jeudi 22 octobre 2015

22/31: L'étoffe des héros (The right stuff), de Philip Kaufman, 1983, USA, de 1h50'18" à 1h50'24"








La fusée devant emmener l'astronaute américain Alan Shepard dans l'espace décolle.



Sur la vitre par laquelle nous voyons des techniciens de la Nasa la regarder se reflète la première fusée américaine accueillant un astronaute de la mission Mercury. Un plan composé en fait de deux images de nature différente, dont la superposition est indécelable. La fusée décollant est une archive filmée par la Nasa. La vitre, la tour de contrôle, les techniciens sont mis en scène par le cinéaste. L'articulation de ces deux images résume tout le projet de Philip Kaufman. Associer la fiction documentée et l'image d'archive, produire à posteriori un récit dont les moments les plus spectaculaires, lui préexistant pourtant, doivent apparaître comme des apothéoses logiques, tant d'un point de vue technique que dramatique, voilà toute l'ambition de Kaufman. En fait, plus simplement: donner à l'Amérique son grand roman national- et cinématographique- de l'aventure spatiale. « This is the West, sir. When the legend becomes fact, print the legend »[1], selon le célèbre échange filmé par John Ford dans L'homme qui tua Liberty Valence.



D'un point de vue technique Kaufman peut s'appuyer sur les talents son directeur de la photographie Caleb Deschanel. Relativement contraint par la chromie et l'éclairage des images documentaires, il construit une photo très fine, aux couleurs subtiles, aux ombres douces, s'appropriant en la magnifiant légèrement l'esthétique des premières missions Mercury telle que la Nasa a pris soin de la construire. Une imagerie soigneusement pensée, dans le droit fil de l'americana des années 50: couleurs vives, saturées et franches, prises de vues ne laissant pas de place au flou, astronautes souriants, combinaisons chromées sur bannière étoilée: hommes et machines paraissent faits du même métal, incorruptible, américain.



Un défi pas si simple, puisqu'aucune des images antérieures au film, et provenant de sources diverses ne doivent se remarquer. Dans le plan retenu, l'intégration de l'image d'archive nécessite l'intervention d'autres techniciens essentiels: les responsables des effets spéciaux, qui vont projeter sur une vitre le reflet d'objets qui en fait, ne sont pas devant. Dans ce plan, nous regardons en fait un trompe l'oeil.



Prolonger l'image réelle par une image illusoire de manière imperceptible ne nécessite pas seulement de la  technique. Il faut aussi que l'oeil aie envie d'y croire. La tâche des illusionnistes est ici facilitée par l'ancrage de la fiction dans le réel: les personnages de cette aventure, jusqu'à l'anonyme technicien observant le décollage dans ce plan, ont tous existé.  En fait, c'est même cette envie d'y croire qui fonde la nécessité du plan. Car quel besoin a Kaufman, à ce moment, de nous montrer ce personnage d'une façon aussi vague, à peine perceptible derrière le reflet de la vitre ?



Nous connaissons tous ces images objectives et impressionnantes de fusée décollant dans un nuage de fumée et de flammes, forcément filmées de loin, ou de haut. Effaçant l'humain, le réduisant à l'état de fourmi hors du cadre, elles appellent un contre-champ, que seule la fiction peut offrir. En les regardant, on éprouve presque une gêne: l'image enregistre le plus exaltant des moments, mais de manière froide, en ne montrant que des éléments mécaniques. Rien, sans la connaissance que nous pouvons avoir de ce qui est enregistré, ne nous communique la grandeur de ce qui se déroule sous nos yeux. Au fond, nous avons envie de voir le technicien dans la cabine se réjouir du succès du lancement. Ce plan existe pour nous le montrer. Nous avons envie d'éprouver le désir de ces hommes décidés à partir à la conquête des étoiles. Le film existe pour nous le raconter.



Le plan, et le film, viennent donc rétablir une vérité que les images de la Nasa ont pu nous faire oublier: ce sont des hommes qui sont allés dans l'espace, pas des fusées. Les choix dramatiques de Kaufman vont nous le rappeler en insistant sur notre proximité avec ces héros. Comment créer dans ce contexte presque banal un suspense, alors que nous savons que l'aventure spatiale américaine a réussi. Simplement en changeant la question centrale du récit. Il ne s'agit plus de se demander: Pouvons-nous envoyer des hommes dans l'espace, mais: Avons-nous envoyé dans l'espace les bons hommes ?



Deux films très semblables, sur le fond, répondent à cette question, chronologiquement placés de chaque côté du premier vol d'un américain dans l'espace. D'abord Destination Lune, d'Irvin Pichel, déjà évoqué, sorti 11 ans avant le vol de Mercury-redstone 3. Une grande partie du film reposait alors sur l'explication, très pédagogique, des enjeux techniques du vol, et des moyens d'y parvenir. Les héros, ceux qui allaient partir dans l'espace étaient les hommes qui, avant tout, en avaient les moyens- techniques, intellectuels, moraux.

Avec L'Etoffe des héros, la question de la possibilité du vol ne se pose plus: la réalité a dépassé la fiction. Il ne lui reste plus qu'à nous prouver que les hommes partis dans l'espace étaient ceux qui le méritaient bel et bien.



D'une certaine façon, les deux films proposent des dynamiques narratives inverses. Chez Pichel ceux qui veulent aller dans l'espace doivent d'abord prouver que leur projet est matériellement viable, leur motivation et la moralité de leur engagement vont de soi. Chez Kaufman, c'est la faisabilité technique qui va de soi, et la valeur des hommes qu'il va falloir démontrer.



Tout le film tient dans ce projet: donner aux images des triomphes techniques de la Nasa un contre-champ humain, et donc faillible. Comme dans ce plan: la fusée décolle, c'est entendu- et c'est superbe, mais ce qu'on peut inventer, l'espace qui reste à la fiction, c'est celui du visage de ce technicien derrière la vitre, dont les gestes nous demeurent indéchiffrables, mais à l'angoisse et l'exaltation duquel nous seront reliés. Néanmoins, c'est derrière une vitre, à moitié masqué par un reflet qu'on nous invite à partager les émotions du personnage. La réussite du film de Kaufman tient dans ces choix: une approche émotive mais pas lyrique, vibrante mais sans grandiloquence, ce qui implique parfois une trivialité inattendue. Comme lorsqu'Alan Shepard sourit extatiquement dans la capsule Mercury... parce qu'on l'a enfin autorisé à se soulager dans sa combinaison ! Il y a là, aussi, une vision typiquement américaine du grand récit historique: ce sont les circonstances, finalement, qui font les héros-car en dehors de ces moments exceptionnels, il sont des hommes comme les autres.



On pourrait croire qu'en projetant de combler l'espace qui sépare les images d'archives choisies pour illustrer les grands moments de la conquête spatiale américaine, le cinéaste condamne toute possibilité de hors-champ. En fait non: on n'essaiera jamais de nous montrer comment ces septs hommes ont acquis les talents les distinguant des autres pilotes. Ce qu'on verra, par contre, c'est en quoi ils nous sont semblables: héros ordinaires, dont seules les circonstances ont révélé l'étoffe. Autrement dit: n'importe quel américain, dans les mêmes conditions aurait pu être à leur place.



Sûr, Kaufman prend le risque de diminuer son "grand" sujet. Ce technicien derrière la vitre, c'est aussi seulement un gars qui fait son boulot. Et ce sont des gars comme lui, comme les autres, comme vous, comme moi qu'on a mis dans la fusée qui décolle sur la vitre, semble nous dire le cinéaste.



Et bien évidemment, c'est comme ça que la magie fonctionne. Car grâce à Philip Kaufman nous sommes tous allés dans l'espace.















[1]  "C'est l'Ouest, monsieur. Quand la légende devient la réalité, on imprime la légende."

2 commentaires:

  1. J'ai rêvé de devenir pilote à cause de ce film...
    Période Reagan, dans une société où l'individu se définit par ce qu'il fait et non pour ce qu'il est, où réussite sociale rime avec courage, travail et détermination, sous des dessous propagandistes, une belle réflexion sur le rêve américain

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  2. Salut Cocolia,
    j'imagine que tu parles du film et non de la chronique en évoquant la qualité de reflexion ?
    De la reflexion je n'en ai pas trouvé beaucoup dans le film de Kaufman, je dois t'avouer, dont la grande qualité reste, à mes yeux, l'interprétation, et le ton, parfois très prosaïque. Ce que tu racontes me fait penser à Top Gun- film jumeau du Kaufman, plutôt qu'à l'Etoffe des Héros. Sinon tu es devenu pilote ?

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