mercredi 18 juillet 2012

50- Rosemary's Baby, Roman Polanski, Etats-Unis, 1968




Cité aux côtés de La nuit des morts vivants, de George Romero, réalisé la même année, ou de L'exorciste (1973) de William Friedkin, lorsqu'il s'agit de borner par d'indiscutables limites le passage du cinéma d'horreur à son âge moderne, Rosemary's Baby va incarner dans sa forme les angoisses d'une époque marquée par des images paradoxales. Celles d'une guerre au Vietnam lointain géographiquement, culturellement, mais d'une proximité terrifiante par ceux qu'elle concerne, les frères, les pères, et par ses moyens de diffusion- la télévision, le reportage photo, qui vit alors un âge d'or.
Et c'est là le génie du scénario, et l'authentique modernité de la mise en scène de Polanski que de faire de ce paradoxe le creuset formel du film. Le ventre de Rosemary c'est le champ opaque qui va progressivement se gonfler d'un hors champ de plus en plus difficile à contenir. Friedkin prendra d'ailleurs acte de cette impossibilité et comprimera en une accélération vertigineuse l'histoire de cette irruption du hors champ (le visage du monstre) dans le champ (le monde du spectateur, le corps de Megan, petite fille américaine à priori innocente), et dont l'esthétique gore des années 80 constitue sans aucun doute le premier aboutissement.
Impossible pour Polanski de filmer l'avènement de l'image et donc de montrer le bébé, tout le film reposant sur une lecture de ce hors champ dont la reversibilité doit demeurer toujours possible. Jusqu'au bout, il sera impossible d'objectiver la nature de l'enfant et de la réalité à l'origine des angoisses de Rosemary.

Et si Polanski a bien un talent, c'est celui de nous faire éprouver ce vertige : peu importe, au fond, que le complot soit réel ou pas, dès lors qu'on l'imagine possible, et que rien ne vient contredire cette possibilité, on en ressent la menace. C'est bien toute la valeur du hors-champ dans le film : par sa nature même, il ne peut jamais être montré, et partant, si elle n 'est jamais affirmée, la nature du complot maléfique n'est jamais contredite. Ce principe d'une image ouverte par un hors champ possible, et à la signification jamais refermée conditionne toute la mise en scène. Retenons une séquence.

Particulièrement marquante est la scène montrant Rosemary tenter de trouver un indice lui révélant la vraie nature de sa grossesse, par des anagrammes successifs à partir du titre d'un livre. Pour rendre la scène plus cinégénique, elle va utiliser les lettres d'un jeu de scrabble, et afficher ainsi, pour le spectateur plusieurs suites de mots. L'une d'elles va retenir l'attention de Rosemary, puisqu'elle lui semble éclairer enfin un nœud de la toile dans laquelle elle est convaincue d'être prise. Si rien ne vient prouver qu'elle se trompe, rien ne vient non plus infirmer les autres suites, auxquelles il serait tout autant possible de donner un sens dans le contexte du récit à ce moment là : le titre du livre lui fournit «COMES WITH THE FALL » ou « ELF SHOT LAME WITCH ». Si ces phrases ont moins de sens pour Rosemary que le nom de son voisin (Hugo Castevet), qu'elle finit par découvrir en cherchant l'anagramme non plus à partir du titre du livre mais d'un nom dont le prénom est souligné, elle démontre l'évidence : c'est parce qu'elle cherche que Rosemary finit par trouver, et il demeure impossible de trouver dans le récit une « preuve » permettant sa lecture objective.

Car le film est aussi une plongée profondément émouvante dans une subjectivité féminine. Dans cette perspective, le portrait dressé de Guy, le mari de Rosemary est sans fard : lâche, d'une ambition à laquelle tout semble pouvoir être sacrifié, il ne bénéficiera d'aucune circonstance atténuante sous la caméra de Polanski. Son comportement, durant la nuit où le bébé est conçu est filmé du point de vue de Rosemary, pratiquement comme un viol, et par la suite, leur appartement, dont il refuse de fermer l'accès à ses voisins est le lieu d'intrusions répétées qui sont autant de viols symboliques. D'autant plus que cet espace est d'abord celui de Rosemary, qui ne le quitte presque pas, tandis que Guy est régulièrement à l'extérieur. Un foyer que le film va progressivement transformer en prison, Rosemary, d'abord gentiment, puis contrainte,est empêchée de le quitter. Si le film est évidemment un objet formel si impressionnant, c'est aussi simplement cette description au fantastique symbolique d'une femme négligée, abusée, abandonnée puis totalement instrumentalisée par son mari et l'entourage contre lequel, loin d'être un rempart, il devient au contraire le pourvoyeur de la chair de Rosemary.
Le succès du film, sans aucun doute, réside dans cette combinaison d'un doute entretenu sur la nature des images et du parti pris par Polanski pour sa pauvre héroïne, envers laquelle il est difficile de ne pas éprouver compassion et empathie.

En maintenant constamment hors champ l'image qui permettrait de vérifier l'hypothèse du complot redouté par Rosemary, Polanski réactive tout la puissance anxiogène du hors champ : on comprend ici la fonction rassurante de l'horreur dans le cadre, tant elle est, littéralement, une horreur encadrée. Rien d'étonnant, alors, à ce que le cinéaste du Bal des vampires, bien conscient de son inscription dans le genre, joue avec les codes du cinéma d'horreur. Par exemple lorsqu'il filme une armoire censée bloquer une porte, derrière laquelle le spectateur- lui aussi au fait des lois du genre- est persuadé de découvrir plus tard l'entrée, forcément, du royaume infernal, ou une image, forcément, horrible. Mais c'est sur l'appartement identique de ses voisins que débouche le couloir condamné des Woodhouse. Cette révélation loin de désamorcer, dans l'ironie, l'effet d'angoisse, au contraire réactive l’inquiétude du spectateur puisqu'elle repousse, et met même un peu plus en doute l'apparition d'une image horrible, mais cadrée, et donc rassurante et attendue. La jolie typographie du titre ouvrant le film, rose sur fond de skyline New-Yorkais, fonctionne de la même façon, en nous annonçant un programme de comédie romantique que le dérèglement de la comptine servant de générique vient rapidement mettre en doute. Programmée aussi par ce générique, l'intrusion de l'horreur gothique symbolisée par l'immeuble dans lequel emménagent les Woodhouse, totem sinistre planté en plein New York, comme un monument balisant la conquête de l'espace domestique américain par un fantastique né en Europe centrale.

La même année, George Romero filmera avec la caméra du documentariste le siège d'une maison rurale par des mort-vivants ayant conquis le monde. Mais pour Polanski, l'horreur n'est pas une apocalypse gore surgissant dans le cadre, c'est le regard sans contrechamp d'une jeune femme déboussolée, qui ne sait pas ce que le monde lui veut, mais qui ressent au plus profond d'elle, grandissante, la menace de tout le mal qu'il pourrait lui faire.