lundi 24 octobre 2016

24/31



Sans préavis, le film de Duncan Jones s’ouvre par une publicité tout ce qu’il y a de plus crédible : dans un monde qui ressemble fort au nôtre, les problèmes liés aux énergies fossiles ont été résolus grâce à l’extraction sur la Lune de l’Hélium 3, énergie fabuleuse et en quantité considérable. Ce postulat relève d’une science-fiction « légère » : une telle industrie est d’ores et déjà à l’étude et pourrait bien voir le jour dans les prochaines décennies. La publicité pour Lunar Industries, le conglomérat industriel qui exploite ces réserves, nous raconte donc un monde meilleur, plus propre et plus  équitable, qui « surfe » sur nos propres fantasmes d’avenir, et sur notre propension à avoir foi dans un progrès technologique irrésistible et forcément bénéfique. Ce monde, c’est donc le nôtre, mais dans quelques temps, et partant, un peu meilleur que celui d’aujourd’hui.

Mais derrière l’image lisse de la publicité, il y a le réel de ce labeur de mineur de l’espace. En l’occurrence le quotidien de Sam Bell, astronaute et ouvrier du « pétrole » d’un genre nouveau, embarqué seul pour trois ans de service, sur une plate-forme off shore située sur la face cachée de notre satellite. Machines autonomes et intelligence artificielle s’activent à ses côtés pour permettre la moisson de la précieuse ressource directement envoyée vers la Terre depuis la base lunaire. A l’inverse du mineur de fond, Sam travaille dans une extrême solitude, simple agent de maintenance d’un système quasi-intégralement automatisé. Ici pas de foule de travailleurs, pas de bruit non plus, nous sommes dans le silence spatial, pas de galeries sombres et sales, mais des coursives claires et immaculées. Et pourtant il reste quelque chose de la rusticité de l’antique prolétaire chez ce Sam Bell mal coiffé, mal rasé, à l’allure débraillée, qui n’est pas non plus sans rappeler le hippie négligé. Ce travailleur solitaire ne communique avec ses patrons et avec sa famille que par le biais d’une messagerie vidéo défectueuse, qui ne permet aucune communication en direct. Ce qui ne l’empêche pas de soigner son travail, et de se réjouir d’arriver dans moins de deux semaines à terme de sa mission lunaire. La quille !, voilà ce que s’apprête à fêter Sam lorsqu’un grave accident en module lunaire lors d’une mission de maintenance sur l’un des puits d’extraction le laisse inconscient hors de la base.

Tout ce premier tiers de Moon pose un univers et un personnage – des personnages devront-dire, car Gerty, l’IA de la base en est un à part entière – qui nous est complètement familier. Les rapports sociaux sont évidents, et même si quelques « interférences » nous mettent la puce à l’oreille, le contrat semble clair : un ouvrier achève une mission pour le compte d’un patron, certes pas toujours aussi attentif qu’il devrait l’être, mais enfin cette installation fonctionne, et après tout, rien dans ce monde n’est complètement parfait. Les quelques défauts décelés ici et là, l’allure de Sam, sa lassitude, les anomalies techniques, tout cela participe même de cette confiance que l’on peut accorder à ce microcosme qui n’a pas l’angoissante perfection de la publicité. « Rock’n roll ! God bless America », comme le signe Sam à chacune de ses communications enregistrées pour la Terre. De l’enthousiasme, parfois un peu surjoué peut-être, mais en phase avec le prochain retour sur Terre tout autant qu’avec le juste sentiment de la mission accomplie. 

Lorsque ce bon soldat, auquel l’on s’est tout de suite identifié tellement il semble « normal », se réveille à la suite de son accident dans l’infirmerie de la base, l’histoire semble rebondir. Avant de littéralement bégayer. Dans un premier temps, Sam semble se remettre de son accident – et l’on se demande certes comment il a pu sortir de son module sans aucune aide extérieure. Mais lorsqu’il parvient à leurrer Gerty, chargé de le garder au sein de la base, pour aller en quête de réponse sur la surface lunaire, le doute raisonnable qui participait de la « normalité » du récit se transforme progressivement en paranoïa hallucinatoire. Une scène fabrique brutalement ce sentiment : Sam trouve le module lunaire accidenté, y pénètre et découvre son double, ce Sam que l’on a suivi durant le premier tiers du film. L’effet de surprise du personnage rejoint tout  à coup celui du spectateur. Il n’y a pas un Sam, mais deux. Nous entrons là dans l’inédit !

Et pourtant, ces motifs de science-fiction, nous les avons déjà rencontrés dans l’histoire du cinéma : une IA serviable – par nature – et pourtant parfois inquiétante, qui porte un nom suivi d’un chiffre, Gerty 3000 ; un astronaute isolé dont les occupations principales sont le contrôle d’écrans et l’exercice physique ; une messagerie « indirecte » comme seule lien entre l’exotique demeure spatiale et la Terre-mère éloignée et invisible ; et bien sûr, le personnage qui brusquement se trouve confronté à son double, et ne se l’explique pas. Vous aurez reconnu 2001, l’Odyssée de l’espace, évidente référence de Duncan Jones, mais qu’il s’amuse à subvertir de bout en bout : le film de Kubrick nous racontait une rencontre du troisième type entre l’homme  et une intelligence supérieure, peut-être instigatrice de notre propre émergence, Jones nous raconte la confrontation de l’homme avec l’homme, et sa révolte consécutive : Moon, c’est « 2001, la Révolution de l’espace » ! L’astronaute est devenu prolétaire, et l’homme une machine comme les autres. La parano n’est plus réservée à l’IA défectueuse que l’on finit par débrancher, mais bien à l’ouvrier qui commence à comprendre sa condition, et que l’on liquide régulièrement dès lors qu’il n’est plus utile, ou qu’il devient trop curieux. Avec le clonage, le concept de recyclage a trouvé son parfait achèvement : l’éternel retour du même est assuré, et l’exploitation de l’homme par l’homme devenue enfin une réalité technologique. 

Lorsque le premier Sam se réveille à son tour dans l’infirmerie de la base, pris en charge par Gerty, la même scène que précédemment peut se rejouer à l’identique : mêmes questions, mêmes réponses. Mais un nouvel élément, auquel ne semble pas croire Sam lui-même occupe l’écran : lui-même, à la fois même et autre. La révolution peut commencer. Cette double présence de Sam dans l’image à cet instant n’est pas sans rappeler le motif du fantôme. Un autre est là, qui me regarde et me donne consistance, et je ne sais si c’est moi qu’il regarde, ou moi qui le regarde. Quelque chose se joue dans l’équivoque de cet échange : « je suis l’original », dit l’un des Sam à l’autre. Ils sont les mêmes et pourtant s’opposent l’un à l’autre : lequel est en trop ? Une autre manière d’envisager le problème, et que ne tarderons pas à opérer les deux compères sous l’égide paradoxalement bienveillante d’un Gerty qui, lui, ne fait pas de différence entre les deux, c’est la communauté d’intérêts qu’ils partagent. Plutôt que de sa battre, ce qui se produit lorsque l’un des deux renverse  littéralement l’idole que l’autre s’est construite pour tenir dans ce monde de solitude  - une immense maquette de son village, cet outre-monde inatteignable -, l’alliance entre les deux ouvriers institue une classe sociale qu’il s’agit désormais non seulement de défendre mais même de libérer : ce communisme intégral – ils sont les mêmes et ont donc tout en commun, femme, enfant, souvenirs – ne relève pourtant pas du cauchemar orwellien, mais bien de la fraternité révoltée. La mèche de l’insoumission, c’est Gerty qui l’a allumée, simplement pour « aider » son (ses) hôte(s). Son programme de contrôle s’est subverti en dissidence. La machine est devenue traitre à ses maîtres, dans une version non « frankensteinienne », mais bien révolutionnaire : si les hommes sont des machines comme les autres, alors les machines sont des hommes comme les autres également, et l’union devient possible. Cette version sociale de la révolte des machines ou cette version technologique de la lutte des classes est soulignée par la dernière phrase qu’adresse Sam à Gerty : « nous ne sommes pas programmés, nous sommes des gens », phrase dont on ne sait si elle ne concerne que les exemplaires de Sam ou si elle intègre à sa définition l’IA complice. 


Mais toute révolution a besoin de ses martyrs, et ce motif reprend une fois encore du service dans ce film à l’optimisme ténébreux. Sam 1 se sacrifie pour permettre l’avènement des lendemains qui chantent – c’est-à-dire le « retour » sur Terre de Sam 2. Rien de plus normal néanmoins. Sam 1 se meurt, et son calvaire, programmé par ses propriétaires, participe paradoxalement de la future défaite de ses patrons. Le dépérissement de Sam est l’exacte contrepartie de sa prise de conscience : à l’instar de cette scène où il semble littéralement se prendre la vérité en plein visage comme l’on reçoit un uppercut, il faut que le vieux monde se meure pour être remplacé par un nouveau, dont on ne sait toutefois s’il sera plus juste. La coda qui tente de nous raconter par bribes l’épilogue de cette histoire, referme le film sur une dernière déclaration, d’on ne sait qui, un homme de pouvoir sans doute : « c’est un fou ou un immigré clandestin, dans tous les cas il faut l’enfermer ». L’espoir ouvert par cette lutte des classes du futur ne semble décidément pas devoir se transformer aussi vite qu’on le pensait en happy end du Grand soir. 

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