samedi 3 octobre 2015

3/31: Double Feature- La guerre des étoiles, Georges Lucas, 1977, USA- de 0h0'0" à 0h2'21"








            Matthias: Il nous faut d'abord pratiquer un peu l'ut pictura poiesis, cet exercice de description minutieuse, qui, avant de devenir une théorie sur les arts plastiques, n'était en fait que la conséquence d'une époque, la Renaissance italienne, durant laquelle, si l'image était précieuse, elle était aussi rare qu'unique ! Au Quattrocento, si un auteur voulait évoquer telle peinture de Boticelli, il fallait bien commencer par la décrire, car il est plus que probable que peu de ses lecteurs aient jamais l'occasion de la voir ! Certes aujourd'hui, pratiquer un tel exercice au sujet d'un des films les plus vus au monde semble paradoxal...

            Chef de Gare: Je pense qu'il n'y a pas un seul de nos lecteurs qui n'aie vu et revu ce plan.

            Matthias: ... mais à l'époque de la reproductibilité numérique infinie des oeuvres d'arts, il est possible que l'on ne sache plus si bien regarder, tant les images, et parfois les mêmes images, ont envahi nos espaces, physiques et mentaux.
            Je me permettrai à cet égard de commenter d'abord les quelques photogrammes qui composent le plan du jour, et que tu m'as fourni: il y manque un élément qui a participé de mon ravissement le jour où j'ai découvert ce film, il y a longtemps, très longtemps maintenant... Sans rancune, mon cher Chef de gare, tu vas voir, je vais t'expliquer.
            Le film de Lucas s'ouvre donc littéralement en fanfare : une explosion de cuivre en bande sonore accompagne le bondissement à l'écran du fameux titre-logo, qui disparaît dans l'espace interstellaire, arrière-plan de cette ouverture qui annonce la couleur !

            Chef de Gare: Je ne sais si tu fais référence à la musique, forcément absente de l'illustration de cet article, ou du texte défilant, qui n'est pas absent, mais réduit à ses premières et dernières lignes, si tu regardes bien. Je suis content que tu  mentionnes la musique. J'allais dire que l'image du plan, cette fois, n'est vraiment que la moitié du plan. Et que John Williams en est le co-réalisateur.

            Matthias: Ce texte, sous sa forme si spécifique ...

            Chef de Gare: ... mais empruntée directement au début des épisodes du serial Flash Gordon, dont les résumés se présentent sous cette forme...

            Matthias: Le texte, donc, se déroule, semblant venir de "la salle" pour s'éloigner lui aussi vers les tréfonds stellaires, et finir par confondre les lettres de ses mots avec les étoiles du ciel. Il est question dans ces trois paragraphes d'une "époque de guerre civile", de "vaisseaux rebelles", de "base cachée", d'arme ultime, "l'étoile de la mort", d"'Empire galactique", etc. Tout un monde par ces quelques mots, est déjà là, dans cet univers qui se présente sous forme d'un big bang plastique  et littéraire : par l'explosion primordiale de ces quelques mots, "Star Wars" d'abord, les premières courtes phrases ensuite, et de ces premiers sons, la fameuse marche composée par John Williams, tout un monde est comme projeté depuis la salle vers l'écran, et prend forme devant nous, qui allons être avalés par ce monde, magie du cinéma.

            Chef de Gare: Je ne sais pas si je parlerai vraiment de Big Bang, même si l'expression est très jolie, et définit bien l'esthétique fanfaronnée dès l'entame par Lucas. Ce fut un Big Bang à l'échelle biographique, pour nous, c'est certain. Certains de nos lecteurs comprendrons très bien que je dise que La guerre des étoiles a changé notre vie, et qu'il n'y a aucune exagération là-dedans. Et on peut dater précisément ce moment de rupture dès ce premier plan, effectivement. Mais pour les amateurs de SF un peu plus âgés à l'époque, pour les cinéphiles, aussi, et souvent, ce ne sont pas les mêmes, La guerre des étoiles a aussi été accueillie avec un certain septicisme, parfois un rejet, souvent une moue dubitative mi séduite- par les effets spéciaux, mi chagrinée- par la réduction de la science-fiction galactique, du "Planet Opera" à un Space Opera qui transpose un western simpliste des années 50 sur une toile de fond étoilée. Même si je pense que c'est faux, et qu'un examen attentif de tout le film invalide cette critique, le film a tout de même été perçu comme ça. Ce qui est assez amusant, c'est que quand Kubrick recourt à une esthétique similaire, en plaçant Ainsi parlait Zarathoustra dans son film, les critiques de Lucas trouvent ça formidable. Mais revenons au texte déroulant...


            Matthias: Le dernier paragraphe de ce court texte introductif nous présente un personnage, le tout premier, la Princesse Leia, comme celui sur qui repose le destin de la Galaxie. Tu nous entretenait il y a deux jours d'Aelita, reine martienne. Nous reviendrons sans doute à ces grandes dynasties galactiques, l'un des motifs habituels de la science-fiction dite de space opera, et plus ancienne que le cinéma lui-même. Désigner le premier personnage de cette saga comme une princesse nous mène en terrain connu : s'il va être question d'un univers dans lequel une arme peut détruire une planète entière, il va toutefois aussi être question de princesse et de chevaliers. Star Wars dès ces premiers instants assume donc sa synthèse des épopées les plus lointaines, "a long time ago", et de ses horizons intersidéraux futuristes, "in a galaxy far, far away"... Le programme ne peut être plus clair.

            Chef de Gare: Pour le coup, avec la princesse, Lucas revendique sa filiation avec le space opera décomplexé tel qu' E.R. Burroughs l'a canonisé dans son cycle de Mars. Même si Lucas se hausse un peu de col en affirmant que le principe de l'intrigue provient du Château de l'Araignée et de la Forteresse cachée. Je crois que Burroughs autant que Flash Gordon sont les influences les plus conscientes de Lucas. Et puis n'oublions pas aussi le Swashbuckler- la musique de Williams reprend la tradition abandonnée à Hollywood de la musique symphonique sous influence européenne amenée là par Steiner, Korngold, puis Rosza et Tiomkin. D'ailleurs, ce texte défilant a aussi à voir avec les cartons des films de pirates ou d'aventures historiques dont ces musiciens étaient les compositeurs attitrés, qui nous replaçaient l'histoire à venir dans la grande histoire du passé.
           
            Matthias: Ce premier plan ne s'arrête pas cependant à ces quelques pavés de texte sur fond étoilé. Il continue en un léger mouvement vers le bas, au moment même où les trois petits points qui "achevaient" en une suspension le texte précédemment décrit, se confondent eux-mêmes avec les étoiles.

            Chef de Gare: D'ailleurs, lorsque le texte disparaît, la musique opère une sorte de montage dans le plan, alors qu'il est continu. La fanfare s'interrompt , et une transition musicale accompagne le panoramique vers le bas, dans un mouvement illustratif programmatique du rôle que va jouer la bande originale. Alors que ce premier plan est un plan séquence, on peut dire, grâce à la précision et à l'intelligence de l'accompagnement musical de Williams qu'elle bénéficie d'un montage invisible mais extrêmement dynamique.

            Matthias: Apparaît alors en arrière-plan une première planète, lointaine, mais qui ne se confond pas avec les étoiles derrière elle, puis une seconde, plus proche de nous, plus importante dans le plan, puis enfin, tandis que le mouvement du plan s'achève, une troisième, beaucoup plus proche encore, et dont nous ne percevons qu'une partie de la surface. Les jeux de lumières provoqués par l'apparition successive de ces trois planètes éclairent le plan, et de la première "soupe" cosmique, nous sommes désormais passés à des monde de plus en plus accessibles.

            Chef de Gare: ça aussi c'est programmatique. on comprend que la contexte spatial va n'être qu'un décorum, un arrière plan exotique et excitant, mais jamais cet infini qui peut nous transcender. D'ailleurs, dans La guerre des étoiles, le principe même de cet infini spatial est nié par l'existence du voyage à  la vitesse de la lumiète, qui le réduit à un statut identique à celui d'un royaume avec ses baronnies, ses duchés... ou une planète avec ses différents continents.

            Mattias: Puis un premier vaisseau spatial, dont on suppose qu'il est celui mentionné dans le prologue, celui de la fameuse princesse Leia, rentre dans le champs, par le coin en haut à droite du plan, et le traverse obliquement, pour s'éloigner à son tour depuis l'orbite de la plus grosse des planètes, vers les tréfonds intersidéraux. De ce premier vaisseau, nous percevons principalement les multiples réacteurs, qui reçoivent, nous le comprenons très vite, le feu de l'ennemi, encore invisible. Quelques rayons lasers bruyants, aberration physique propre au space opera, traversent le plan, et des explosions illuminent l'image. Nous sommes là déjà en pleine bataille spatiale, et rien que ça, lorsqu'on découvre ce film - et qu'on le découvre vraiment, ce qui fut mon cas lors de ma première vision ! - c'est une promesse d'aventures et de dépaysement qui nous avale dans le film.
            Mais, comme si le programme n'était pas suffisamment complet, tout à coup pénètre dans le champs la proue du vaisseau qui pourchasse le bâtiment rebelle : le croiseur impérial, monumental, majestueux également, envahit progressivement tout le plan. Ce qui jusqu'à présent nous semblait d'ores et déjà remplir les buts d'une telle oeuvre, est tout à coup battu en brèche par cette apparition encore inédite au cinéma. Kubrick et quelques autres peuvent aller se rhabiller, le saisissement spatial est désormais complètement spectaculaire, et néanmoins soumis à son récit : cet "envahisseur", c'est bien le fort que le faible va devoir maintenant mettre "hors l'écran".

            Chef de Gare: Et il suffit de regarder les photogrammes sélectionnés plus haut pour prendre la mesure de la beauté plastique de ce plan. Le triangle du destroyer Stellaire, presque blanc, oblitérant le noir du champ spatial en s'enfonçant dedans comme un coin fendant une bûche. Là, à mes yeux, on voit le vraie génie de Lucas. Avoir revisité l'esthétique pré-existente du Space-Opera on la prenant à contre-pied. Le baroque, le rococo, le stuck et les modelages en carton pâte sont échangés contre l'économie, la suggestion, un geste presque calligraphique. Et, on l'oublie trop souvent, un sens du hors champ formidable, et pour le coup tout hérité, c'est possible, de Kurosawa et des mâitres du cadre japonais. Outre la musique de Williams, ce qui créer la dynamique si excitante de cette ouverture, c'est aussi la manière dont Lucas recourt au hors-champ, que tu as très bien décrite au-dessus.
            Enfin, ce premier plan fonde un aspect essentiel de l'esthétique de La guerre des étoiles: la figure de la "propulsion"- je ne vois pas comment le dire autrement- que Lucas va décliner en variations tout au long des trois films de la saga.[1] Il s'agit à chaque fois de placer le spectateur dans une dynamique plastique nous propulsant à l'intérieur du champ, vers le fond d'un arrière plan infini. C'est tout le mouvement et du texte et des vaisseaux dans ce premier plan, qui reste objectif, mais très vite, ce type de plan deviendra subjectif et très graphique, par exemple lorsqu'on sera aux côtés des pilotes du Millenium Condor [2] passant en vitesse lumière, mais aussi dans le cockpit de Red Cinq, sillonnant la tranchée semblant sans fin de l'Etoile de la Mort. Dans les films suivants, cette figure plastique va impregner tout le récit et on en reparlera...


            Matthias. Pour l'heure nous voilà revenus dans la plus grande tradition de l'épopée, du conte, du récit universel, depuis le mythe jusqu'au catch : à l'origine, le gros dévore le petit, mais le petit va résister !

            Le Chef de gare: Oui, sous couvert de SF et de décor futuriste, on remonte vraiment  aux récits fondamentaux: ce premier plan, c'est David et Goliath. Mais David est une jeune fille volontaire, et Goliath un super tank nazi. La seconde guerre mondiale et les années 70 sont passées par là...





[1] Profitons de l'occasion pour rappeler que la saga de La guerre des étoiles se compose de trois films: La guerre des étoiles (1977), L'Empire contre-attaque (1980), Le retour du Jedi (1983).
[2] Il ne deviendra le Faucon Millenium qu'en 1980.

1 commentaire:

  1. Pas mal du tout, gentlemen, cette petite discussion très urbaine à propos d'un mythe tant de fois rabâché qu'on avait fini par ne même plus voir l'utilité d'en débattre encore... Bon, je sais que ce serait vous emporter loin de votre habituel terrain de chasse fantastico-science-fictionnel, mais un conciliabule de ce genre sur n'importe lequel au hasard des plans-séquences engorgeant "Soy Cuba" et "Quand Passent les Cigognes" de Kalatozov, je ne dirais certainement pas non.

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