Régulièrement depuis quelques
temps, il nous est fait la promesse de la vie éternelle, ou plus exactement de
la fin de la mort, puisque le concept même de vie ne saurait s’entendre sans
son revers funèbre. Pour être complet, il faudrait plutôt dire que les
spéculations d’un Nick Bostrom par exemple, chantre d’un transhumanisme raisonné
- si cela est possible - nous mène vers l’idée d’une « fin » choisie,
et qui pourrait prendre différentes formes : biostase, uplaoding de la
conscience, clonage, etc. Au fond, rien de bien neuf depuis Mary Shelley :
le fantasme de l’immortalité se heurte à de nouveaux sacrilèges, dits désormais
anthropiques, qui décidément sont traditionnellement humains, bien trop
humains. Deux revers de la même médaille : le créateur et sa créature,
l’Homme et le Monstre, qui se décline désormais en autant de robot, androïde,
intelligence artificielle, singularité, etc. Mais s’est-on jamais mis à la
place de l’immortel ? David, l’AI de Spielberg nous immerge dans une telle
conscience, et ce que l’on y découvre, à la place du « monstre »,
rend tout à coup les choses un peu plus complexes que ce que l’on avait d’abord
pris pour un simple outrage à la nature.
Le
film de Spielberg intervient vers le milieu de sa décennie d’or, grosso modo
entre La liste de Schindler (1993) et
Munich
(2005). Je ne reviens pas sur le bonhomme, j’ai déjà eu l’occasion de gloser à
son sujet. La majeure partie des films de ces 10, 12 années de cinéma au plus
haut niveau, en dépit de quelques œuvres indigentes, évoque la question du
désastre, de la catastrophe, de la ruine. Celles historiques de la Shoah et de
la Seconde Guerre Mondiale, celles individuelles de vies en faillite – ainsi
même le drolatique Attrape-moi si tu peux
repose-t-il sur ce ressort de la fuite en avant -, celles de science-fiction
aux résonnances cyber-punks de fin du monde, dont fait partie cet AI magistral. Ce qui lie toutes ces
histoires, c’est la présence de la mort, comme dans le voisinage immédiat des
personnages principaux, mais qui (presque) jamais n’advient finalement. Ainsi
l’avait brutalement, mais justement, formulé Lanzmann : la Shoah, c’est 6
millions de morts, Schindler c’est
1000 survivants. Comme si chez Spielberg, lors même que la mort est son sujet,
il y avait une difficulté extrême à la
dire – c’est-à-dire au cinéma à la montrer. Spielberg n’hésite pourtant jamais
devant l’horreur d’une situation, mais toujours celle-ci n’est que l’occasion
d’esquisser un motif d’évitement : le héros l’a finalement échappé
belle ! Ainsi en est-il de la première mort de David, se jetant d’un
building de New York, mais pour s’enfoncer lentement dans les flots bleus de
l’Atlantique. Cette image d’une silhouette chutant le long des étages d’un
gratte-ciel a la même année trouvé une terrible réalité, qui est précisément ce
que cherche toujours à fuir le cinéaste lors même que ses capacités plastiques
ont presque inventé la grammaire nouvelle de l’immersion au cinéma à partir de Saving Private Ryan.
On
peut entendre que l’on fasse reproche de ce mode de narration au cinéma de
Spielberg. Après tout, voilà bien une tendance qui se vérifie depuis Duel ou Les Dents de la mer : un bon suspens suppose qu’on puisse bien
y rester, et qu’à l’occasion on sacrifie l’un ou l’autre des personnages
secondaires… Et peut-être de ce point de vue, n’y a-t-il qu’une différence
cosmétique, et éventuellement scandaleuse, entre La Tour infernale et La Liste
de Schindler, deux films « catastrophes », rien de plus. A la
fin, malgré l’horreur, (presque) tout est bien qui finit bien…
Mais
AI tient une place un peu particulière
dans cette décennie du cinéaste. David, son héros obsessionnel, ne veut qu’une
chose : vivre à l’instar d’un être humain. Et donc mourir. AI n’est pas ainsi une histoire qui se
conclue par la mort de son personnage principale, mais bien le récit de son
accession à celle-ci. Bien entendu, il est problématique de déterminer le « vrai »
moment de la mort de David à la vision du film. A la fin, lorsqu’il
s’endort peut-être à jamais ? « Mourir… dormir, Dormir ! peut-être
rêver »… C’est du moins ce que nous raconte la voix off qui clôt la fable.
Mais on pourrait tout aussi bien considérer, au dernier tiers du film, la scène
de la rencontre avec son « père », ce créateur à la compassion fort
ambivalente, comme le moment de sa mort en tant qu’individualité unique, scène
qui se conclue d’ailleurs par un suicide pourtant impossible : David ne
peut pas mourir, tout autant parce qu’il est une machine
« incassable » ou presque, que parce qu’il existe en tant d’exemplaires
que l’un peut sans conséquence remplacer l’autre… Enfin, entre ces deux
séquences, il y a cette ellipse, l’une des plus longues du cinéma, durant
laquelle 2000 années s’écoulent. L’humanité disparaît dans ce laps de temps,
tandis que David, plus obsédé – et inhumain - que jamais, s’abîme dans
l’adoration frénétique d’une « fée bleue », vestige d’un autre temps.
L’abandon,
l’acharnement, l’accomplissement, trois mouvements dialectiques d’une
sublimation qui a à voir avec quelque chose de l’ordre du martyr. Ce chemin de
croix du petit robot David, « premier » exemplaire d’une nouvelle
ascendance, celle des machines, transforme le conte en apologue mystique.
David, messie d’une génération 3.0, celle des IA, est ressuscité par des êtres
qui ont tout de l’allégorie sépulcrale : de longs spectres sans visage, à
la bienveillance éthérée, sur lesquels le réel ne semble plus avoir prise. Dans
cet outre-monde du futur, David devient celui qu’il n’a jamais cessé de vouloir
être, mais qu’il ne sera finalement jamais que dans ses rêves.
Ainsi
Spielberg parvient-il finalement à esquiver une fois de plus son grand
démon : dans AI, il est question
de la mort qui n’est pas la mort, qui est autre chose, qui toujours a à voir
avec la vie. Cette dernière journée de David a tout de la Caverne de Platon. Le
réel n’y est plus que fantômes et illusions. Mais la parabole se veut chez
Spielberg plus cruelle encore : David sait
que tout n’est que fantômes et illusions, mais il veut continuer d’y croire,
encore un instant, juste un de plus, le dernier, le tout dernier avant que tout
ne disparaisse dans le néant éternel.
Il
y a là quelque chose de terrible dans l’histoire qui nous est contée : la
fiction, le mensonge, le chimérique est seul ce qui nous « sauve » de
la mort. La fin de l’enfance, cette première mort qui laisse toute sa place à
l’advenu de la seconde, échéance ultime et indépassable, correspond à ce moment
où elle se révèle à nous dans l’instant de sa disparition : nous étions
enfants et nous ne le savions pas… Après cela, il ne nous reste plus qu’à
adorer les idoles qui nous éviterons de nous souvenir de cet instant. Spielberg,
grand enfant, et dernier grand métaphysicien…
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