lundi 5 octobre 2015

5/31, Dark City, Alex Proyas, Australie/USA, 1998. De 1H31'41'' à1H31'49''











         L’aurore se lève sur cette planète étrange qu’est la « ville sombre » du titre. Alors que le soleil se dresse devant le cercle tellurique du premier plan, un léger travelling arrière dévoile la réalité de la planète : elle n’est qu’une surface, une terre plate et circulaire, un minuscule monde tourné sur lui-même, ceint d’une barrière infranchissable, doublée d’une mer qui plonge sur les espaces infinis.





          Alex Proyas est un auteur éminemment mystique. J’avais eu l’occasion de commenter son Prédictions, film « à code », qui s’achevait par un double motif extatique : à l’Apocalypse effective et infernale de la Terre répondait le retour au Jardin d’Eden sur une exo-planète pour quelques enfants évadés de la fournaise terrienne par la grâce de mystérieux Séraphins tout de noir vêtus… Onze ans avant ces visions eschatologiques, Proyas, dans ce Dark City à l’aboutissement tout lumineux, nous avait gratifiés non d’une fin du monde, mais bien de son commencement. 


            La scène d’aurore spatiale est un grand classique du film de science-fiction. Autant il est difficile d’émouvoir par la littérature avec un tel motif, autant au cinéma, la séquence du lever de soleil – d’étoile devrait-on plutôt dire – derrière le demi-globe d’une planète tellurique, sur fond de ciel étoilé, supplée le plus souvent à ce que l’on a pu, à d’autres occasions dans ces colonnes, décrire comme l’émerveillement propre au genre. L’œuvre-étalon de tout ce cinéma, le 2001 de Kubrick s’ouvre d’ailleurs significativement par une telle scène : l’éblouissement littéral que provoque l’entrée dans le champs d’une source de lumière proprement insoutenable, le plus souvent sur fond de musique qui reprend le même motif se déroulant du calme sépulcral jusqu’à l’explosion assourdissante, voici peut-être l’un des plus fameux commentaires que le cinéma peut s’adresser à lui-même. La force du grand écran, c’est bien sa capacité à projeter la lumière sur nos rétines. Cela, malgré toute sa force, la littérature ne pourra jamais y parvenir... 


            Dans Dark City, cette expérience sensible de l’hégémonie de l’image sur le texte renvoie toutefois à deux autres motifs éminemment conceptuels, l’un religieux, l’autre scientifique, suivant les deux ascendances que j’évoquais en fin de chronique au sujet de Cloud Atlas : cette étoile qui nous inonde de lumière, nous ne pouvons la décrire autrement que selon le Fiat Lux de la Révélation. Mais néanmoins, dans une version en l’occurrence plus prosaïque, et suivant le cours du récit du film de Proyas, ce mouvement du monde vers sa source de lumière correspond également à ce concept très consubstantiel à la science-fiction et à ses spéculations : la Terraformation. Le fantasme de créer la vie, ou tout au moins de la rendre possible, participe de la gémellité des projets religieux et « science-fictif ». Le geste démiurgique de John Murdoch, le personnage interprété par Rufus Sewell dans Dark City, emprunte tout autant à la Genèse qu’à la volonté de transformer ce qui demeurait un environnement hostile en un lieu à l’image de la Terre et de ses merveilles. Tout se passe comme si s’émouvoir de l’altérité absolue n’était possible que parce que c’est en elle que se fonde notre identité : nous sommes poussière d’étoile et retournerons donc à l’étoile. 

          Il nous faut tout de même ici rappeler l’enjeu du film. La cité sombre du titre ne se situe pas sur Terre. Ses habitants ne semblent toutefois pas au fait de l’étrangeté de leur situation. C’est qu’ils sont en fait les « rats de laboratoire » d’une entité extra-terrestre, qui prend la forme d’une communauté d’hommes en noir (déjà !), vaguement télépathes et franchement inquiétants. Parmi les expériences qu’ils pratiquent sur les habitants de la ville, l’on trouve celle qui consiste à régulièrement remanier la ville, transformant en un instant tel quartier pauvre en une forêt de gratte-ciels luxueux, ou au contraire supprimant définitivement tel zone d'habitation. Ou encore à se livrer à la captation de mémoire de certains des habitants, intervertissant tel destin individuel avec tel autre, ou transformant la bonne fortune de celui-ci en destin tragique préalablement réservé à tel autre. De mauvais génies, littéralement, et suivant la définition habituelle du terme, mais appliquée à la science-fiction : la paranoïa n’est pas loin. Si ces mystérieux faussaires se livrent à ces expériences déroutantes sur les habitants de la ville, c’est qu’il leur faut percer le secret de l’âme, dont eux-mêmes semblent dépourvus. C’est au prix de ces recherches qu’ils pourront se sauver de l’extinction, inexorable – et assez incompréhensible, il faut bien le dire… Lorsque le film est sur le point de s’achever, John Murdoch, l’un des « échantillons » de leur expérience, a appris à dominer ce qui semblait être leur exclusive faculté : modeler cette ville labyrinthique selon sa seule volonté. Et c’est lui, ainsi, qui décide de faire « pivoter » ce disque-monde vers la lumière du soleil, détruisant par là même ces diaboliques illusionnistes, sensibles au soleil à l'égal d'antiques vampires.


le même plan, surexposé - et plus "lisible"



détail du même plan, surexposé




            L’économie du récit et de la mise en scène laisse assez peu de place à l’habituelle grammaire de la science-fiction, et il faut vraiment attendre la résolution du récit pour que ces quelques plans viennent poser l’histoire dans un environnement cosmologique plus coutumier du genre. Mais s’il s’agit de « terraformer » cette « Dark City » en une cité de lumière, ce n’est pas seulement pour libérer de la claustration de la nuit et des démons qui la maintenait en permanence sur ses habitants, mais d’abord pour permettre au personnage interprété par Sewell de (re)vivre un souvenir qui devrait lui permettre de retrouver son amour perdu. Le ciel au dessus de nos têtes et l’amour au fond de nos cœurs, une fois encore. 

           Durant tout le film il est question de Shell Beach, destination marine et paradisiaque de vacances que les différents personnages ne parviennent jamais à atteindre. Ce lieu qui n'existe pas, cette utopie, Murdoch en conserve pourtant le souvenir, peut-être fabriqué mais néanmoins vivace, comme une fiction plus vraie que nature, plus authentique que le réel. Le geste du personnage, à la fin du film, de réaliser ce souvenir, et pour cela de mouvoir le monde-plateau qu'il maîtrise désormais, renvoie bien entendu au geste même du metteur en scène, démiurge de ses propres fantasmes et obsessions. Le labyrinthe fortifié qu'est la cité obscure se transforme alors en image du cerveau d'un homme à qui sa foi suffisamment puissante permet de littéralement déplacer les montagnes.

           Peut-être ce monde n'a-t'il aucun sens, peut-être n'est-il qu'une expérience de rats de laboratoire, mais alors d'un rat qui non seulement a la capacité d'imaginer la totalité de ce labyrinthe, mais aussi lui trouver son dessein : retrouver enfin l'amour qu'il pensait avoir perdu. Le fait que pour la première fois dans le film ce plan nous présente la cité dans son ensemble participe de cette "prise de conscience", coeur du récit, et contrepoint du morcellement à partir duquel s'est construite la narration, mais également la mise en scène du film. Qu'à la suite de ce plan, l'on achève ce film sur un horizon, celui d'une mer qui ouvre sur des espaces infinis, continue de raconter ce que j'évoquais au sujet de Cloud Atlas, et que l'on peut résumer en quelques mots, que j'emprunte à un autre film : "je montrerai à ces gens ce que vous ne voulez pas qu'ils voient. Je leur ferai voir un monde sans vous, un monde sans lois ni contrôle, sans limites ni frontières, un monde où tout est possible. Ce que nous en ferons ne dépendra que de vous." Vous aurez reconnus les dernières phrases de Matrix, film "frère" (ou soeur...) des Wachowski, sorti un an plus tard, et qui éclipsa pour longtemps ce Dark City, certes peut-être plus brouillon et à l'esthétique beaucoup plus baroque, mais qui néanmoins mérite pleinement sa redécouverte près de vingt ans plus tard. 


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