mercredi 7 octobre 2015

7/31 : Le Voyage dans la Lune, Georges Méliès, France, 1902. De 13’17’’ à 13’28’’




Ce « tableau » final du film de Méliès nous présente la célébration joyeuse et populaire des hommes qui les premiers sont parvenus à poser le pied sur la Lune et à en revenir, et parmi eux, leur inspirateur, le Professeur Barbenfouillis, figuré ici en « vainqueur » de l’astre, et dont la statue occupe le cœur du plan.  


            Nous sommes en 1902, le cinématographe a sept ans, théoriquement l’âge de raison. Nous sommes en France, nation qui s’est déclarée lieu de naissance de ce nouvel art, qui n’est certes pas encore le septième à l’aube de ce siècle nouveau. Nous sommes, avec Le Voyage dans la Lune, dans l’une des premières occurrences de ce qui deviendra le cinéma de science-fiction, et tout se passe comme si dès l’origine, cet agencement (la France, l’aurore d’un nouveau mode d’expression, la « question » de la science-fiction) posait les apories d’enjeux que l’on rencontre encore, plus d’un siècle plus tard.




            Il faudrait ici commencer par se poser la question de la réception, en son époque, d’un tel film. Nous avons forcément aujourd’hui du mal à en envisager les conditions : Quelle audience ? Quelle type de salle, de « théâtre » diraient les américains ? Quelle qualité technique, vitesse de défilement, accompagnement musical et sonore, taille de l’image projetée, etc. ? En ce cinéma naissant, les conventions sont encore celles du spectacle vivant, ceci est particulièrement manifeste dans cette séquence : long plan fixe en pied, adresse, même muette, des personnages face caméra à destination des spectateurs, pas de montage à proprement parler, même si l’ouverture en fondu enchaîné est déjà pour l’époque une évolution du cinéma vers le « long » métrage, qu’a résolument accompagnée Méliès…



            En ce qui concerne plus particulièrement la science-fiction, le Chef de gare nous faisait remarquer à propos d’Aelita, pourtant plus récent de vingt-deux ans, que les codes du genre se cherchaient encore. Alors, en 1902, autant dire que ces codes n’existaient pas du tout ! Et pourtant, la science-fiction moderne se rencontrait déjà en littérature, et la France était l’un de ses pays de prédilection : Le Voyage dans la Lune s’inspire bien entendu du roman de Jules Verne, qui date de 1865, tout autant toutefois que d’un autre immense auteur du genre, dont il a déjà été beaucoup question des ces colonnes, H.G. Wells, avec en l’occurrence Les Premiers Hommes dans la Lune, d’un an antérieur au film de Méliès. Ce premier vieux débat de la distinction du genre suivant sa forme littéraire ou cinématographique, va trouver une première occasion de se poser à travers ce film, sinon même trouver une première conclusion dans cet ultime plan. 



            Cette séquence finale du Voyage dans la Lune nous présente donc une célébration. Une autocélébration pourrait-on préciser, et c’est là déjà donner un sens à ce plan. Au cœur de l’image se tient sur un large socle à la gloire de la Science, la statue fantaisiste du personnage principal du film, le Professeur Barbenfoullis, dont l’allure évoque plus un Enchanteur de conte pour enfant qu’un vénérable savant tel que le siècle en connaissait de nombreux. Les mains disproportionnées, les vêtements aux « couleurs » chatoyantes, tout cela renvoie plus aux fantaisies dessinées – je n’ose dire à l’animation, même si le cinéma foncièrement trouve son origine dans le dessin animé, littéralement – qu’à un quelconque souci de réalisme, entendez d’enregistrement du réel. Cette statue du Professeur se tient le pied posé sur une représentation de la Lune, soumise à sa botte à l’instar d’un trophée de chasse. Barbenfouillis a conquis la Lune, voilà ce qui se trouve célébré, et justifie la présence des danseuses du Châtelet à ses côtés, ainsi que de cette fanfare toute militaire dont le passage provoque une ultime farandole de triomphe. C’est qu’au-delà du simple aller/retour sur la Lune, Barbanfouillis et ses compères viennent d’emporter la première victoire de l’histoire du cinéma dans « une guerre des étoiles », dont les Sélénites ont été les vaincus.






            Ce plan souligne l’étrange paradoxe de ce cinéma encore comme « en puissance ». Cette scène de réjouissances, de fête haute en couleur et de vacarme joyeux, se constitue à partir de ce qu’elle n’est foncièrement pas encore : son absent, couleurs approximatives et rajoutées, profondeur de champs inexistante. L’autocélébration que nous évoquions plus haut se déroule précisément à partir des moyens qui lui font défaut. Et l’on a, à la vision de cette séquence, du mal à comprendre en quoi ce cinéma naissant a pu d’une manière ou d’une autre rivaliser avec le Music-hall, dont ce plan a tous les aspects, moins les caractères essentiels ! C’est peut-être que Méliès avait compris que la force du cinéma ne résidait pas dans sa capacité à enregistrer le réel – puisque cela, en 1902, il ne le peut encore que d’une manière parcellaire – mais bien par sa faculté à l’abuser. Le cinéma, en son essence même, c’est l’illusion. Pour le dire avec des mots d’aujourd’hui, le cinéma, c’est l’effet spécial -  et « l’espace » privilégié de l’effet spécial au cinéma, c’est la science-fiction…


            Une petite anecdote, sans doute apocryphe, mais toujours édifiante quant à notre sujet, met aux prises un Antoine Lumière pétri du sérieux de son invention avec le jeune Méliès issu de la tradition foraine, alors que ce dernier souhaitait acquérir le matériel nouvellement conçu par l’industriel Lyonnais : « Jeune homme, je ne veux pas vous ruiner, cet appareil n’a de valeur que scientifique, il n’a aucun avenir dans le spectacle ». La réponse à cette remarque est dans le plan dont il est question aujourd’hui : à la science (fiction), le cinématographe reconnaissant ! Lorsque j’évoquais plus haut la dimension d’autocélébration de Méliès à l’égard de la puissance évocatrice de ses propres images, il m’apparaît que celui-ci sait bien sûr exactement ce qu’il fait lorsqu’il place au cœur de sa « prise de vue » la fameuse image de la Lune à l’œil crevé, icône à venir et pourtant déjà endossée de son film, de la science-fiction à venir, du cinéma tout court. Méliès a comme le pressentiment de ce que deviendra cet art : loin d’être l’enregistrement rigoureux du réel, projet savant et sérieux, le cinéma est avant tout la promesse de cette capacité à arranger le réel des attributs du fantasme. Et si l’étrange paradoxe des encore faibles moyens techniques mentionné plus haut reste à résoudre, Méliès parie sur l’avenir : le cinéma porte en lui dès son origine la couleur, le mouvement, le son, la musique, tous les moyens encore en puissance de « donner vie » à toutes les chimères. C’est aussi par ces qualités proprement hallucinatoires que le cinéma va finalement achever sa rupture avec le spectacle vivant d’une part et les arts plastiques d’autre part, peinture et photographie.  



            L’œuvre plus sérieuse de Jules Verne, dans ce final, se trouve certes très largement subvertie en un divertissement joyeux et exubérant. Néanmoins si l’image de l'obus qui s'écrase sur la Lune est parvenue jusqu’à nous, c’est aussi et surtout grâce au film de Méliès. A l’origine de cette mémoire par le cinéma se trouve donc le pillage assumé de la littérature par cet art aux puissantes capacités de « synthétiseur ». Le fait que cette même année 1902, les Lumières aient cessé de produire des films nous raconte une autre victoire : celle des extraordinaires voyages de la fiction sur l’ennuyeuse demeure du réel. Que la réalité, très prosaïque, du monde des affaires ait fini par mettre à bas la Star Film de Méliès, et fait littéralement disparaître ces films de France, nous raconte autre chose : le divertissement au cinéma comme production industriel est passé de l’autre côté de l’Atlantique, et il n’est pas anodin que Le Voyage dans la Lune nous soit finalement connu par l’entremise de son exploitation – et son immense succès – américain. Sa tradition des mondes fabuleux là-bas ne s’est jamais éteinte, depuis Flash Gordon jusqu’à Star Wars.





 

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