On a sûrement tout dit au sujet de ce film, œuvre
essentielle du cinéma de genre, et origine d'une postérité probablement sans
pareille. On pourrait évoquer là l'une de ces Jocondes du cinéma, à l’instar de
quelques autres films déjà traités dans ces colonnes, qu’il semble désormais
impossible à regarder sans avoir à s’appuyer sur tout le poids de leur
descendance. Mais en réalité, si l’on veut aller de ce côté, il faudrait plutôt
envisager le film de Romero dans une analogie non au fameux sourire énigmatique
de Mona Lisa, mais bien plus au LHOOQ de Duchamp, Joconde déjà fortement
subvertie.
Ce qui est d’emblée saisissant lorsque l’on revoit cette Nuit
des morts-vivants, c’est à quel point la totalité des motifs du genre est
déjà présente, dans une économie de moyens de production et de narration
pourtant très marquée par la pauvreté. La grammaire filmique confine à
l’amateurisme, le jeu des comédiens à l’approximation, les faux-raccords sont
nombreux, l’éclairage changeant, le son presqu’inaudible. Nous sommes en pleine
série B, cette catégorie de cinéma à la production aussi rapide et peu coûteuse
que son exploitation, et peut-être pas si loin du Plan 9 from outer space d’Ed Wood, de près de dix ans antérieur. Romero
ne l’a d’ailleurs jamais nié : s’il a décidé avec quelques camarades de
produire un film d’horreur, c’est bien parce que son économie misérable s’y
prêtait. Quant au récit lui-même, nous évoquions avec Ex Machina une
guerre d’extermination à l’échelle domestique : cette forme de récit qui met en
jeu ni plus ni moins que la fin du monde à l’échelle d’une simple maison, avec
ses unités de lieu, de temps et d’action, c’est dans cette Nuit des
morts-vivants qu’elle trouve l’une de ses expressions les plus complètes. A
l’exception de la scène du cimetière au début du film, toute l’intrigue se noue
autour de ce lieu familier que ne parviendront jamais à quitter les
personnages.
J’ai déjà dû le dire durant quelque autre automne du Train
Fantôme, la figure du Zombie repose sur sa pauvreté, consubstantielle à tous
ses développements esthétiques. Le zombie n’est rien d’autre qu’une privation de tout caractère : ni
vivant, ni mort, ni individu, ni société, il n’existe que par son indigence. Un
misérable à qui même la mort est refusée et qui n’a comme seul horizon qu’une
fringale à jamais inassouvie. Du point de vue du cinéma, tout le monde peut
incarner un zombie, il suffit de se faire déguenillé, claudiquant et pantois.
Un clochard qui tourne au croque-mitaine, un décédé social qui nous renvoie
l’image de notre possible déchéance, voilà ce qu’est aussi visuellement le
zombie. Tous les maquillages du monde pourront souligner la putréfaction des
visages et des corps, jamais au fond autre chose que cette corruption de
nous-mêmes ne nous touchera dans cette figure : nous sommes eux, ils sont
nous, mais en version dégradés – comme on pourrait presque le dire d’une
couleur, d’ailleurs.
Que le héros de l’œuvre séminale de Romero se trouve être,
en 1968, un personnage noir, incarnant l’américain, non moyen, mais bien alternatif, celui de cet autre Amérique,
encore invisible dans son roman national - qui aux Etats-Unis est un
film ! -, voilà qui oriente d’emblée le genre sous l’angle social. Si le
film s’ouvre par le récit de Barbara et Johnny, frère et sœur blancs de la
classe moyenne venus un peu indifférents fleurir la tombe de leur père, dès
lors que l’intrigue se noue, nous nous séparons de Barbara, devenue elle-même
aussi apathique que les morts qui l’ont attaquée, pour nous attacher à Ben, ce
routier prolétaire brutalement coincé là, dans un endroit qu’il ne connaît pas,
au milieu de gens qu’il n’a jamais vus, et qu’il va lui falloir dominer pour
simplement survivre. C’est que ce Ben n’est pas spécialement sympathique, il a
le sens de ses intérêts, et sa confrontation avec l’autre mâle dominant de la
bande, le très yankee Cooper, va se terminer dans l’opposition et la violence
de classe, autre figure obligée du genre : si les zombies appartiennent
désormais tous à la même « espèce », les vivants quant à eux
continuent d’imaginer des catégories pour leurs égaux qui permettent
précisément d’en faire leurs « inégaux ».
Ainsi, Ben, Cooper, Tom ou Judy suivent-ils leurs seuls
intérêts, qui parfois se rejoignent, parfois se contredisent. Ces
contradictions débouchent sur la violence, seul horizon de ces individus qui ne
parviennent jamais à se subsumer en un groupe. C’est, au-delà de la dimension
sociale du film, son apport éminemment politique : comment agir
ensemble ? Est-ce même possible d’envisager une telle action, quand ce qui
nous sépare semble incommensurable à ce qui nous unit, quand bien même
s’agit-il juste de survivre ? D’une certaine manière, on pourrait
considérer que le zombie est l’épouvantail foncièrement américain, en ce qu’il
est le monstre démocratique par
excellence. Il est cet ogre sans qualité qui n’existe que par la multitude. Ni
aristocrate sanguinaire, ni cannibale barbare, ni père-fouettard autarcique, il
est d’abord et avant tout une foule, implacable et insensible, qui n’abandonne jamais son but,
quand bien même elle se trouve décimée. Une certaine idée de l’héroïsme à
l’américaine, en somme, mais inversée.
Le Héros dans le film de Romero, et tous ceux qui suivront, est précisément
celui qui se bat d’abord pour lui-même, éventuellement pour ses quelques
proches, dans une conduite tout à fait égocentrée. Dont les conséquences
pourront être foncièrement illégitimes et « inappropriées », comme
disent les américains. Ainsi en va-t-il du meurtre par Ben de Cooper, lors même
qu’en fait, c’est bien ce dernier qui avait raison : il n’est pas possible
de quitter cette maison…
Ainsi à la fin du film, Ben reste-t-il le seul survivant à
faire face à la horde de morts-vivants. Il a tué la famille américaine, les Cooper,
père – deux fois ! -, mère et fille. Il s’est affranchi de l’American way of life, mais pour se retrouver piégé à
l’endroit même où se terraient ses contradicteurs. Il n’y a pas d’échappatoire,
semble souligner Romero : vous êtes ce que vous combattez, voilà la vraie
morale de l’(H)istoire. Souvenons-nous de l’année de réalisation du film, 1968,
et des évènements auxquels avaient à faire face l’Amérique profondément divisée
de l’époque – mais a-t-elle jamais été réellement « unis », cette Amérique
réelle ?
Lorsque la scène ultime du film, seule séquence hors du huis-clos,
nous montre la traque aux morts-vivants par les milices populaires américaines,
on entrevoit la fin de l’histoire, et la morale du récit, à cent lieues de tout
happy end : cette foule implacable et insensible n’est désormais plus
seulement celle des morts-vivants, mais aussi celles de ces héros américains
traditionnellement célébrés, qui sont parmi nous, qui sont nous-mêmes. Ben,
s’il est un survivant, n’en demeure pas moins isolé, et ne pourra se faire
reconnaître parmi les « siens ». Exécuté d’une balle en pleine tête
lors qu’il n’a pas même eu le temps d’appeler à l’aide, il est traité à
l’égal de ces foules de zombies désormais retournés à leur condition de pauvres
hères qu’il faut simplement nettoyer. « Clear ! », semble, à la
toute fin du film, nous adresser le shérif, seul authentique héros américain,
décomplexé et professionnel. Au service légitime de la communauté, quant à lui (1) ! Difficile de
terminer de manière plus désespérante…
(1) Le fait que 40 ans plus
tard ce shérif s’appelle Rick Grimes et ait pris la place de Ben, voilà qui
n’est pas sans intérêt quant à l’évolution du genre, et éventuellement quant à celle de
l’Amérique…
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