Cité aux côtés de La nuit des
morts vivants, de George
Romero, réalisé la même année, ou de L'exorciste
(1973) de William Friedkin, lorsqu'il s'agit de borner par
d'indiscutables limites le passage du cinéma d'horreur à son âge
moderne, Rosemary's Baby va incarner dans sa forme les
angoisses d'une époque marquée par des images paradoxales. Celles
d'une guerre au Vietnam lointain géographiquement, culturellement,
mais d'une proximité terrifiante par ceux qu'elle concerne, les
frères, les pères, et par ses moyens de diffusion- la télévision,
le reportage photo, qui vit alors un âge d'or.
Et c'est là le génie du scénario, et
l'authentique modernité de la mise en scène de Polanski que de
faire de ce paradoxe le creuset formel du film. Le ventre de Rosemary
c'est le champ opaque qui va progressivement se gonfler d'un hors
champ de plus en plus difficile à contenir. Friedkin prendra
d'ailleurs acte de cette impossibilité et comprimera en une
accélération vertigineuse l'histoire de cette irruption du hors
champ (le visage du monstre) dans le champ (le monde du spectateur,
le corps de Megan, petite fille américaine à priori innocente), et
dont l'esthétique gore des années 80 constitue sans aucun doute le
premier aboutissement.
Impossible pour Polanski de filmer
l'avènement de l'image et donc de montrer le bébé, tout le film
reposant sur une lecture de ce hors champ dont la reversibilité doit
demeurer toujours possible. Jusqu'au bout, il sera impossible
d'objectiver la nature de l'enfant et de la réalité à l'origine
des angoisses de Rosemary.
Et si Polanski a bien un talent, c'est
celui de nous faire éprouver ce vertige : peu importe, au fond,
que le complot soit réel ou pas, dès lors qu'on l'imagine possible,
et que rien ne vient contredire cette possibilité, on en ressent la
menace. C'est bien toute la valeur du hors-champ dans le film :
par sa nature même, il ne peut jamais être montré, et partant, si
elle n 'est jamais affirmée, la nature du complot maléfique n'est
jamais contredite. Ce principe d'une image ouverte par un hors champ
possible, et à la signification jamais refermée conditionne toute
la mise en scène. Retenons une séquence.
Particulièrement marquante est la
scène montrant Rosemary tenter de trouver un indice lui révélant
la vraie nature de sa grossesse, par des anagrammes successifs à
partir du titre d'un livre. Pour rendre la scène plus cinégénique,
elle va utiliser les lettres d'un jeu de scrabble, et afficher ainsi,
pour le spectateur plusieurs suites de mots. L'une d'elles va retenir
l'attention de Rosemary, puisqu'elle lui semble éclairer enfin un
nœud de la toile dans laquelle elle est convaincue d'être prise.
Si rien ne vient prouver qu'elle se trompe, rien ne vient non plus
infirmer les autres suites, auxquelles il serait tout autant possible
de donner un sens dans le contexte du récit à ce moment là :
le titre du livre lui fournit «COMES WITH THE FALL » ou « ELF
SHOT LAME WITCH ». Si ces phrases ont moins de sens pour
Rosemary que le nom de son voisin (Hugo Castevet), qu'elle finit par
découvrir en cherchant l'anagramme non plus à partir du titre du
livre mais d'un nom dont le prénom est souligné, elle démontre
l'évidence : c'est parce qu'elle cherche que Rosemary finit par
trouver, et il demeure impossible de trouver dans le récit une
« preuve » permettant sa lecture objective.
Car le film est aussi une plongée
profondément émouvante dans une subjectivité féminine. Dans cette
perspective, le portrait dressé de Guy, le mari de Rosemary est sans
fard : lâche, d'une ambition à laquelle tout semble pouvoir
être sacrifié, il ne bénéficiera d'aucune circonstance atténuante
sous la caméra de Polanski. Son comportement, durant la nuit où le
bébé est conçu est filmé du point de vue de Rosemary,
pratiquement comme un viol, et par la suite, leur appartement, dont
il refuse de fermer l'accès à ses voisins est le lieu d'intrusions
répétées qui sont autant de viols symboliques. D'autant plus que
cet espace est d'abord celui de Rosemary, qui ne le quitte presque
pas, tandis que Guy est régulièrement à l'extérieur. Un foyer que
le film va progressivement transformer en prison, Rosemary, d'abord
gentiment, puis contrainte,est empêchée de le quitter. Si le film
est évidemment un objet formel si impressionnant, c'est aussi
simplement cette description au fantastique symbolique d'une femme
négligée, abusée, abandonnée puis totalement instrumentalisée
par son mari et l'entourage contre lequel, loin d'être un rempart,
il devient au contraire le pourvoyeur de la chair de Rosemary.
Le succès du film, sans aucun doute,
réside dans cette combinaison d'un doute entretenu sur la nature des
images et du parti pris par Polanski pour sa pauvre héroïne, envers
laquelle il est difficile de ne pas éprouver compassion et empathie.
En maintenant constamment hors champ
l'image qui permettrait de vérifier l'hypothèse du complot redouté
par Rosemary, Polanski réactive tout la puissance anxiogène du hors
champ : on comprend ici la fonction rassurante de l'horreur dans
le cadre, tant elle est,
littéralement, une horreur encadrée.
Rien d'étonnant, alors, à ce
que le cinéaste du Bal des vampires, bien conscient de son
inscription dans le genre, joue avec les codes du cinéma d'horreur.
Par exemple lorsqu'il filme une armoire censée bloquer une porte,
derrière laquelle le spectateur- lui aussi au fait des lois du
genre- est persuadé de découvrir plus tard l'entrée, forcément,
du royaume infernal, ou une image, forcément, horrible. Mais c'est
sur l'appartement identique de ses voisins que débouche le couloir
condamné des Woodhouse. Cette révélation loin de désamorcer, dans
l'ironie, l'effet d'angoisse, au contraire réactive l’inquiétude
du spectateur puisqu'elle repousse, et met même un peu plus en doute
l'apparition d'une image horrible, mais cadrée, et donc rassurante
et attendue. La jolie typographie du titre ouvrant le film, rose sur
fond de skyline New-Yorkais, fonctionne de la même façon, en nous
annonçant un programme de comédie romantique que le dérèglement
de la comptine servant de générique vient rapidement mettre en
doute. Programmée aussi par ce générique, l'intrusion de
l'horreur gothique symbolisée par l'immeuble dans lequel emménagent
les Woodhouse, totem sinistre planté en plein New York, comme un
monument balisant la conquête de l'espace domestique américain par
un fantastique né en Europe centrale.
La même année, George Romero filmera
avec la caméra du documentariste le siège d'une maison rurale par
des mort-vivants ayant conquis le monde. Mais pour Polanski,
l'horreur n'est pas une apocalypse gore surgissant dans le cadre,
c'est le regard sans contrechamp d'une jeune femme déboussolée, qui
ne sait pas ce que le monde lui veut, mais qui ressent au plus
profond d'elle, grandissante, la menace de tout le mal qu'il pourrait
lui faire.