mercredi 28 novembre 2012

59- Gardien de l'ordre : The Dark Knight Rises, Christopher Nolan, 2012, U.S.A

Traqué par les hommes de loi et leurs bêtes, le noir justicier de Gotham City roulait à tombeaux ouverts, à travers une aube toute nouvelle, vers des jours dont, en théorie, il n'y aurait rien à dire : au terme de The Dark Knight, le Joker avait bel et bien gagné: qu'importe s'il n'avait pu démontrer la corruption profonde des citoyens de Gotham, il était parvenu a faire goûter à l'immaculé procureur Harvey Dent la joie nihiliste de la souillure, et il avait pour elle de telles prédispositions qu'une  simple pichenette  avait suffit. 



mercredi 21 novembre 2012

58 - After Hours - Martin Scorcese - USA - 1985



Que vient donc faire ce film dans les wagons du Train fantôme, me demande, inquiet, le Chef de gare. After hours ne serait pas un film fantastique… Voilà qui me convient : une fois de plus nous allons pouvoir débattre un instant de ce que serait, théoriquement, un film relevant du genre qui nous intéresse, et constater par là même que la forme compte décidément plus que le fond. Nous pourrions dire pour parler avec un langage plus cinématographique, que le caractère fantastique d’une œuvre ne réside pas tant dans les ressorts de l’histoire qui nous est contée que dans sa mise en scène, son « point de vue », sa perspective, qui tout à coup peut transformer le geste le plus quotidien en une incompréhensible et mystérieuse esquisse de l’outre-monde.




Nous l’avons déjà dit, il y a dans cette définition du fantastique quelque chose d’assez européen, qui vient s’opposer à la tradition au fond plus rationnelle du genre – hyper-rationnelle même – incarnée par les grands monstres anglo-saxons. After hours, cas presque unique d’incursion dans le genre par le maestro Scorcese, avec peut-être Shutter Island ces dernières années, autre exemple d’un fantastique « en apparence », repose non sur le contenu de son récit, mais bien sur le seul déroulement de ce récit. Il y a un scénario dans ce film, assez construit, cohérent d’une certaine manière, mais dont le traitement pourrait faire l’objet de multiples registres. Il me semble qu’il n’est pas contestable que le ton, le rythme et l’ambition de Scorcese est ici de flirter avec un certain cinéma de genre, jusque dans l’économie des moyens utilisés. Ce film, même s’il fut tourné à New York sur les lieux même de l’action racontée, respire l’artifice, dans ses décors, dans sa description anti-naturaliste de personnage tous plus improbables les uns que les autres, dans ses enchaînements narratifs. Quelle étrange ambition que de transformer à ce point ce qui est plus vrai que nature en un cirque où tout sonne faux ! Et pourtant, me semble-t-il, c’est bien dans ce geste du « décalage » du représenté avec le réel que se glisse justement le caractère éminemment fantastique de l’œuvre de Scorcese.

Nous sommes en 1985, entre La valse des pantins, « grand » film sur le monde du spectacle avec De Niro et Jerry Lewis – succès critique mais échec public – et La couleur de l’argent, suite officieuse de l’Arnaque, avec Paul Newman et un Tom Cruise en pleine ascension, Scorcese semble se donner du temps pour une déambulation dans ce New York qui est le sien, qu’il connaît si bien, et qu’il s’amuse tout à coup à « altérer ». After hours nous raconte l’histoire d’une mécanique qui se détraque, d’une pendule dont la trotteuse serait la conscience du personnage principal – After hours dresse littéralement la topographie mentale d’un coin familier au moment même où cette familiarité laisse place à l’étrangeté. Ce voyage du connu vers l’inconnu dans l’espace unique de nos représentations habituelles, ce voyage qui fabrique de la multiplicité à partir d’une unité originelle, voilà bien qui me semble définir ce que peut aussi être un projet de cinéma fantastique.

Cette logique déambulatoire, presque à la manière dont l’on peut errer lorsque l’on est sous l’emprise de l’ivresse, n’est pas toujours la marque de fabrique de Scorcese, cinéaste attaché au principe de la narration, mais toutefois ses plus grands films sont tous structurés par ce principe de mise en scène qui laisse la forme libre d’évoluer sans contrainte narrative. Casino, probablement son plus grand film, ne tient sa narration que par le jeu des voix offs, jamais tout à fait par ce qu’il montre, de la même manière Kundun, film relativement méconnu et méprisé, existe au moins autant par la référence explicite à son histoire toute réelle que par son rythme tout « glassien » - de Philip Glass, compositeur de la musique « répétitive » du film – parvenant à certains moments à atteindre une forme d’abstraction encore rare dans le cinéma – et dont à mon sens les plus grands exemples sont aujourd’hui Michael Mann et surtout Terence Malick. Dans After hours, tout ceci est plus modeste et plus « divertissant », mais c’est aussi cette légèreté qui fait le charme du film.

After hours nous raconte donc l’histoire de Paul, informaticien typique de la nouvelle génération de Yuppies américains du début des années 80, qui surtout s’ennuie dans la vie. La première séquence nous le présente en « coach » d’un nouvel arrivant qui doit apprendre à se familiariser avec l’outil informatique. Au-delà de la référence à ce tout nouveau monde des moyens de communication électronique, le monde de l’entreprise qui nous est présenté dans cette première scène dit tout d’une certaine misanthropie propre à Scorcese et qui sera l’un des motifs de tout le film : cet open space est surtout un empty space. Chacun s’enferme dans sa bulle d’incommunicabilité. Durant tout le film, les personnages que rencontrera Paul n’auront à la bouche que leur propre histoire, leur propre « moi » : celui-ci veut devenir éditeur, et méprise ouvertement auprès de son formateur la tâche qui est la sienne actuellement. Celle-là, un peu plus tard, ne répond pas à ses questions, et semble s’enfermer dans un dialogue dont elle est le sujet principal, et dont Paul ne semble pas être l’interlocuteur – lors même qu’il est seul avec elle. Jusqu’au gardien de boite de nuit qui joue un étrange jeu de devinettes auquel Paul ne peut rien comprendre. Paul est donc ce personnage qui tente sans cesse d’entrer en communication avec les autres, et qui se heurte en permanence à une incommunicabilité irrationnelle – et pourtant toute évidente : chacun ne veut parler que d’une chose et d’une seule, de lui-même.

Ce monde où l’altérité semble se dissoudre dans l’obsession égotiste, ce monde désespérant d’absence d’empathie, un cinéaste le raconte la même année dans un film à l’ambition bien plus tenue, et avec un humour bien plus cruel – Terry Gilliam et son chef-d’œuvre Brazil. Cet After hours apparaît alors comme la version amusée et amusante de ce 1984 contemporain. Mais face au désespoir terminal de Gilliam, Scorcese semble opposer un chemin encore possible, celui de l’art. Si en effet, il est impossible de communiquer directement entre êtres humains, peut-être toutefois est-ce encore possible par l’entremise d’une œuvre – aussi laide et insignifiante puisse-t-elle être, à l'instar de ces presses-papiers en forme de petits pains. Au rêve chimérique de Gilliam à la fin de Brazil, Scorcese propose le recours à l’objet concret qu’est l’œuvre. Jusqu’à, pour sauver son héros des griffes de la milice citadine qui en veut à sa vie, le transformer littéralement en œuvre d’art. Jolie image qui voit un personnage prendre soudainement de la valeur, marchande et « métaphysique », dès lors qu’il se trouve réduit à une statue à la Georges Segal.

Les deux cambrioleurs qui lui permettent, bien malgré eux, d’échapper à la horde de poursuivants, sont par ailleurs les deux seuls personnages qui semblent faire preuve d’une forme de communication. Ils discutent, débattent, se disputent quant à la valeur de tel ou tel objet, une télévision, une statue – faite de billets de banque ! – des antiquités… Dans ce monde chosifié où tout se trouve assignés à la valeur qui semble être la sienne, dans ce monde de propriétaires paranoïaques, seuls les voleurs conservent ce supplément d’âme qui permet d’échanger. Quant à Paul, son retour à la vie « réelle » au terme de sa nuit qui pourrait ressembler à une vie complète (rencontres, amours, déceptions, mort, amitiés, peur, espoirs…), il retourne à son quotidien, peut-être rassuré de retrouver ce monde ennuyeux après s’être littéralement trouvé absorbé dans un univers aliéné propre au fantastique – cette ligne de partage entre royaume des vivants et royaume des morts. After hours pourrait ainsi presque s’apparenter à un conte d’initiation pour adulte – en tout bien, tout honneur ! – à la noirceur amusée, et aux couleurs pop acidulées tout droit sorties d’un mauvais trip où le réel nous semble perdre sa substance, au profit d’une étrangeté dont ces années 80 semblent nous dire qu’il est peut-être préférable qu’elle reste décidément à bonne distance. Du nihilisme probablement. Le sentiment  de la futilité de l’existence, certainement… Mieux vaut en rire finalement.

mercredi 14 novembre 2012

Il faudra un jour faire l'histoire de cette génération d'oubliés des années 80, coincés entre les triomphateurs encore reconnus et en activité, Scorcese, Coppola, De Palma, Lucas, Spielberg ou Ridley Scott, et les gloires des années 70, définitivement oubliées ou considérées comme artistiquement mortes : Argento, Romero, ou Tobe Hooper. Tenus dans une ignorance critique à peu près complète, ils furent pourtant à tour de rôle les sensations du box-office et entretinrent des polémiques aussi vives alors qu'oubliées aujourd'hui. Pourtant, il me semble avec le recul des 30 années écoulées depuis, qu'Adrian Lyne, Alan Parker, Russel Mulcahy, Peter Hyams, ou Hugh Hudson méritent qu'on revienne sinon sur leur œuvre, sur leurs films les plus marquants des années 80, qui contribuèrent grandement à l'élaboration de l’esthétique particulière de cette décennie. Revoir 1982 nous adonné envie de revoir la décennie 80. Si les 80's sont le tombeau dont le couvercle étouffe le dernier souffle de liberté remonté des années 70, certains films démontrent qu'il est plus difficile qu'il n'y paraît de saisir dans toute leur singularité des métrages à l'époque bien vite qualifiés de ratages, de fiascos ou de produits calibrés renvoyant aux heures triomphantes du cinéma de studios et de producteurs 40 ans avant. Nous reviendrons donc régulièrement poursuivre l'exploration la plus méthodique possible de ces glorious eighties.

57- La forteresse noire- The Keep- Michael Mann- Royaume-uni- 1983


 

Michael Mann, en 1983, est un jeune premier paradoxal : à 40 ans, il n'a qu'un long métrage derrière lui, Thief (Le solitaire) qui lui vaut un beau succès critique mais ne brille pas au box-office. Porté sur le polar, réalisateur de documentaires, producteur télé efficace et en phase avec l'air du temps, rien ne prédispose Mann au cinéma fantastique. Il n'y reviendra d'ailleurs jamais frontalement, même si des œuvres comme Manhunter (Le sixième sens) ou Collateral témoignent d'une sensibilité fantastique certaine. Au générique de La forteresse noire, une colllaboration anecdotique, et pourtant révélatrice de l'état d'esprit de Mann et de l'avant garde Hollywoodienne : Enki Bilal, qui a eu en charge la conception de la créature du film. Et avec lui, nous retrouvons une fois encore l'ombre du magazine Metal Hurlant, dans lequel Bilal publie alors Exterminateur 17, sur un scénario du rédacteur en chef Jean-Pierre Dionnet, que Mann ira trouver en vue d'adapter l'histoire au cinéma1. Et on peut comprendre ce qui a attiré Mann dans l'univers de Bilal et Dionnet. Car à l'image du travail encore balbutiant du dessinateur (Bilal n'a pas encore réalisé son chef d'oeuvre, la formidable trilogie Nikopol ), ce qui attire Mann dans l'adaptation du roman de Wilson, c'est l'allégorie politique. 


Exterminateur 17, la bande dessinée de Bilal et Dionnet que Mann voulait adapter dans les années 80.



Le cinéaste veut faire de son film une exploration des racines du nazisme, à travers son histoire de soldats allemands et de juifs enfermés ensemble dans cette forteresse noire hantée par un mal surnaturel et païen. La mutilation que subira le film ne nous permettra pas de juger si le projet de Mann aurait abouti dans le film achevé. Car, en quelque sorte, La Forteresse Noire est sorti, mais ne fut jamais terminé. Véritable film maudit (on trouvera en ligne des dizaines de pages consacrées aux difficultés du cinéaste, de la pré-production jusqu'à la sortie) Mann dut en fait en rabattre sur ses ambitions et sortir le film comme il pouvait. Face au résultat, dont la durée est réduite à la moitié de ce que souhaitait le cinéaste, nous sommes bien obligé de juger le film autant sur ce qu'on y voit que sur ce qu'on n'y voit pas. Du monument envisagé, que reste-t-il ?

Une succession d'images envoûtantes, et peut-être qu'il n'y a rien de plus a demander. Très sûr de ses plans, Mann a recours a tout ce qui est, déjà en 1983, reconnu comme une nouvelle esthétique radicale, typique de l'époque, puisant dans les expérimentations des réalisateurs de publicités et de vidéo-clips : éclairages à contre jour, changements de lumière au mépris des règles de raccords, mouvements de caméra rapides, montage vif, recours a de très gros plans. Une sophistication dans la recherche de la belle image bien souvent pointée du doigt comme le symptôme d'un abandon du discours cinématographique au profit d'une recherche de stimulation sensorielle vide de sens et d'ambition intellectuelle.

Film a dominante bleutée, aux décors envahis de fumée, à l'image cotonneuse et au silhouettes découpées par des lumières rasantes, La Forteresse Noire pourrait être aux côté de The Hunger, Near Dark ou Blade Runner un des films manifeste du cinéma fantastique des années 80. Dès la première séquence, arrivée d'un colonne de blindés nazis dans un village des Carpathes, Mann multiplie les afféteries : Gros plan de regard, de l'extrémité d'une cigarette qui s'embrase, caméra placée sur la chenille d'un tank, plan descendant lentement du ciel, et, pris au zoom, brouillant nos repères spatiaux. Nimbée par la musique strictement synthétique de Tangerine Dream, la séquence est si bien rythmée, les enchainements si musicaux, qu'on est immédiatement happé par le film. La précocité du talent de Mann, la particularité de sa manière est déjà évidente ici : filmer le banal d'une façon extraordinaire. La progression de la colonne de véhicules sur la route, qui pourrait faire l'objet d'une exposition sèche en 2 plans est pourtant l'objet pour Mann d'une construction cinématographique sophistiquée et complexe. C'est un peu le paradoxe de tout le film d'ailleurs : des idées extrêmement ambitieuses, en appelant à des références philosophiques, théologiques, historiques, mais au final, un film de 96 minutes qui n'a pas peur de saborder son intrigue au profit de passage très atmosphériques et peu utile à la progression du scénario et au développement d'un propos.



Mais c'est ça aussi, l'essence du cinéma de Mann. Je ne parierai pas que la version de 180 minutes changerait radicalement l'identité du film. Qu'on songe à un film de Mann bien plus récent : Miami Vice, joyau noir, chef d’œuvre du cinéma américain des années 2000. Le film est aussi très déstabilisant dans le traitement de ces enjeux policiers et psychologiques : L'enquête est traitée au premier plan, puis on pense que c'est la problématique de l'infiltration et des troubles identitaires qu'elle provoque qui va fournir la matière thématique, avant qu'une histoire d'amour percute le récit. Et, à voir la version allongée de Miami Vice, on ne peut pas dire que le film sorti en salle soit une contradiction de la version longue.

Si Mann na pas à l'époque de La Forteresse Noire le pouvoir qu'il a aujourd'hui, le film est déjà tellement proche de ce que son cinéma deviendra arrivé à maturité qu'on peut aussi imaginer que les 3 heures fantasmée n'auraient été qu'une anamorphose étirée de ce que nous pouvons voir -à la faveur d'un passage télé, encore aujourd'hui- le film n'étant toujours pas disponible sur un autre support que la VHS.

Un plan, en particulier, apparaît dans le film comme un manifeste de tout l'art de Mann. Glaeken, ange gardien mystérieux dont on ne saura rien, s'éveille quelque part en grèce, en même temps que le monstre Molasar dans sa forteresse. Glaeken part pour les Carpathes, et Mann pour illustrer son voyage va placer dans le montage un long plan du bateau de pèche qui emmène le personnage de Scott Glenn, fendant les flots au crépuscule-à moins que ce soit l'aube. L'image, magnifique, évoque les cieux tourmentés sur lesquels le réalisateur placera plus tard Sonny Crockett, Ricardo Tubbs, Oeil de Faucon ou Dillinger. La ligne d'horizon sur laquelle se fixe sa caméra est aussi celle qui matérialisera le désir de s'échapper de presque tous les héros de Mann. Ce plan de La forteresse noire échappe complètement à l'économie du film, et étonne d'autant plus qu'on imagine que contraint à aller à l'essentiel, c'est ce genre d'image en apparence sans utilité pour le récit qu'il aurait fallu réduire au minimum nécessaire à la compréhension. Par ses mutilations, par ce que Mann a décidé de privilégier au cœur d'un montage contraint, La forteresse noire nous renseigne peut-être mieux que le film achevé sur ce que déjà, Mann tenait pour l'essentiel de son cinéma.





Si le montage malmené de La Forteresse Noire déstabilise quelque chose, c'est sans doute l'appartenance du film à un genre. Si l'on en croit les déclarations du cinéaste, il souhaitait se confronter aux codes du film d'horreur. L'exemple, trois ans plus tôt, de Kubrick et de son film d'horreur auteurisant, Shining stimule peut-être les imaginations de cinéastes aux prétentions « intellectuelles ». L'Alien de Scott n'est pas loin non plus, et esthétiquement, il est évident que Mann est de cette famille-là. La structure de La Forteresse Noire évoque d'ailleurs celle du film de 79 : un groupe prisonnier d'un lieu clos, tentant d'échapper à une menace invincible, qui décime les reclus un a un. Avouons qu'à la structure stylisée que Ridley Scott habille d'un minimum de rapports entre les personnages, Mann préfère de multiples sous-intrigues et registres qui partent dans tous les sens. Mais au fond, le récit est tellement stéréotypé et le « message » tellement clair (les monstres se sont les nazis, et Molasar, la créature, n'est finalement que l'émanation de l'ombre qu'ils ont jeté sur le monde ) qu'on accepte facilement les coupes pratiquées dans un montage qui porte tous les stigmates d'une mutilation sauvage : personnages laissés en plan (le prêtre), situations à peine esquissées (la romance entre Glaeken et la fille du Dr Cuza), dénouement simpliste (on fait péter le monstre!) pour se laisser envoûter par des images au climat fantastique prenant et formidablement évocateur. Le film est pétri d'influence européennes : la mitteleuropa hantée par la guerre de Bilal, bien sûr, mais aussi la démesure du cinéma allemand des années 1910, jusqu'à la sécheresse plastique d'un Tarkowski. Alors que Tony Scott propose à ses vampires un cadre urbain tout contemporain saturé par la présence d'images diffusées sur des écrans dans The Hunger, ou que Kathryn Bigelow transporte les vampires jusqu'au champs de maïs de l'Amérique dans Near Dark, Mann revient, lui, vers les Carpathes du Comte Dracula, dans un contexte historique typiquement européen.

Il y a pourtant bien une influence américaine au cœur de La forteresse noire, outre le roman à l'origine du film, c'est celle, bien évidemment, de H.P.Lovecraft. Les espace infinis révélés au cœur de la Forteresse par un interminable travelling arrière isolant dans le noir la silhouette devenant minuscule d'un soldat diffuse une angoisse toute lovecraftienne. Mais c'est encore dans une mythologie du centre de l'europe qu'on trouvera d'autres clefs du film : dans la mythologie juive d'abord,  Molasar étant un Golem négatif, et le pacte qu'il propose au Dr Cuza ayant tout du pacte Faustien : jeunesse éternelle en échange de son âme au diable. Le pacte est bien sûr un marché de dupes, et Molasar ne cherche qu'à s'échapper de la Forteresse. Son impuissance à le faire lui-même souligne l'allégorie du film : il n'est de mal, au fond, que celui qui se loge au cœur des hommes. On pourra encore se demander si 3 heures étaient vraiment nécessaires à Michael Mann pour énoncer pareille grande vérité. Je préfère croire qu'une grande partie de la beauté de La Forteresse Noire a survécu à son remontage.



Pour photographier le film, Mann fait appel à Alex Thompson, génial chef opérateur qui sort du tournage de l'Excalibur de Boorman- autre film séminal des années 80. Et c'est peut-être cette collaboration qui convainc le cinéaste de solliciter Thompson. On s'en apercevra plus tard, mais les héros de Mann, d'une certaine façon, sont toujours de preux chevaliers. 

Au-delà des frontières toujours floues- ici aussi- entre bons et méchants, défenseurs de l'ordre et hors-la loi (Heat, Miami vice, Public Ennemies), étrangers et autochtones (Le dernier des mohicans), blanc et noirs (Ali), sains d'esprits et psychopathes (Le sixième sens, Collatéral), de la circulation des identités et des valeurs, trouvent grâce, sous la caméra de Mann, les personnages chevaleresques, c'est à dire ceux qui sont habités par un idéal, et même, ceux qui agissent suivant des principes, ceux qui prêtent serment et ceux qui tiennent leur promesses, coûte que coûte. Et, en négatif, la figure déchue par excellence de son cinéma, c'est la figure du traitre, présente dans presque chacun de ses films, de Magua dans Le dernier des mohicans aux « balances » des différents polars.

Dans La Forteresse Noire, Molasar, avant d'apparaitre comme un tentateur utilisant le mensonge est présenté comme une figure chevaleresque : il soustrait la fille du Dr Cuza a ses agresseurs. Nous comprendrons plus tard qu'il s'agit là d'une traitrise et d'une perversion de cette figure de chevalier : la créature a probablement agi par calcul, pour corrompre plus facilement le Dr cuza lui-même. Celui qui vaincra le monstre, Glaeken, est aussi représenté comme un compagnon d'Eva, mais lui tiendra parole et fera ce qu'il a promis: tuer le monstre. Son personnage, bien que très peu developpé fournit une figure de Saint Georges idéale, transperçant de sa lance le dragon Molasar.

Entre les ténèbres et la lumière évolue le Dr Cuza, celui qui va être tenté par le mal. Et c'est bien sûr en demeurant fidèle aux valeurs qu'il défend qu'il parviendra, symboliquement, à défaire le monstre en payant le prix fort.

Qu'on ne s'imagine pas que La Forteresse Noire est un pensum ennuyeux. C'est avant tout une succession d'image marquantes, démesurées, un film à la photographie, la décoration et la musique somptueuses. Composée par Tangerine Dream, totalement synthétique, par sa radicalité elle échappe au ravages du temps qui ont anéanti bien des bande-originales de l'époque. Imprégnée d'une étrange religiosité, la composition participe beaucoup de l'expérience hallucinée provoquée par le film. Film étrange à la confluence de bien des genres, unique en son genre par son sérieux et son inspiration plastique, La Forteresse Noire n'est tombée dans l'oubli que par son indisponibilité sur le marché vidéo et son absence de diffusion. C'est pourtant un film important pour la compréhension du cinéma de Mann, son seul essai aussi ouvertement fantastique. Au delà du cercle des Manniens (Manniaques?) c'est un des films fantastiques important des années 80, par la liberté de son récit et de sa mise en scène, qui témoignent de l'instinct très sûr d'un artiste en train d'inventer un cinéma qui ne doit rien au passé, même s'il en fait ici l'objet de ses interrogations, ou mieux encore, l'inspiration d'images authentiquement mystérieuses.



1« Quand Exterminateur 17 est sorti j'ai reçu une lettre de Michael Mann qui disait : « je voudrais en faire un film. » Après, il a rencontré Bilal et ils ont travaillé ensemble sur The Keep. » Poussin Gilles et Marmonnier Christian, Métal Hurlant, la machine à rêver, Paris, Denoël, 2005, p.52