Quand
?
Matthias:
Ripley, dernière survivante du Nostromo, si l’on excepte le chat - ne
rigolez pas, vous allez voir que ce n’est pas sans importance - vient de
procéder à l’auto-destruction du cargo interstellaire. Elle assiste à
l’apothéose explosive depuis la navette de secours dans laquelle elle est
parvenue à se réfugier juste avant la mise à feu. La voix féminine et sensuelle
du Nostromo a égrené son compte à rebours, motif plastique inévitable de tous
les films de la série, comme pour souligner notre proximité à l’héroïne lors de
ce climax éruptif. La navette a pu s’éloigner au tout dernier moment du
vaisseau-mère, et, avec Ripley, tout à coup satisfait, nous contemplons les
vestiges du Nostromo parmi lesquels doit bien se trouver quelques traces du
monstre qui a dévasté tout l’équipage, l’Alien du titre. Comment la bête
aurait-elle pu survivre à une telle explosion ? Ripley le souligne d’ailleurs
elle-même : « Je t’ai eu, fils de pute », susurre-t-elle avant de se
laisser enfin aller à un repos bien mérité. Bien sûr, le film n’est pas encore
achevé, mais il faut bien reconnaître que si l’on met de côté le caractère
désormais presque mythique de cette dernière séquence, on pourrait presque y
croire, à cet évanouissement du monstre dans les profondeurs spatiales : en
guise d’épilogue, nous pourrions suivre le « coucher » bien mérité de
l’héroïne, qui vient de récupérer son chat, et qui après une lutte âpre et
brutale, se déshabille en toute quiétude et s’endort enfin du sommeil du juste…
Même la (formidable) musique élégiaque de Jerry Goldsmith pourrait nous pousser
à cette lecture. C’est dire que le retour du monstre relève du coup de théâtre,
du « diabolus ex machina » ! Depuis 1979, ce type de péripétie de
dernière minute est devenu un poncif du cinéma d’action, mais n’oublions pas
que dans Alien, c’est bien un personnage secondaire qui parvient à
survivre - une femme qui plus est !
Probablement la vraie nouveauté du film a-t-elle été de conserver son
suspens jusqu’au bout, quand les épisodes suivants, se contentaient de rejouer
ces motifs déjà devenus obligatoires, et dont on sentait bien qu’il ne mettrait
plus le personnage de Ripley en danger : le compte-à-rebours, puis, surtout, le
retour de la bête.
Chef de Gare: Je trouve aussi que la fausse fin fonctionne
formidablement. Le vaisseau explose, Ripley se détend, on pense assister à une
coda apaisante... Encore aujourd'hui, c'est quelque chose qui n'a rien perdu de
sa force. Je ne suis pas sûr qu'un spectateur qui découvre le film aujourd'hui
voit venir le truc. D'un point de vue de savoir-faire narratif,
Cameron retiendra bien la leçon en reprenant exactement la même pirouette dans
Aliens, et puis dans pas mal de ses films suivants.
Matthias: bien sûr, avec tous mes
sous-entendus ci-dessus, vous aurez bien compris que la force subversive de la
scène ne réside toutefois pas tant dans le prétendu suspens lié à l’issue du
combat entre la jeune femme et la bête, que dans le traitement fortement
érotisé qu’en fait Ridley Scott, et qui a marqué l’imagerie populaire pour très
longtemps : avec Alien apparaissent au cinéma les pétroleuses, ces héroïnes de
charme et de muscles, qui n’hésitent pas à brandir les armes, comme d’autres
héros brandissent…autre chose. Il y a sans doute un malentendu toutefois au
sujet de la nature érotique de cette séquence : à la revoir, il m’apparaît
évident que Ripley n’est pas dans le regard de Scott une virago décidée à
« castrer » le monstre. Le langage un peu fleuri souligné plus haut a
plus à voir avec la nature de tout le groupe de personnages : des ouvriers et
des routiers, une catégorie populaire de gens qui s’apostrophent régulièrement
avec ce type de langage. Ripley n’est pas encore, à la fin de ce premier
épisode, la harpie qu’elle va devenir dans les suites de la série. Par contre,
le sous-texte sexuel est bien fortement présent dans ces dernières séquences.
Et pour cause, la dimension presque priapique de l’Alien est tout à fait
revendiquée par l’un de ses inspirateurs, le suisse H.R Giger, dont le travail
vaguement SM, ne cesse de mêler sexe et abstraction organique. Scott s’en fait
l’écho dans cette scène d’évacuation du Nostromo : la respiration haletante de
Ripley, amplifiée par son scaphandre, le décompte voluptueux de la voix du
vaisseau-mère avant l’explosion terminale, le « chat » de Ripley,
sain et sauf à la fin, les longs plans très rapprochés sur Ripley lorsque
celle-ci s’abandonne après la mort - pense-t-elle - de l’Alien, son « strip-tease »
bien entendu juste avant que celui-ci ne se révèle à nouveau à nous…L’Alien
n’est pas seulement un tueur, c’est aussi une créature qui nous possède
physiquement. L’Alien viole ses victimes, et c’est cette dimension qui le rend
plus effrayant encore. Pour prendre les mots du Chef de gare, on pourrait dire
que l’Alien est une personnification de la pulsion, et c’est ce qui le rend
diablement terrifiant - et n’hésitons pas à le dire, diablement fascinant !
Chef de Gare: Diablement, ou divinement. Peut-être
que c'est aussi une des raisons de l'invincibilité de la créature. Elle est un
dieu, ce que Prometheus soulignera
d'une façon un peu confuse et appuyée aux yeux de certains. L'Alien est un être
profondément inhumain, une pure pulsion de prédation, et cette pureté lui donne
une essence divine. Pas étonnant que le seul membre de l'équipage qui éprouve
de l'empathie pour cette chose soit celle qui, précisément, n'est pas humaine.
L'Alien est évidemment un dieu noir, c'est le dieu destructeur, celui qui
anéantit l'espèce humaine par le déluge. Tu verras que c'est comme ça que Scott
va boucler la boucle: dans la suite de Prometheus, les xénomorphes seront les
destructeurs de l'humanité, et l'origine du mythe de Noé ! Après tout, Ridley
nous a bien expliqué d'où provenaient les plaies d'Egypte.
Pour revenir à
la pulsion, c'est un motif presque aussi vieux que le cinéma lui-même.
La figure du vampire n'est que cela. Et chez Fisher, et en particulier dans Les
maîtresses de Dracula, il n'est question que de cela: comment la pulsion se met
à circuler sans entrave à travers les personnages. Sauf que le vampire a cette
pulsion de vie le poussant à dévorer celle des autres pour ne pas mourir.
Tandis que l'Alien, et c'est ce qui est génial, est un simple principe
pulsionnel "pur" sans raison, sans motivation, sans objet. Il ne peut pas mourir, seulement rester en sommeil,
dans son œuf, en attendant une autre victime. Enfin, victime... l'ambiguïté de
ce violeur- terrible- c'est aussi qu'elle trouve des victimes parce que
celles-ci le cherchent. Autrement-dit, quelque chose, même si cela les
terrifie, les attirent en lui.
Comment
?
Matthias:
On ne sait pas bien comment il a fait pour s’échapper du vaisseau-mère,
mais toujours est-il qu’il est là, tapi dans l’ombre de la navette de secours,
prêt à attaquer au moment où l’on s’y attend le moins.C’est qu’il n peut
mourir, bien sûr, tant il apparaît dans cette ultime séquence comme le produit
des fantasmes et angoisses de Ripley : une pulsion, vous disais-je, qui vient
« emplir » la navette et l’héroïne - la suite de la série ne
démentira pas cela : avec Aliens, on passe à l’orgie de monstres et de
mitraille, avec Alien 3, à la tentative mystique de rompre avec la chair, avec
le 4, à la fusion, etc. Ripley n’a plus comme destin que de se partager corps
et âme avec le monstre. Cette aliénation débute dans la navette,
quand tout devrait être achevé et ne fait que commencer.
Chef de Gare: L'Alien est gouverné par un principe
de prolifération que rien ne peux arrêter, et qui n'a pas de fin. comme cette
goutte de sang qui traverse tout le vaisseau ! C'est le moment où on comprend
la nature terrifiante de la créature: son principe vital même, son sang, est
absolument destructeur. Voilà bien une idée purement "fantastique", qui
ne tient pas du tout la route d'un point de vue science-fictionnel. L'Alien
survit parce que c'est sa nature. Rien ne peut le tuer. C'est lui qui donne la
mort. Il survit en restant ce qu'il est.
Pourquoi
?
Chef de Gare: Parce
que dans l'espace, personne ne vous entends crier !
L'Alien
survit aussi parce qu'il est un parasite. Il vit sur la vie, jusqu'à en prendre
le dessus. C'est une maladie contagieuse ! Est-ce qu'on n'est pas, avec cet Alien
au croisement du vampire et du body-snatcher ? L'Alien a un programme, un déterminisme
absolu: celui de supplanter toute autre forme de vie là où il se retrouve
activé, et ensuite, on l'imagine, de s'entre dévorer jusqu'à une nouvelle
période de létargie. Scott et O'Banon sont tous les deux des enfants de l'après
guerre, et j'ai du mal à ne pas voir dans la figure de l'Alien, aussi, un
avatar du nazisme- sous une forme poétique, mais assez littérale. La survie de
la bête, qui devient le cauchemar récurrent de Ripley, est d'ailleurs le coeur
de la série. Cela fait sans aucun doute du monstre le plus increvable de tous les
monstres increvables. D'ailleurs, à la fin, on ne sait pas s'il est mort ou pas. Mais il n'est pas désintégré par le feu du réacteur de la navette de Ripley. On peut douter que le vide spatial le tue... L'Alien de Ridley Scott est absolument indestructible. Par la suite, il faudra changer la nature de la créature pour permettre de continuer la série. Mais c'est une autre histoire...et une autre bestiole !
Matthias:
On sait désormais tous que l’Alien est en réalité une « machine »
à tuer, conçue à cette fin par un peuple extra-terrestre dont on suppose qu’il
est assez belliqueux, et totalement inconscient ! Le monstre mis au point à
partir de manipulations génétiques prend différentes formes, à tel point que la
caméra de Scott ne parvient jamais vraiment à « l’embrasser » dans sa
totalité. C’est d’ailleurs cette absence de silhouette, on pourrait presque
dire de forme, qui le rend si effrayant : l’Alien est visuellement
insaisissable. Massif, et pourtant aussi frétillant qu’un serpent, sombre et
néanmoins étincelant, aveugle et clairvoyant, animal et humanoïde, etc., il
rappelle par la jonction de ces formes contraires un autre monstre fameux du
cinéma d’horreur de ces mêmes années : la Chose de Carpenter, que nous avons
largement commentée dans ces colonnes. L’Alien est, à l’instar de la créature
issue des glaces de 1982, une forme sans forme, une angoisse pourrait-on dire,
un cauchemar, plastique et scénaristique. Sa fameuse double mâchoire est à
l’image de cet enchâssement qui fabrique l’horreur : lors même qu’on pensait
avoir vu ce qu’il y a de pire, quelque chose déborde et nous montre que
l’horreur n’est pas encore à son comble. Il était alors assez normal que la fin
ne fût pas la fin, et ce qui dans tout un cinéma peut apparaître comme une
péripétie, a au contraire ici toute sa justification plastique. Ripley va donc
rejouer la scène que l’on vient de voir : réfugiée dans son scaphandre,
scrutant les moindres recoins de sa navette dans lesquels se confond le
monstre, elle recommence ce qu’elle ne cessera plus de renouveler : tenter
d’échapper à sa némésis, en vidant littéralement de toute forme les lieux
qu’elle occupe, en mettant « plastiquement » à nu l’image dans
laquelle se cache le monstre. Il y a là quelque chose de très lovecraftien,
mais au cinéma, ce qui semble une gageure, que relève Scott, et que tenteront à
sa suite de relever les cinéastes responsables des séquelles. Le résultat ne
sera pas toujours au niveau de ce premier opus, mais néanmoins quelque chose de
la mise en scène d’un cauchemar demeurera dans toutes les versions de
l’histoire. Jusqu’à celle que nous promet de reprendre le grand Ridley, qui à
l’instar de Miller avec son Mad Max Fury road, nous rappelle qui est le patron
?
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