lundi 10 octobre 2016

10/31





On a sûrement tout dit au sujet de ce film, œuvre essentielle du cinéma de genre, et origine d'une postérité probablement sans pareille. On pourrait évoquer là l'une de ces Jocondes du cinéma, à l’instar de quelques autres films déjà traités dans ces colonnes, qu’il semble désormais impossible à regarder sans avoir à s’appuyer sur tout le poids de leur descendance. Mais en réalité, si l’on veut aller de ce côté, il faudrait plutôt envisager le film de Romero dans une analogie non au fameux sourire énigmatique de Mona Lisa, mais bien plus au LHOOQ de Duchamp, Joconde déjà fortement subvertie.

Ce qui est d’emblée saisissant lorsque l’on revoit cette Nuit des morts-vivants, c’est à quel point la totalité des motifs du genre est déjà présente, dans une économie de moyens de production et de narration pourtant très marquée par la pauvreté. La grammaire filmique confine à l’amateurisme, le jeu des comédiens à l’approximation, les faux-raccords sont nombreux, l’éclairage changeant, le son presqu’inaudible. Nous sommes en pleine série B, cette catégorie de cinéma à la production aussi rapide et peu coûteuse que son exploitation, et peut-être pas si loin du Plan 9 from outer space d’Ed Wood, de près de dix ans antérieur. Romero ne l’a d’ailleurs jamais nié : s’il a décidé avec quelques camarades de produire un film d’horreur, c’est bien parce que son économie misérable s’y prêtait. Quant au récit lui-même, nous évoquions avec Ex Machina une guerre d’extermination à l’échelle domestique : cette forme de récit qui met en jeu ni plus ni moins que la fin du monde à l’échelle d’une simple maison, avec ses unités de lieu, de temps et d’action, c’est dans cette Nuit des morts-vivants qu’elle trouve l’une de ses expressions les plus complètes. A l’exception de la scène du cimetière au début du film, toute l’intrigue se noue autour de ce lieu familier que ne parviendront jamais à quitter les personnages.

J’ai déjà dû le dire durant quelque autre automne du Train Fantôme, la figure du Zombie repose sur sa pauvreté, consubstantielle à tous ses développements esthétiques. Le zombie n’est rien d’autre qu’une privation de tout caractère : ni vivant, ni mort, ni individu, ni société, il n’existe que par son indigence. Un misérable à qui même la mort est refusée et qui n’a comme seul horizon qu’une fringale à jamais inassouvie. Du point de vue du cinéma, tout le monde peut incarner un zombie, il suffit de se faire déguenillé, claudiquant et pantois. Un clochard qui tourne au croque-mitaine, un décédé social qui nous renvoie l’image de notre possible déchéance, voilà ce qu’est aussi visuellement le zombie. Tous les maquillages du monde pourront souligner la putréfaction des visages et des corps, jamais au fond autre chose que cette corruption de nous-mêmes ne nous touchera dans cette figure : nous sommes eux, ils sont nous, mais en version dégradés – comme on pourrait presque le dire d’une couleur, d’ailleurs.

Que le héros de l’œuvre séminale de Romero se trouve être, en 1968, un personnage noir, incarnant l’américain, non moyen, mais bien alternatif, celui de cet autre Amérique, encore invisible dans son roman national - qui aux Etats-Unis est un film ! -, voilà qui oriente d’emblée le genre sous l’angle social. Si le film s’ouvre par le récit de Barbara et Johnny, frère et sœur blancs de la classe moyenne venus un peu indifférents fleurir la tombe de leur père, dès lors que l’intrigue se noue, nous nous séparons de Barbara, devenue elle-même aussi apathique que les morts qui l’ont attaquée, pour nous attacher à Ben, ce routier prolétaire brutalement coincé là, dans un endroit qu’il ne connaît pas, au milieu de gens qu’il n’a jamais vus, et qu’il va lui falloir dominer pour simplement survivre. C’est que ce Ben n’est pas spécialement sympathique, il a le sens de ses intérêts, et sa confrontation avec l’autre mâle dominant de la bande, le très yankee Cooper, va se terminer dans l’opposition et la violence de classe, autre figure obligée du genre : si les zombies appartiennent désormais tous à la même « espèce », les vivants quant à eux continuent d’imaginer des catégories pour leurs égaux qui permettent précisément d’en faire leurs « inégaux ».

Ainsi, Ben, Cooper, Tom ou Judy suivent-ils leurs seuls intérêts, qui parfois se rejoignent, parfois se contredisent. Ces contradictions débouchent sur la violence, seul horizon de ces individus qui ne parviennent jamais à se subsumer en un groupe. C’est, au-delà de la dimension sociale du film, son apport éminemment politique : comment agir ensemble ? Est-ce même possible d’envisager une telle action, quand ce qui nous sépare semble incommensurable à ce qui nous unit, quand bien même s’agit-il juste de survivre ? D’une certaine manière, on pourrait considérer que le zombie est l’épouvantail foncièrement américain, en ce qu’il est le monstre démocratique par excellence. Il est cet ogre sans qualité qui n’existe que par la multitude. Ni aristocrate sanguinaire, ni cannibale barbare, ni père-fouettard autarcique, il est d’abord et avant tout une foule, implacable et  insensible, qui n’abandonne jamais son but, quand bien même elle se trouve décimée. Une certaine idée de l’héroïsme à l’américaine, en somme, mais inversée. Le Héros dans le film de Romero, et tous ceux qui suivront, est précisément celui qui se bat d’abord pour lui-même, éventuellement pour ses quelques proches, dans une conduite tout à fait égocentrée. Dont les conséquences pourront être foncièrement illégitimes et « inappropriées », comme disent les américains. Ainsi en va-t-il du meurtre par Ben de Cooper, lors même qu’en fait, c’est bien ce dernier qui avait raison : il n’est pas possible de quitter cette maison…

Ainsi à la fin du film, Ben reste-t-il le seul survivant à faire face à la horde de morts-vivants. Il a tué la famille américaine, les Cooper, père – deux fois ! -, mère et fille. Il s’est affranchi de l’American way of life, mais pour se retrouver piégé à l’endroit même où se terraient ses contradicteurs. Il n’y a pas d’échappatoire, semble souligner Romero : vous êtes ce que vous combattez, voilà la vraie morale de l’(H)istoire. Souvenons-nous de l’année de réalisation du film, 1968, et des évènements auxquels avaient à faire face l’Amérique profondément divisée de l’époque – mais a-t-elle jamais été réellement « unis », cette Amérique réelle ?

Lorsque la scène ultime du film, seule séquence hors du huis-clos, nous montre la traque aux morts-vivants par les milices populaires américaines, on entrevoit la fin de l’histoire, et la morale du récit, à cent lieues de tout happy end : cette foule implacable et insensible n’est désormais plus seulement celle des morts-vivants, mais aussi celles de ces héros américains traditionnellement célébrés, qui sont parmi nous, qui sont nous-mêmes. Ben, s’il est un survivant, n’en demeure pas moins isolé, et ne pourra se faire reconnaître parmi les « siens ». Exécuté d’une balle en pleine tête lors qu’il n’a pas même eu le temps d’appeler à l’aide, il est traité à l’égal de ces foules de zombies désormais retournés à leur condition de pauvres hères qu’il faut simplement nettoyer. « Clear ! », semble, à la toute fin du film, nous adresser le shérif, seul authentique héros américain, décomplexé et professionnel. Au service légitime de la communauté, quant à lui (1) ! Difficile de terminer de manière plus désespérante…





(1) Le fait que 40 ans plus tard ce shérif s’appelle Rick Grimes et ait pris la place de Ben, voilà qui n’est pas sans intérêt quant à l’évolution du genre, et éventuellement quant à celle de l’Amérique…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire