mercredi 5 octobre 2016

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Régulièrement depuis quelques temps, il nous est fait la promesse de la vie éternelle, ou plus exactement de la fin de la mort, puisque le concept même de vie ne saurait s’entendre sans son revers funèbre. Pour être complet, il faudrait plutôt dire que les spéculations d’un Nick Bostrom par exemple, chantre d’un transhumanisme raisonné - si cela est possible - nous mène vers l’idée d’une « fin » choisie, et qui pourrait prendre différentes formes : biostase, uplaoding de la conscience, clonage, etc. Au fond, rien de bien neuf depuis Mary Shelley : le fantasme de l’immortalité se heurte à de nouveaux sacrilèges, dits désormais anthropiques, qui décidément sont traditionnellement humains, bien trop humains. Deux revers de la même médaille : le créateur et sa créature, l’Homme et le Monstre, qui se décline désormais en autant de robot, androïde, intelligence artificielle, singularité, etc. Mais s’est-on jamais mis à la place de l’immortel ? David, l’AI de Spielberg nous immerge dans une telle conscience, et ce que l’on y découvre, à la place du « monstre », rend tout à coup les choses un peu plus complexes que ce que l’on avait d’abord pris pour un simple outrage à la nature.

                Le film de Spielberg intervient vers le milieu de sa décennie d’or, grosso modo entre La liste de Schindler (1993) et  Munich (2005). Je ne reviens pas sur le bonhomme, j’ai déjà eu l’occasion de gloser à son sujet. La majeure partie des films de ces 10, 12 années de cinéma au plus haut niveau, en dépit de quelques œuvres indigentes, évoque la question du désastre, de la catastrophe, de la ruine. Celles historiques de la Shoah et de la Seconde Guerre Mondiale, celles individuelles de vies en faillite – ainsi même le drolatique Attrape-moi si tu peux repose-t-il sur ce ressort de la fuite en avant -, celles de science-fiction aux résonnances cyber-punks de fin du monde, dont fait partie cet AI magistral. Ce qui lie toutes ces histoires, c’est la présence de la mort, comme dans le voisinage immédiat des personnages principaux, mais qui (presque) jamais n’advient finalement. Ainsi l’avait brutalement, mais justement, formulé Lanzmann : la Shoah, c’est 6 millions de morts, Schindler c’est 1000 survivants. Comme si chez Spielberg, lors même que la mort est son sujet, il  y avait une difficulté extrême à la dire – c’est-à-dire au cinéma à la montrer. Spielberg n’hésite pourtant jamais devant l’horreur d’une situation, mais toujours celle-ci n’est que l’occasion d’esquisser un motif d’évitement : le héros l’a finalement échappé belle ! Ainsi en est-il de la première mort de David, se jetant d’un building de New York, mais pour s’enfoncer lentement dans les flots bleus de l’Atlantique. Cette image d’une silhouette chutant le long des étages d’un gratte-ciel a la même année trouvé une terrible réalité, qui est précisément ce que cherche toujours à fuir le cinéaste lors même que ses capacités plastiques ont presque inventé la grammaire nouvelle de l’immersion au cinéma à partir de Saving Private Ryan

                On peut entendre que l’on fasse reproche de ce mode de narration au cinéma de Spielberg. Après tout, voilà bien une tendance qui se vérifie depuis Duel ou Les Dents de la mer : un bon suspens suppose qu’on puisse bien y rester, et qu’à l’occasion on sacrifie l’un ou l’autre des personnages secondaires… Et peut-être de ce point de vue, n’y a-t-il qu’une différence cosmétique, et éventuellement scandaleuse, entre La Tour infernale et La Liste de Schindler, deux films « catastrophes », rien de plus. A la fin, malgré l’horreur, (presque) tout est bien qui finit bien…

                Mais AI tient une place un peu particulière dans cette décennie du cinéaste. David, son héros obsessionnel, ne veut qu’une chose : vivre à l’instar d’un être humain. Et donc mourir. AI n’est pas ainsi une histoire qui se conclue par la mort de son personnage principale, mais bien le récit de son accession à celle-ci. Bien entendu, il est problématique de déterminer le « vrai » moment de la mort de David à la vision du film. A la fin, lorsqu’il s’endort peut-être à jamais ?  « Mourir… dormir, Dormir ! peut-être rêver »… C’est du moins ce que nous raconte la voix off qui clôt la fable. Mais on pourrait tout aussi bien considérer, au dernier tiers du film, la scène de la rencontre avec son « père », ce créateur à la compassion fort ambivalente, comme le moment de sa mort en tant qu’individualité unique, scène qui se conclue d’ailleurs par un suicide pourtant impossible : David ne peut pas mourir, tout autant parce qu’il est une machine « incassable » ou presque, que parce qu’il existe en tant d’exemplaires que l’un peut sans conséquence remplacer l’autre… Enfin, entre ces deux séquences, il y a cette ellipse, l’une des plus longues du cinéma, durant laquelle 2000 années s’écoulent. L’humanité disparaît dans ce laps de temps, tandis que David, plus obsédé – et inhumain - que jamais, s’abîme dans l’adoration frénétique d’une « fée bleue », vestige d’un autre temps. 

                L’abandon, l’acharnement, l’accomplissement, trois mouvements dialectiques d’une sublimation qui a à voir avec quelque chose de l’ordre du martyr. Ce chemin de croix du petit robot David, « premier » exemplaire d’une nouvelle ascendance, celle des machines, transforme le conte en apologue mystique. David, messie d’une génération 3.0, celle des IA, est ressuscité par des êtres qui ont tout de l’allégorie sépulcrale : de longs spectres sans visage, à la bienveillance éthérée, sur lesquels le réel ne semble plus avoir prise. Dans cet outre-monde du futur, David devient celui qu’il n’a jamais cessé de vouloir être, mais qu’il ne sera finalement jamais que dans ses rêves. 

                Ainsi Spielberg parvient-il finalement à esquiver une fois de plus son grand démon : dans AI, il est question de la mort qui n’est pas la mort, qui est autre chose, qui toujours a à voir avec la vie. Cette dernière journée de David a tout de la Caverne de Platon. Le réel n’y est plus que fantômes et illusions. Mais la parabole se veut chez Spielberg plus cruelle encore : David sait que tout n’est que fantômes et illusions, mais il veut continuer d’y croire, encore un instant, juste un de plus, le dernier, le tout dernier avant que tout ne disparaisse dans le néant éternel.

                Il y a là quelque chose de terrible dans l’histoire qui nous est contée : la fiction, le mensonge, le chimérique est seul ce qui nous « sauve » de la mort. La fin de l’enfance, cette première mort qui laisse toute sa place à l’advenu de la seconde, échéance ultime et indépassable, correspond à ce moment où elle se révèle à nous dans l’instant de sa disparition : nous étions enfants et nous ne le savions pas… Après cela, il ne nous reste plus qu’à adorer les idoles qui nous éviterons de nous souvenir de cet instant. Spielberg, grand enfant, et dernier grand métaphysicien…


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