vendredi 30 octobre 2015

30/31 : Interstellar, Christopher Nolan, USA, 2014. De 20’15’’ à 20’43’’




         La jeune Murphy retrouve au petit matin son père resté dans sa chambre à tenter de décrypter une anomalie gravitationnelle inexpliquée.


                Il y a chez Nolan une ambition, qui est aussi une limite, de déployer ses récits jusqu’à l’épuisement. Le cinéaste s’envisage d’abord comme un conteur et si son style relève d’un certain formalisme, c’est toujours au service d’une histoire, dont il va s’agir pour lui de déplier toute les configurations possibles afin d’en extraire ce qui pourra composer sa substance plastique. Une démarche sensible, donc d’artiste, mais fortement intellectualisée, puisque passée au crible de l’ensemble de ses possibilités narratives. Je vous renvoie à la chronique du Chef de gare au sujet de The Dark Knight Rises (novembre 2013) dans laquelle mon éminent camarade commentait à merveille ce processus créatif, véritable « problème » de Nolan – et sujet central au fond de ce dernier épisode de sa magistrale trilogie sur l’homme chauve-souris. 

                La question de ce cinéma que l’on pourrait dire « hiéroglyphique », c’est-à-dire qui, à partir de son récit, ne cesse de spéculer sur ses propres représentations, trouve à mon sens sa parfaite expression dans cet Interstellar souvent mal compris. Nous sommes avec ce film à l’acmé de ce que j’ai pu décrire depuis un mois comme le cœur du genre de la science-fiction, l’exaltation de ce double élan apparemment contradictoire vers les cieux infinis et l’intimité de l’âme. La divergence de ce transport si particulier est au cœur du scénario d’Interstellar, puisqu’il y est question de deux nécessaires départs qui sont autant d’abandons, celui d’un père vis-à-vis de sa fille, et, surtout, celui de l’Humanité vis-à-vis de son berceau, notre planète Terre. 

                Que reste-t-il des uns pour les autres lorsque le départ a eu lieu ? Le souvenir, cette chimère qui nous fait voir dans ce qui est, ce qui a été et n’est plus. C’est exactement ce motif, explicitement mentionné comme celui du fantôme qui non seulement initie le récit, mais le résout finalement. Nous avons souvent eu l’occasion de le dire, et c’est un peu le sens du nom de notre blog…, la figure du fantôme, ou du spectre, est foncièrement cinématographique. Sans incarner, puisqu’elle n’est qu’une image, elle impressionne, au sens littéral du terme, son spectateur, lui donnant le sentiment de la présence dans le temps même de son absence. Son appréhension est éminemment liée à notre perception de la mort, cet « horizon des évènements » au-delà duquel nulle lumière ne peut faire retour autrement que sous la forme d’une réminiscence. Les fantômes nous rappellent qu’ils ont été vivants, et nous demandent de ne pas les oublier, puisque ce souvenir reste le dernier vestige de leur vie, et donc d’eux-mêmes… 

                Cette présence d’un fantôme est donc le point de départ d’Interstellar. Lorsqu’à la suite d’une tempête de sable, une anomalie gravitationnelle s’invite dans la chambre de Murphy, sa fille d’une dizaine d’années, Cooper réalise que les conjectures de sa progéniture ne relevaient pas d’une mystification d’enfant. Il prend au sérieux tout à coup la démarche qu’il a lui-même conseillé à sa fille pour se débarrasser de son malaise, et tente donc de comprendre ce que peut signifier ce phénomène inexpliqué. Au petit matin, Murphy traverse comme en glissant le long couloir ténébreux de la petite maison et vient le rejoindre, elle-même comme travestie en spectre de carnaval, enveloppée dans sa couverture nocturne. Son père, assis au sol, spectateur de la grande bibliothèque qui occupe tout un mur de la pièce, ne semble pas s’apercevoir de sa présence, et la jeune fille s’assied derrière lui, tentant de partager son regard, sans toutefois se manifester autrement que par sa discrète présence. 

                Il y a donc plusieurs fantômes dans ce plan. Celui, intégré au récit, qui nous envoie un signal, que Cooper vient de déchiffrer ; celui que symbolise cette jeune fille effacée et silencieuse ; celui enfin que représente pour le spectateur la présence immobile et de dos de Cooper, plongé dans ses pensées, et qui semble comme absent de la scène. L’éclairage rasant de la chambre, qui nous parvient par la fenêtre en arrière-plan, sous expose l’image et lui confère une étrange immobilité sépulcrale, qui semble figer pour l’éternité ce dernier moment d’intimité entre le père et la fille, avant la révélation du nécessaire départ. Nous restons « à la porte » de cet instant d’union, comme si notre propre regard relevait de celui d’un autre fantôme, un de plus, qui sait trop ce qui va désormais se jouer. 

                Ce plan sur la poussière qui flotte dans la pièce et se dépose sur les livres de la bibliothèque, si nous sommes à cet instant doucement tenus à l’écart de son spectacle, nous l’avons néanmoins déjà croisé plusieurs fois depuis le début du film. Nous savons que c’est ici, devant ces livres, dans cette chambre d’enfant, que quelque chose d’essentiel du récit va se nouer. La position dans laquelle se trouvent Copper et Murphy, nous nous y sommes déjà retrouvés : lors du plan d’ouverture du film, et lorsque la jeune fille a tenté de résoudre sur son cahier ce qu’elle pressentait être le message adressé par son fantôme. Ce cahier est désormais entre les mains de son père, et c’est lui qui, prenant finalement sa fille au sérieux, va décoder ce message dont on savait qu’il devait advenir. Lors du plan d’ouverture du film, nous avons pu apercevoir furtivement certains des titres des livres de la bibliothèque, mais aussi quelques jouets, figurines de navettes spatiales, se recouvrant doucement de la poussière qui infeste le monde dans lequel se déroule le récit, référence au Dust Bowl des années 30’. Voir dorénavant le père reprendre le cahier des mains de sa fille et, contemplant ces livres et ces jouets à demi-enfouis, se réjouir avec son enfant du déchiffrage d’un message qu’il vient d’écrire sur son cahier d’écolier, relève d’un commentaire sur le genre, qui n’est pas sans rappeler les rêveries de The Tree of life

                Ces voyages intersidéraux, ces mondes imaginaires, ces dédales intellectuels et affectifs, ils sont tous là, devant nous, à l’état de traces, celles qu’ils ont laissées dans ces livres et ces objets qui sont ce sur quoi l’on a fondé nos aspirations d’un monde meilleur, qui reste toujours à découvrir. Le personnage de Cooper le dit à plusieurs reprises : l’être humain est foncièrement un voyageur, que ce voyage se fasse à bord d’une navette spatiale, ou au contact d’un livre, qu’il suffit pour cela d’épousseter. Ce qu’il fait en cet instant, et se faisant s’assimile à sa fille. L’esprit de l’enfance, c’est cela, par définition : demain sera préférable à aujourd’hui. Ce court plan, dans l’économie du récit de Nolan, nous raconte cette relation qui fonde l’ordre des générations, des pères aux filles en l’occurrence : l’espoir reste toujours à venir, voilà l’information essentielle qui institue l’humanité. « Notre rôle désormais, c’est d’être des souvenirs pour nos enfants », dit la mère de Murphy, pourtant absente du récit puisque déjà décédée, par la bouche de son père, comme le souvenir qu’elle a elle-même laissée en legs à son mari. Croire à cette transmission des mots et des formes, au-delà de la poussière qui nous recouvrira tous en temps voulu, c’est tout l’enjeu de ces histoires que l’on se raconte d’une génération à l’autre, et qui constituent autant de fantômes avec lesquels nous pouvons converser. Le temps n’a finalement rien à voir là-dedans : il nous est permis d’imaginer nous entretenir avec Ulysse, puisqu’il n’a jamais cessé de nous parler, depuis le passé, mais aussi depuis l’avenir. 

Il y aurait beaucoup d’autres plans à tirer sur la comète de ce film au sens et aux formes fécondes. Il nous faut bien finir notre mois, aussi ce choix ultime est-il pour moi l’occasion de faire signe vers notre Train de l’année dernière, et ce qui me semble bien être l’expression la plus juste de la science-fiction, la littérature, à laquelle il est évident qu’Interstellar, et ce plan dans le film, rend grâce – peut-être cette appétence pour une certaine science-fiction littéraire, dans la lignée des extraordinaires voyages de Stephen Baxter par exemple, est-elle souhaitable pour goûter toute la saveur de l’œuvre de Nolan… Du moins me permets-je de revendiquer cette affinité dans ma dernière étape de notre mois !

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