Quand
?
Matthias:
C’est certainement l’un des ressorts narratifs très fort de ce film : il
n’y a aucune ambiguïté quant au personnage de tueur psychopathe interprété par
(le génial) Rutger Hauer. Dès les premières minutes du film, on sait qu’il est
un fou sanguinaire, pas besoin d’un long suspens à la Duel, dont
pourtant le film pourrait être une réplique, pour admettre la perversité de ce
personnage d’auto-stoppeur aussi mystérieux qu’increvable. Dès la douzième
minutes du film, on peut ainsi croire que ça y est, non seulement on a connu
ses motivations (le goût du sang), mais on s’en est déjà débarrassé. Le film
commence presque ainsi par ce qui pourrait constituer sa fin - et d’ailleurs,
la mort (presque) définitive du personnage interviendra à l’issue du film de la
même manière - il est violemment projeté hors de l’habitacle du véhicule. Sauf
qu’entretemps, les choses auront largement eu l’occasion de dégénérer pour Jim
Halsey, le malheureux jeune chauffeur en transit entre Chicago et San Diego.
Nous sommes certes tout entier avec lui durant le film, qui tente non seulement
de protéger sa vie contre le psychopathe qui le pourchasse, mais aussi sa santé
mentale dès lors que son persécuteur « inocule » entre eux deux un
lien intime qui est certainement le véritable enjeu du film. La beauté virile
et néanmoins ambivalente du blond Hauer participe de ce trouble jeu sadomasochiste
que le jeune Jim expérimente à son corps défendant. Il y a bien sûr quelque
chose du jeu du chat et de la souris dans ce film, et c’est sans doute ainsi,
dans une version toute « féline » qu’entend interpréter son rôle le
Hollandais farouche, qui à l’image de son totem compte certainement plusieurs
vies ! C’est aussi que ce personnage d’autostoppeur est une pure abstraction de
cinéma, une allégorie du mal qui s’abat sans sommation et transforme ses
victimes jusqu’au plus profond, jusqu’à en faire eux-même des bourreaux. Je le
disais à propos de La nuit des morts-vivants, il y a tout un cinéma
américain dans lequel le héros devient ce qu’il combat. Ce Hitcher en
est une occurrence tout à fait remarquable, dans sa sécheresse et ses
ambiguïtés. Un road-movie que l’on pourrait simplement considérer comme
« survivaliste » mais qui pousse l’équivoque de ce genre beaucoup
plus loin que la plupart des « produits » générés habituellement.
Nulle justification de la violence dans Hitcher, simplement une spirale
qui confine au vertige.
Chef de Gare: La première fausse mort de l'auto-stoppeur,
qui intervient dès le début du film, est effectivement l'occasion pour le
cinéaste de poser le principe du personnage: il est invincible. Le cinéaste
insiste bien sur l'immobilité du corps, étire la durée de son inconscience
pour, déjà, troubler les repères temporels, avant de le montrer se relever
comme si de rien n'était. Exactement comme à la fin, tu le soulignais,
lorsqu'il se remet debout après que Jim lui ai roulé dessus. Une des très
nombreuses images littérales de ce film, dont le sous-texte homosexuel est
assez incroyable. Hitcher est incontestablement un de ces films, dont, une fois
passée la première disparition du méchant, on s'attends ensuite constamment à
ce qu'il se relève de tout. Mais- et c'est là que je me démarquerai un peu de
ce que tu dis- c'est aussi parce que l'enjeu du rapport entre les personnages
n'est pas du tout la question de la survie de l'un ou de l'autre. Pour moi, Hitcher n'est pas du
tout un survival. Pour le dire crûment: c'est l'histoire d'une initiation
sexuelle, d'un jeune homme au seuil de sa vie d'adulte, qui est présenté comme
passif, par un aîné violent, qui ne cesse de lui dire: je vais te prendre quand
j'en aurai envie, tout ce que tu peux faire- et c'est ce dont je rêve- c'est de
me prendre encore plus fort.
Comment
?
Matthias:
L’autostoppeur est « indestructible » en tant que tel. Du moins
tant que Jim ne l’a pas admis. Et l’admettre signifie non pas le mépriser, mais
lui reconnaître toute sa puissance. On peut penser que l’histoire s’arrête pour
Jim lorsqu’après lui avoir craché dessus dans le commissariat, il le laisse
partir pour la prison d’Etat sous bonne garde policière. C’est alors
qu’intervient le dernier retournement du récit, qui n’a que faire à ce moment
de tout réalisme : Jim ne peut plus se séparer de son bourreau. Il décide de
voler son véhicule au policier qui pourtant lui a enfin reconnu ses droits, et
par là de se remettre en situation difficile, pour retrouver l’autostoppeur
dont il sait qu’il va parvenir une fois encore à se sortir de la situation
apparemment terminale dans laquelle il s’est d’ailleurs lui-même mis. Il y a
comme une « intrication », presque au sens quantique du terme, entre
les deux personnages : l’un interagit sur l’autre nécessairement. C’est dès
lors que cette interaction est admise par Jim que le récit peut se conclure :
ils ne sont plus qu’un seul personnage et dès lors le duel tant attendu peut
avoir lieu. Celui-ci rejouera la première rencontre, mais dans l’intervalle,
l’un des deux personnages a profondément évolué, et le personnage de Rutger
Hauer pourrait dire à son « protégé », à l’instar d’un autre fameux
méchant increvable et charismatique du cinéma de genre : « My child, you
have come to me my son. For
who now is your father if it is not me?».
Chef de Gare: Je t'avoue que j'ai du mal à voir un rapport filial entre Jim et le Hitcher. A la limite
de maître à élève. Tu disais, l'auto-stoppeur ne peut mourir parce qu'il est
une idée. On en a souvent parlé, notamment à propos de Fisher, mais la grande
affaire du cinéma fantastique, en tous cas celui qu'on aime, c'est la
circulation des pulsions. Avec d'une part un cinéma angoissant qui mettrait en
scène la disparition des barrières à cette circulation, qui peut finalement se
faire partout et en tous, et un cinéma rassurant qui organiserait des limites impénétrables à ses pulsions.
Dans le cas de Hitcher, evidemment, les choses seraient plus simples si les
pulsions dont l'auto-stoppeur est l'objet se limitaient à lui, alors sa
disparition définitive sanctionnerait le triomphe du héros. Ce qui est d'autant
plus remarquable dans le film de Harnon, c'est que tout en étant très
américain, il s'inscrit dans le type de fiction angoissante que je
définissais plus haut. le Hitcher
incarne une pulsion qui va s'emparer aussi du héros. Pour revenir à la remarque
sur les rapports entre Jim et John Ryder, ce sont des rapports sexuels. Voir
cette scène incroyable dans le commissariat où Jim vient prendre doucement la
main de l'auto-stoppeur, et tout en la serrant, lui envoie à la figure un
crachat, filmé comme une éjaculation. Et
après, Hauer passe ses doigts avec délectation sur la salive et se
l'étale plus qu'il ne se l'essuie. Comme tu le disais, une pulsion ne peut pas
mourir, et la disparition définitive de Ryder n'est possible que quand le désir
s'est emparé du Jim. Le film est écrit par Eric Red, un mec très intéressant,
qui signe ces années-là une trilogie remarquable: Hitcher, donc, et deux films
de Kathryn Bigelow: Near Dark et Blue Steel. D'ailleurs The Hitcher pourrait tout à fait être un film
de la réalistrice. En tous cas, le personnage de l'auto-stoppeur a
quelque-chose du vampire, aussi par sa sensualité, par sa capacité à utiliser
les flux circulatoires: ici la route, filmée comme une artère !
Pourquoi
?
Matthias: Le personnage de Rutger Hauer est
indestructible parce qu’il est une idée - et une idée est à l’épreuve des
balles ! (autre citation…) Le choix de ne donner aucune psychologie à cet
autostoppeur mystérieux permet toutes les projections, et surtout nous évite
toute rationalisation de ses motifs. Il y a sans doute dans un tel personnage
quelque chose qui résiste à l’air du temps. J’évoquais au sujet de It
Follows la difficulté de « tenir » une angoisse dans forme,
caractère propre du cinéma d’horreur. Nous l’avions également évoqué au sujet
d’Alien ou de The Thing il y a quelque années, quant aux choix
plastiques opérés. Hitcher participe de ce même motif, mais dans sa
narration : l’autostoppeur n’a certes qu’une forme plastique, celle assez
mystérieuse de Rutger Hauer. Mais dans un film à la grammaire assez habituelle
du road-movie, et à celle qui le devenait en 1986 du survival, Robert Harmon
fait le choix de laisser dans l’opacité complète les éléments psychologiques
qui pourraient « en rajouter » à son récit. Pas de raisons, pas de
motifs, pas de psychologie, mais un face-à-face qui va venir se nourrir de toutes
ces carences, jusqu’au dénouement final. Une histoire passionnelle, au fond,
non d’amour, mais d’une haine qui n’est jamais complètement éloignée de la
dévotion. Cette idée, finalement éminemment plastique, et de cinéma
véritablement, n’a pas même besoin vraiment d’un récit. On suit l’histoire de
Jim sans jamais vraiment s’intéresser à la plausibilité du parcours de son
bourreau, toujours là quand il faut, omniscient, voire omnipotent. Une idole
mauvaise et pugnace, à la perversité dynamique, c’est-à-dire qui permet le
mouvement, motif obligatoire du genre du road-movie. Est-ce le wilderness, ce
caractère typiquement américain, qui s’agite là, dans une forme
« pure » ? Quelque chose de l’ordre de notre fascination pour ce pays
construit sur le désert de toute humanité, avec la violence pour premier agent
? Peut-être cet autostoppeur, et sa victime, presque consentante à la fin du
film, ne sont-ils finalement qu’une certaine idée de l’Amérique…
Chef de Gare:.. ou de l'homme. Pour moi, le hitcher ne peut pas
mourir tant qu'il n'a pas fait de Jim un homme. D'ailleurs le début du film
présente le garçon presque comme une image d'épinal americana du teenager tout
juste émancipé: entamant une longue traversée du pays, faisant référence au
bons préceptes de sa maman, tout en prouvant par ses actes qu'il veut se
montrer capable de s'y opposer, et d'un aspect très juvénile. Le début du film est
superbe- le décor du désert est
superbement photographié, mais je ne dirais pas, avec toi, que le film a
quelque chose du road-movie, ni que le paysage y joue vraiment un rôle. Je le
vois plutôt comme un non-lieu, un espace permettant au récit de se déployer à
un niveau presque psychanalytique- les personnages incarnant des pulsions ou
des interdits- le rôle des différents policiers croisés par exemple. Comme dans
la scène, encore une fois incroyable- dans laquelle il laissent tranquillement
Jim négocier la vie de Nash. Et échouer ! Encore une image littéral: Le hitcher
déchire la jeune fille en reprochant au jeune garçon qui aurait du le faire son
impuissance... La puissance de la mise en scène, et la limpidité de ce que les
images nous racontent, en fait, sot si grandes que toutes les invraisemblances
du récit passent comme une lettre à la poste.
Tu dis aussi que le hitcher
permet le mouvement- et donc le road-movie, mais est-ce que le film est une
vraie poursuite ? on a plutôt le sentiment d'un faux mouvement, et que les
personnages, comme dans ces cauchemars où l'on court sur place sans parvenir à
se déplacer, ne font que tourner en rond: les restaus routiers et les stations
essence se ressemblent tous, la route est toujours droite, et la pulsion toujours
tapie dans un coin !
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