous les combles de sa maison, après avoir du céder le sien à l'opportuniste Elrich, arrivé là à la faveur des relogements forcés généralisés par les Bolchéviques.



Concluant le film, ce plan est aussi son épilogue symbolique et même allégorique: c'est au feu du foyer, aux deux sens du terme, que se consume le symbole des fantaisies dangereuses et des tentations de repli sur soi de Los. Et si le récit science-fictionnel arrive à terme avec la destruction des plans de la fusée, c'est aussi la chronique conjugale à la limite du mélodrame qui se conclue ici. Car en fait d'aventure science-fictive, Aelita entrecroise satire, mélodrame, intermèdes burlesques, allégorie politique... La science-fiction ne s'est pas encore établie en tant que genre. Le cinéaste, libre de codes qui restent à inventer, mais aussi doté d'une adresse acquise au long d'une filmographie abordant tous les registres, ose des mélanges ambitieux, multipliant les tons, les échelles de récit, les genres. Là réside l'audace formelle d'un film dont la mise en scène ne montre aucun appétit pour les expérimentations bouillonnantes agitant alors les artistes soviétiques. Si Aleksandra Ekster et Isaak Rabinovich imaginent des décors à l'esthétique constructiviste, Protazanov ne met jamais sa caméra au diapason.



D'ailleurs pourquoi ne pas voir en Los l'ingénieur une image de Protazanov le réalisateur ? Le second comme le premier va finalement renoncer à un plan expérimental: une fusée spatiale que tout le monde pense irréalisable pour le personnage, et la recherche cinématographique pour le cinéaste, qui s'est pourtant montré intéressé, dans sa première période russe, par l'innovation formelle.



Si pour Los, la rêverie a été celle d'une passion amoureuse martienne, quelle a été celle de Protazanov ? Peut-être une carrière de cinéaste européen, entamée lors de ses passages à Paris et Berlin, au cours d'un exil provoqué par la guerre civile. Ou alors l'appartenance à une avant-garde toujours plus libre et novatrice. Comme Los, brûlant ses recherches utopiques et résolu à mettre son talent au service de la collectivité, Protazanov revient en Russie, en s'appliquant à fabriquer un cinéma destiné au plus grand nombre. Car Aélita est un blockbuster. De sa mise en chantier par la Mezrabpom-Rus décidée à produire une super-production à sa sortie préparée à grand renfort de publicité. 
 


La critique ne s'y trompera pas: elle juge le film d'autant plus sévèrement, sans doute, que le public s'y rue. Ce qui déplut aux uns est sans doute ce qui emporta l'adhésion des autres. Le film dépeint la Russie de 1924 avec une lucidité étonnante dans le cadre d'une production qu'on imagine aussi contrôlée. Mais peut-être n'y avait-il pas d'autres choix. Comment fabriquer un film qui rencontrerait des millions de spectateurs, sans  évoquer leur quotidien dans un pays mis au pied du mur par les conséquences des années de guerre ? Économiquement effondrée, l'URSS est alors ravagée par la misère, la famine et l'abandon social, des millions d'orphelins[1] et d'enfants abandonnés étant contraints à l'errance. Il sera d'ailleurs reproché à Protazanov d'avoir mis en regard de sa peinture de la Russie contemporaine une société martienne aux charmes trop tentants. Sa position est pourtant intenable: vendre de l'évasion à un public au quotidien presque invivable, sans faire l'éloge d'un ailleurs meilleur, et sans douter un instant que les lendemains chanteront. Pourtant, en plaçant la vie conjugale et domestique du couple formé par Natacha et Los au centre du récit, le cinéaste réussit la gageure d'honorer la commande à laquelle il ne peut se dérober, tout en rendant justice au quotidien de ses compatriotes. Rien d'étonnant, dès lors, que l'argument science-fictif d'Aelita ne soit qu'un leurre, et que le film se termine comme un drame de remariage.

Rattacher Aelita au cinéma de science-fiction a d'ailleurs quelque chose du contresens voire de l'anachronisme: il n'y a pas d' anticipation scientifique et le voyage spatial n'est pas encore envisagé sérieusement. Au contraire: si l'ingénieur Los est bien un scientifique, son idée d'inventer un moyen de locomotion vers Mars est présentée comme une dangereuse lubie totalement irréaliste, lui servant à la fois de dérivatif pour fuir ses responsabilité, et provoquant le gâchis de recherches qu'il pourrait mettre au service d'une société aux immenses attentes de reconstruction.



La réalité, c'est à travers les yeux de Natacha que nous l'aurons entrevue, et c'est elle qui pousse Los à son geste dans le plan final du film. C'est aussi à travers le regard de Natacha que Protazanov se dérobe à la surveillance des censeurs et permet au spectateur de regarder le film dans des perspectives moins prévisibles et plus secrètes que le programme propagandiste attendu et tenu. Natacha nous ouvre les portes de dispensaires surchargés, d'orphelinats aux chambres pleines, nous fait rencontrer les laissés pour compte de la guerre, toujours joyeux bien sûr, mais terriblement nécessiteux.



C'est bien à eux, à travers son épouse, que Los veut prouver le renouveau de son engagement dans le projet communiste. Et c'est à Natacha, à travers cet engagement qu'il démontre la sincérité de ses sentiments. En brûlant les plans de la navette, il renonce doublement: à laisser son esprit vagabonder en rêveries stériles, mais aussi à son béguin pour la reine martienne Aelita. On l'a dit, le film est un étonnant mélange de genres, et la trahison idéologique de Los s'est doublée d'une trahison conjugale. La répréhensible pulsion individualiste s'accompagne d'une pulsion adultérine. En plaçant Natacha au côté de son mari et en faisant d'elle l'inspiratrice de sa rédemption morale, Protazanov fait l'éloge de valeurs conjugales mises à mal par l'idéologie révolutionnaire [2]. Cet aspect de la conclusion, pour convenu qu'il nous paraisse, est en fait un choix qui n'avait rien d'évident, le cinéaste exprimant là une symbolique en porte-à-faux avec une partie du discours officiel. Il était peut-être d'autant plus facile aux autorités (hypocrites?) de le laisser faire que les débuts de Protazanov sous l'ère Tsariste font de lui un artiste portant la marque d'un passé conspué. Bien entendu, cet infléchissement des valeurs est lui aussi un écho de ce que la NEP doit permettre: un retour à certaines valeurs devenues taboues, un aménagement inévitable du projet révolutionnaire initial, mis à mal par le bilan catastrophique du communisme de guerre.



Retour de valeurs, retour au foyer. Mais vers quoi Los avait-il tenté de fuir ?



Vers un monde inversé, l'envers de ce que le cinéaste nous montre dans ce dernier plan: à l'image réduite à sa plus simple expression- le foyer d'une cheminée- du domicile conjugal, et à celle d'une épouse aimante au courage ordinaire s'opposent les immenses palais martiens à l'esthétique insensée et Aelita, reine sculpturale à la beauté inhumaine. On comprend d'ailleurs qu'elle ignore tout des sentiments humains lorsqu'elle s'interroge sur la signification d'un baiser échangé entre Los et son épouse, observés grâce à un téléscope.



Quoi qu'incarne la reine de Mars- échappatoire onirique, monde capitaliste, passé tsariste- ni elle ni son monde ne manquent de séduction. Ce fut d'ailleurs une des critiques adressée au film. Le monde vers lequel fuit Los est jugé trop séduisant, et cette glorification de l'étranger répréhensible. A y regarder de plus près, le cinéaste aggrave peut-être encore son cas par un choix narratif assez déstabilisant. Sans qu'on comprenne jamais à quel point, le tiers du film entièrement consacré au monde martien n'est en fait que la visualisation de rêveries auxquelles s'abandonne Los, et qui s'emparent de lui sans prévenir. Si la pirouette révélant que "tout ceci n'était qu'un rêve" est devenue un cliché, il semble qu'à l'époque le procédé ait dérouté. D'autant plus que le cinéaste ne ménage pas de transition entre les scènes rêvées et les autres.  Le voyage vers Mars n'a en fait jamais eu lieu, et la navette elle-même n'a peut-être jamais été construite ailleurs que dans la psyché de Los.



Pour accepter le réel, et renoncer à un monde idéalisé à tort, pour prendre sa place dans un monde certes imparfait, mais dont la perfection ne peut être qu'à portée de quelques efforts, Los doit s'amputer de son envie d'ailleurs, de son désir pour l'autre. Et brûler ses plans sur la comète. 






[1]  4 500 000 enfants, d'après Jean-Jacques Marie, in La guerre civile russe 1917-1922, éditions Autrement.
[2] Penser, par exemple, à la figure d' Aleksandra Kollontai.

2 commentaires:

  1. Je me doutais bien qu'à cette époque de l'année, où les derniers feux estivaux vacillent sous la morsure peu amène du vent, je te trouverais affairé à consciencieusement bourrer la chaudière de ta fidèle locomotive... Ma foi, le programme que tu nous as concocté est ambitieux, comme de coutume, Pierrot. Un peu de naphtaline va suivre encore ? Pourquoi pas "La Femme sur la Lune", un Fritz Lang période teutonne m'ayant laissé un bon souvenir ? Ou même, tiens, "El Moderno Barba Azul", tiré de la lente déliquescence cinématographique de Buster Keaton, et dont j'ai toujours affectionné le merveilleux titre français : "Pan ! Dans la Lune".

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  2. Même si on est juste entre nous ici, tu le sais bien, je me suis permis de te répondre dans le boudoir, où tu me rejoindras cigare au bec, et bourbon en main.

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