vendredi 16 octobre 2015

16/31 : Une grande excursion (A Grand Day Out), Nick Park, Grande-Bretagne, 1989. De 14'59'' à 15'13''





                Wallace et Gromit viennent d'arriver sur la Lune pour un pic-nic. Wallace s'amuse avec son ballon, qu'il jette en l'air... et ne récupère jamais, gravité oblige ! 

                Nous en sommes déjà à trois explorations lunaires, au moins deux martiennes, plus quelques-unes d’astres plus lointains et franchement nébuleux. Tous ces voyages comportent leurs lots de surprises et d’extravagances, parfois sous le couvert de représentations prétendument documentées, mais dont la partialité laisse d’abord sa place à l’imagination, et au souci de raconter une histoire… Ainsi en va-t-il de La Femme sur la Lune de Fritz Lang, dont le crédit au générique d’éminents scientifiques et ingénieurs de l’époque, n’empêche pas l’hypothèse farfelue d’une atmosphère « lunienne » sur la seule face cachée du satellite, avantage cosmologique d’abord dicté par des impératifs de récits. De la même manière, si le Professeur Manfeldt projetait ce voyage sur la Lune, c’était à des fins toutes prosaïque, mais sa soif de l’or - minerai prétendument en forte concentration sur le satellite - avait le grand mérite cinématographique de permettre un antagonisme structurant le récit. 


                Bien sûr, vingt années plus tôt, les fantaisies de Méliès ne s’encombraient pas de telles considérations, et la référence à Verne, nous l’avons remarqué plus tôt dans ce mois, relevait bien pus de l’argument commercial que de la « rigueur » scientifique propre à l’auteur nantais. Toutefois, Le Voyage dans la Lune apparaît plus comme le moment « archéologique » du film de science-fiction consacré aux voyages spatiaux que comme son modèle. Nous l’avons également souligné dans ces colonnes, ce sous-genre de la science-fiction est comme sorti tout casqué de la tête de Lang, et c’est au cinéaste allemand que l’on doit la majeure partie des codes qui depuis la fin des années 20’ structure ces films, jusque dans ce rigorisme scientifique tout relatif. 

                Avec Une grande excursion, nous semblons comme faire retour à ces débuts fantasques d’un genre dont les conventions se sont très vite cristallisées, voire fossilisées, autour de la prétention à relater l’hypothétique et « acceptable » voyage interstellaire. Nous savons également que cette ambition, en fait, relève le plus souvent sinon de la mystification – Lang, Cordero ou Pichel ne sont pas blâmables quant à la sincérité de leurs opinions « positivistes » - tout au moins du malentendu : la réalité de ce cinéma se situe le plus souvent non dans le point de vue sur les espaces infinis des galaxies, mais d’abord sur le regard porté vers les individus et leurs trop humaines limites… Dans tous les cas, toutefois, il s’agit d’un cinéma sérieux, pour le moins, dans lequel le ciel au-dessus de nos têtes ne trouve comme miroir rien de moins que le fond de notre cœur, que celui-ci soit empli d’amour, de peur ou de noblesse. 

                Pour ma part, j’estime profondément cette gravité de la science-fiction, comme l’un de ses fondements – sans jeu de mot aucun… Ce genre nous entraîne vers les mystères du Cosmos, et tente de les relier à nos propres énigmes. Il y a quelque chose d’éminemment spirituel dans ce genre, et sa forme cinématographique si elle retranche le plus souvent l’épaisseur intellectuelle de ces spéculations, y ajoute toutefois une dimension plastique et sensible, qui contribue de la fascination pour le genre. La volupté ressentie à la vision d’Une Femme sur la Lune ou de 2001, l’Odyssée de l’espace, participe de l’entremêlement de ces divergences consubstantielles à la science-fiction. 

                Mais si tous les possibles sont soutenables dans le genre, comment se fait-il alors que le rire y soit si peu présent ? S’il était supposé chez Méliès, il est possible qu’il ne fut néanmoins que rétrospectif : comment a pu être reçu un tel film, alors que le « 7ème art » était tout juste naissant, et encore assez loin de toute légitimité, voilà une question qui demeure. Si le film de Nick Park fait retour à ce cinéma, c’est toutefois qu’il aura trouvé dans une modalité proche de ce cinéma encore jeune, quelque chose qui se prête tout à fait à sa propre considération du genre. 

                De la même manière que le Chef de gare nous expliquait au sujet de La Guerre des mondes que l’angoisse provoquée par le récit et sa mise en image ne relevait pas strictement du souci « science-fictionnel », Nick Park réalise avec son film d’animation une œuvre dont l’humour, s’il repose foncièrement sur les codes propres à la science-fiction, n’a pas le souci du genre. Et c’est plutôt là une forme de respect. Park a initié son projet lors de sa scolarité. Le film fut réalisé en bonne partie dans des conditions que l’on pourrait qualifier d’amateures – en tout cas, dans une pauvreté certaine, dont les moyens effectifs au fond ne son pas très loin des origines du cinéma. Il était toutefois au départ prévu de composer une sorte de parodie de l’univers de Star Wars, totem obligé de la fantaisie spatiale en ces années 80’. Mais finalement, c’est autre chose qu’est devenue cette inaugurale aventure de Wallace et Gromit – quelque chose qui n’est pas une parodie, qui n’a pas besoin d’être une parodie. Cette évolution, à la fois respectueuse du genre et le déconstruisant cependant,  rend compte du génie de l’animateur, dont ce plan est l’un des parfaits exemples. 

         Il faut situer tout de même l'action de cette scène dans le récit imaginé par Nick Park. Wallace vient d'arriver sur la Lune, grâce à la fusée qu'il s'est construite, et que l'on aperçoit en arrière-plan. S'il s'est fendu de ce voyage interplanétaire, c'est pour une raison aussi simple qu'absurde : alors qu'il voulait prendre une collation, il s'est rendu compte qu'il n'avait plus de fromage ! Et tout le monde sait bien que la Lune est entièrement constituée de fromage... C'est sur la base de cette "évidence" que Nick Park embarque son personnage et son chien pour un voyage extraordinaire - qui a néanmoins toutes les apparences de la ballade du dimanche ! C'est dans cette tension entre l'exceptionnalité de la situation et la tradition des codes du genre que l'animateur fabrique sa déconstruction des canons du genre. Et nous fait rire, surtout...

         Il est toujours difficile de "commenter" un effet d'humour, puisque son explication a naturellement tendance à vider l'effet de sa substance. Je n'essaierai donc pas d'expliquer ce qui peut être drôle dans ce plan - et franchement si vous ne le saisissez pas, je ne peux rien pour vous... - mais plutôt de voir en quoi Park joue avec les codes du genre, et fabrique un moment qui utilise pleinement les moyens du cinéma. L'étrangeté du plan, formidablement construit, avec sa trajectoire des deux personnages qui le traversent obliquement, se constitue sur un effet de familiarité en rupture paradoxale avec ce que l'on attend habituellement d'une telle scène. Wallace et Gromit sont sur la Lune comme ils sont dans un jardin public : les vêtements de Wallace, les sacs en osier, le ballon, l'ensemble des accessoires vient se superposer à un environnement qui suppose ordinairement plutôt scaphandres et engins sophistiqués. Mais c'est surtout un pur effet de cinéma qui fabrique comme la synthèse de cette "collision d'univers" propre à l'humour absurde de l'anglais : lorsque Wallace s'amuse machinalement à lancer en l'air son ballon, celui-ci s'élève dans le ciel, quitte le plan... et ne redescends jamais, faible apesanteur oblige. Ce qui est drôle, et signifiant, n'est pas tant cette évasion hors de la gravité de l'objet que l'on imaginait retomber au sol, c'est plutôt l'attente de Wallace - et de nous autres spectateurs - et la surprise de constater que dans cet univers théoriquement étranger, et pourtant si familier, quelques traces des habituels codes de la science-fiction continuent d'opérer. L'humour fonctionne par la surprise, et la surprise ici consiste finalement à accepter de ne pas l'être : après tout l'on savait bien que sur la Lune, un tel geste, pourtant tout à fait improbable - qui joue à la balle sur la Lune ? - reste possible. C'est toute la force de ce hors-champs qui, s'il fait disparaître la balle du regard du spectateur, la fait aussi disparaître du champs de vision de Wallace, que de permettre ce  redoublement de la surprise : nous sommes surpris - et nous nous en amusons - d'être surpris. Pur effet de cinéma, donc, qui fabrique l'humour actif du plan : si toute l'étrange familiarité de la situation n'a pas à être soulignée et participe d'un univers où tout est possible, le non-respect des règles de la gravité est impensable ! Voilà bien littéralement formulé le paradoxe de ce film qui se joue là de l'habituel sérieux du genre.

         Maintenant, si vous voulez vraiment rire, voyez ce film - il y est aussi question d'un four qui dresse des contraventions aux fusées mal garées sur la Lune, et que cette activité n'empêche pas néanmoins d'apprécier le ski alpin...

 

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