mercredi 14 octobre 2015

14/31 : Europa Report, Sebastián Cordero, USA, 2013. De 0h54'01'' à 0h54'04''





Depuis la fusée où elle se trouve, Rosa aperçoit au loin, sur la surface d'Europe, lune de Jupiter, la silhouette de Katya, collègue astronaute partie seule explorer la planète. Elles s'adressent furtivement un salut.



            Nous avons initié lors de notre précédente chronique le renversement de notre regard sur ces exaltants espaces infinis. Le Chef de gare hier soir nous entretenait, selon un registre comparable, d’un plan dévoilant ce que peut cacher le chant des sirènes. Cet Europa Report participe de la même distillation de l’angoisse propre à nos immensités stellaires : le revers de la fascination, c’est l’aversion, et celui de la merveille, l’horreur.

            J’avais eu l’occasion lors de la première année du Train Fantôme de discourir au sujet d’Apollo 18, film de série B caractéristique de l’ère du soupçon dans laquelle nous sommes entrés de plain-pied depuis une quarantaine d’années, et qu’a fini par valider la grammaire télévisuelle du morcellement, propre notamment à la télé-réalité. Le monde panoptique qui est le nôtre, s'il est saturé de toutes les images possibles, paradoxalement ne peut que nous renvoyer à l'absence de point de vue qui est venue comme secrètement se substituer à tous les points de vue : là où n'existe plus le regard dans sa singularité, la place n'est pas vacante, le discours vient structurer l'arrangement des images que l'on choisit pour illustrer son propos. De la radio, avec des images qui bougent, d'une certaine façon...

            En usant des artifices du found-footage, c'est bien cette grammaire, à deux ans d'intervalle, qu'ont choisi en commun Lopez-Gallego et Cordero, en posant au coeur de chacun des récits des deux films le ressort dramatique de la communication à distance, la radiocommunication. Se comprendre à distance - nous sommes assez loin de l'adage selon lequel dans l'espace, personne ne vous entendra crier... Toutefois, il y a dans le film de Cordero un enjeu qui prétend dépasser le seul "message" de défiance généralisée qui concluait Apollo 18. Même si la montée de l'angoisse respecte des principes identiques, l'image finale, qui ne parvient cependant complètement à se séparer de son commentaire, permet de conclure à un autre type d'aventure, qui peut éventuellement renouer avec la fascination du Voyage, et la science-fiction la plus authentique.

            Le plan très bref objet de cette chronique, annonce ce dernier retournement - cette remise à l'endroit en quelque sorte. Nous sommes à cet instant en dépit des insensibles appareils de captation voyeurs propre à ce mode de "mise en scène", en présence d'un regard, celui de Rosa à Katya. Regard inquiet, certes, mais néanmoins fasciné, et joyeux. Il est à noter que ce plan est l'un des rares à nous offrir quelque profondeur de champs : nous sommes comme "dans" les yeux de Rosa, le reflet du visage de la jeune femme sur le hublot le souligne, et nous apercevons avec elle, au loin, à plusieurs dizaines de mètres de la fusée, la petite et fragile silhouette de l'astronaute, sortie seule explorer la surface d'Europe. L'image est très construite, la proximité du visage de l'une entre en écho avec l'éloignement du corps de l'autre. La présence dans le même plan de l'intérieur du vaisseau et de l'extérieur de la planète, avec ces éminences rocheuse à l'arrière-plan, pour la première - et unique - fois du film, nous permet de sentir l'humilité de la situation de ces explorateurs. A l'occasion de ce plan, quelque chose de fondamental du danger auquel se trouve soumis ce groupe d'hommes et de femmes parvient à nous toucher. Bien entendu, cette inquiétude n'a cessé d'être martelée depuis le début du film, mais c'est là l'un des rares moments où cette proximité au danger, parce qu'elle est signifiée dans un regard, parvient à nous émouvoir par sa seule mise en scène, et non par son explication, aussi sophistiquée qu'elle puisse être.

            L'autre élément qui fabrique du regard dans ce plan, c'est évidemment le geste qu'adresse Katya, l'astronaute, à sa collègue restée dans le vaisseau. Il est certain qu'un tel geste n'a rien de "réaliste" : Katya est manifestement beaucoup trop loin de la fusée pour seulement apercevoir sa camarade. Néanmoins, dans cet échange de geste, puisque Rosa lui répond, une forme de communication qui ne passe que par ce que l'on voit est affirmée. Dans l'économie du récit, Rosa et Katya demeurent en lien par communication radio, ce qui n'empêche pas cet échange, visuel tout autant qu'improbable. Le cinéma s'exprime par ces moyens qui ne relèvent pas du rationnel, peut-être parce qu'ils s'adressent au moins tout autant au spectateurs en train de les regarder se regarder.

            La rapidité de ce plan raconte de la même manière l'échange furtif, au-delà des conventions établies entre les personnages, et que le spectateur, féru de "réalisme", serait en droit d'attendre du traitement d'un tel moment. Il en va de même pour le sourire béat de Rosa. Ces éléments ne font en rien avancer le récit, et ne participe nullement au suspens sur lequel se construit le film. Cet échange de regards, qui ne peut avoir lieu, ces sourires que l'on imagine de l'ordre de l'intériorité des personnages, s'ils ont un sens, ne l'ont que dans une économie qui est d'abord celle du cinéma. Ce plan nous raconte, aussi brièvement qu'efficacement, la relation qu'entretiennent ces deux femmes. Peut-être sont-elles toutes deux inquiètes de la situation dans laquelle elles se trouvent, mais tout autant sont-elles impatientes de s'affronter à ce pourquoi elles ont accompli ce fantastique voyage. Le lien qui s'instaure entre elles à l'occasion de cet échange, c'est aussi celui qui vient légitimer la quête qu'elles poursuivent ardemment : pour un instant - un instant seulement ! - ce huis-clos se tourne vers l'extérieur, et la mise en scène vers l'intériorité de ses personnages. Il y a donc une raison pour laquelle nous nous sommes enfermés avec elles dans cet espace confiné, c'est précisément ce qui n'est pas au-dedans, sous l'objectif insensible de toutes ces caméras, mais bien ce qui reste à découvrir au-dehors, et qu'il faut bien aller voir. Le hors-champs existe, même sur Europe !

            Ce regard sur la distance physique et conjointement sur la proximité psychologique des deux femmes n'a pas à voir avec la grammaire qui à de nombreuses reprises s'impose dans le film, et que le Chef de gare a pu déjà décrire au sujet de Star Trek comme "immersive". Nous sommes ici spectateurs d'une relation entre personnages, nous portons sur eux un regard, nous ne sommes pas eux. Au regard du fameux contrat de spectateur souvent en cours aujourd'hui, un tel "déficit" pourrait relever de la perte. C'est au contraire l'apanage du seul spectateur que de pouvoir se situer comme un tiers, comme riche des deux personnages et de leur relation. Juger que la meilleur expérience sensible d'une telle scène réside dans le compte-rendu désaffecté des appareils de "prises de vue" de l'un ou l'autre - ou même les deux - personnage, c'est paradoxalement poser le principe de l'immersion, apparemment expérience intime ultime, comme garantie par son "objectivité". Poser un tiers regard sur une situation donnée, permet probablement en tant que spectateur, d'éprouver un sentiment qui me semble essentiel non seulement à la justesse de notre rapport au récit, au cinéma notamment, mais aussi tout simplement - et peut-être parce que - essentiel à notre propre humanité : l'empathie.

            Cette image de l'astronaute qui salue son semblable depuis les espaces hostiles d'une terre étrangère, appartient aux emblèmes non seulement du genre, mais aussi de la propre représentation de nous-mêmes : ce geste de profonde sympathie, dans son sens littéral, d'un autre que nous qui pourrait être nous, mais qui précisément ne l'est pas, provoque une émotion comme soulignée par le regard que l'on porte dessus. C'est faire là retour à la fascination du genre : la joie exprimée par ce bref salut, c'est aussi celle que l'on ressent non lorsque l'on est à la place de l'autre, mais bien quand on admire dans l'autre sa capacité à nous ouvrir les yeux sur ce qui semblait inaccessible. Les grands explorateurs sont ceux qui vont voir pour les autres, pas à leur place. Que parmi ces voyageurs, certains sacrifient jusqu'à leur vie pour nous rendre accessible ce qui demeurait au-delà de notre perception, voire de notre sensibilité, c'est sans doute ce qui fait la grandeur de héros dont les noms sont restés célèbres depuis des siècles, de Cook à Amundsen. Et c'est, quand elle retrouve son sens de l'enthousiasme, ce que parvient formidablement à nous raconter la science-fiction. Le danger et la peur alors ne sont pas l'essentiel. La curiosité, caractère propre de l'homme, être sensible avant tout, le (re)devient.

 

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