Est-
ce qu'on peut faire du crime de l'art ? Et devant ce spectacle, reste-t-on
spectateur ? Devient-on complice ? Il est des films impossibles, des films
irregardables au sens ou on ne peut trouver, face à eux, aucune position de
spectateur. Cannibal Holocaust, parmi ceux-là, est un des plus puissants
plastiquement et des plus dérangeants. Qu'y voit-on ? Une accumulation de
scènes de tortures, de viols, de meurtres, de cannibalisme- toutes simulées-
mais surtout, une série de mise à mort d'animaux, non simulées, et captée pour
les besoins du film. Les animaux ont été, après le tournage, cuisinés et mangés
par l'équipe du film. Il y a donc deux régimes d'images dans Cannibal
Holocaust. Les premières, pour choquantes qu'elles puissent apparaître, relèvent
du simulacre cinématographique. Mais les enregistrements d'animaux mis à mort,
que sont-ils ? les actes ne sont pas simulés, on pourrait les qualifier de
pornographiques. Ils documentent la fabrication du film, on pourrait les
qualifier de documentaires.
Ces
images sont les plus problématiques du film. Ce sont elles qui sont absentes de
certains montages, et ce sont toujours celles que Ruggero Deodato regrette
d'avoir tourné lorsqu'il a l'occasion de s'exprimer sur le film. Au fond, la
position du réalisateur vis à vis de ces images importe peu. Mais comment
trouver la nôtre ? On peut trouver, sur
internet, des photos de spectateurs photographiant leur réactions face à ces
images de Deodato. Ces images semblent donc nous sommer de nous positionner vis
à vis d'elle, d'afficher du dégoût, de la désapprobation et de la sympathie,
voire de la compassion vis à vis des animaux massacrés. Cette injonction est
d'autant plus forte que les scènes de morts animales s'insèrent dans un film
d'horreur dont le contrat est bien différent de celui d'un film documentaire.
Repoussoir
de Deodato, Gualtiero Jacopetti, producteur et réalisateur de Mondo Cane,
fondateur du documentaire choc, a filmé ou inséré dans son film de 1962 des
images de violences diverses non simulées, mais documentant des réalités
indépendantes du film: Chiens cuisinés, élevage de poussins en batterie, gavage
d'oies. Présentant le montage de ces scènes comme un moyen de les dénoncer,
Jacopetti instaure un contrat mensonger avec son spectateur, mais lui assurant
un confort moral, celui de partager, avec les autres spectateurs, une indignation
et de former une communauté et même un jury: celui qui condamne. Et libre à
chacun, en son for intérieur, de jouir de la vision de ces images sensationnelles.
Deodato,
lui, souhaite réaliser un film d'horreur absolument choquant, mais fidèle à sa
formation auprès des néo-réalistes, il veut interroger la représentation du
réel en fabriquant au moyen des artifices du cinéma des images qui imitent en
en décuplant la violence celles que les journalistes captent lors des
évènements terroristes des années de plomb, et qui s'invitent sans sommation dans
les salons des italiens. Pour que le projet de Deodato ait le moindre sens, il
doit s'appuyer sur le contrat que propose tout film d'horreur. Un contrat
cathartique, fondé sur la garantie que le spectacle est un simulacre, et un
défi, nous offrant de nous mesurer à des images et à notre capacité à les
supporter, fondé sur la ressemblance des images avec des images enregistrées du
réel. Plus l'effet est réaliste, plus il est difficile à regarder. Et on peut
aussi jouir de ces images parce qu'on les sait fausses. Autrement dit, on peut admettre
trouver de la beauté et un plaisir aux images de Cannibal Holocaust parce que
personne n'est mort pour qu'on les regarde.
Cet
effet est d'autant plus fort dans le film qu'il est induit par la mise en scène
de Déodato. S'appropriant la grammaire du reportage en zone de conflit, caméra
tremblée, zoom, opérateur se dissimulant pour ne pas être vu etc... Deodato
s'abandonne totalement à une pulsion scopique frénétique. Tout doit être vu,
montré- et la construction dramatique épouse évidemment la logique du crescendo
vers les horreurs les plus insoutenables- jusqu'à ce qu'en quelque sorte le
regard se dévore lui-même. Le film dans le film- avant la coda replaçant le
film dans un cadre moral normalisant- se termine par le meurtre de la caméra
elle-même, dans la fiction, celui du caméraman, qui s'écroule, et dont la tête
roule dans le champ- forcément !- avant que la bobine n'arrive au bout. L'image
se détruisant elle-même en atteignant le paroxysme de l'horreur, est-ce là le
message de Deodato ? il y a là, en tous cas, une étrange et morbide poésie- qui
par ailleurs, baigne bien d'autres scènes du film, et ajout encore à l'immense
malaise qu'on ressent devant.
En
insérant dans ce projet esthétique excessif mais cohérent ces enregistrements
des exécutions d'animaux, Deodato nous place dans une position impossible. Devant
l'incontestable vérité des mises à mort, nous nous trouvons jetés hors du
cercle précédemment délimité, et à l'intérieur duquel nous pouvions nous
permettre de laisser les images exercer leur fascination. Mais c'est avec cette
transgression véritable que le film de Ruggero Deodato continue de provoquer un
inconfort profond, et donne tout sens à son titre provocateur.
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