A l’image de Jason Voorhees ou Michael Myers,
respectivement croque-mitaines des séries Vendredi
13 et Halloween - ce que vous
savez si vous avez bien regardé le navrant Scream
du week-end - Carrie White aurait pu devenir l’une de ces figures monstrueuses
et meurtrières, dont le funeste destin fut provoqué par la cruauté de son
histoire : une vengeresse éternelle, de toutes les avanies qu’on lui fit
subir, et qui réplique pour l’éternité en répandant le sang de ses camarades de
jeunesse. Cette postérité n’a pas eu lieu. Carrie est restée le personnage
terrible et déchirant d’une seule occurrence au cinéma – même si celle-ci,
comme passée de mode, connut son remake il y a quelques années.
Pourtant, dès 1976, tous les ingrédients du
« teenage horror movie » étaient là : de jeunes personnages, de
l’âge, suppose-t-on, de leurs spectateurs, des intrigues basées sur l’unité de
lieu sinon de temps du campus de la Highschool de la petite ville locale, la
transgression en matière sexuelle et de mœurs, la question du péché et de la
vertu, la cruauté de rapports sociaux encore entachés du sadisme de l’enfance,
etc. Tout ce que l’on continue de trouver dans tous les exemplaires de ce
cinéma fortement typé, sous-genre qui connut quelques grand’œuvres, et une
myriade de sous-produits à destination du samedi soir, jusqu’à nos jours. Et
d’ailleurs, 1976, c’est aujourd’hui, lorsqu’on regarde Carrie – et que l’on fait toutefois abstraction des coiffures
permanentées ! La crudité d’un certain nombre de scènes, le portrait sans
concession de la plupart des personnages, tout cela me semble d’une actualité
très « inactuelle » pour paraphraser un certain philosophe, et deux
jours après celle du film de Craven, la vision de celui de De Palma m’a rappelé
ce qu’est un grand cinéaste.
De Palma ne s’embarrasse jamais de subterfuge :
ses effets sont visibles, il ne les cache pas et compte sur l’intelligence du
spectateur quant à sa mise en scène pour fabriquer son récit. Lorsqu’il ouvre
le film par une longue scène à l’esthétique très « hamiltonienne »,
de jeunes filles aux douches, il ne cache rien, et surtout pas qu’il prétend
bien faire là une scène érotique, avec ses codes visibles et factices, dans
laquelle le personnage de Carrie nous apparaît expressément en train de se
masturber. Comme à son habitude, il sait jouer du double niveau de sa
représentation : « vous savez très bien décoder ce que je vous
montre, ne faites pas semblant, » semble-t-il nous dire, n’oubliant jamais
qu’il a des spectateurs « devant lui », et qu’il veut d’abord et
avant tout jouer avec eux – après tout, ils sont là pour ça. C’est aussi grâce
à cette intention visible de la mise en scène qu’il opère tout à coup une
rupture dans son récit et provoque l’angoisse. Alors que l’on se repaît du
spectacle de Carrie, du corps nu de Carrie devrait-on dire – on ne sait pas
encore qui elle est, on ne connaît que son apparence de jeune fille ingénue et
lascive dans le même temps –, du sang soudainement se mêle à ses mains
caressantes. En un instant, nous passons de l’onanisme onirique à l’aversion
paniquée : c’est en effet une « petite mort » que connaît alors
la jeune femme, mais qui n’a rien d’agréable. Ses mains couvertes de sang, elle
se précipite hurlante et en larmes vers ses camarades. La nudité charmante de
Carrie nous apparaît alors tout autre : un corps fragile, presque décharné, qui
n’a plus rien d’érotique, et qui semble se vider de son sang. La jeune fille et
la mort - ou tout au moins la peur panique de la mort - voilà ce qu’incarne
alors ce personnage, dès l’ouverture du film figuré sous un motif plastique singulier
et consacré.
Cette « vanité » pourrait déjà fabriquer
l’angoisse et l’horreur propre au genre. Mais aussitôt De Palma va plus
loin : le plus terrible n’est pas cette réduction de la grâce juvénile à
la faiblesse de la chair, mais la réaction que cette prise de conscience
entraîne, et qui redouble le motif de la vanité. Devant la peur de la mort, la
réponse est non seulement l’indifférence, mais plus encore le sarcasme, la
moquerie et l’humiliation. Carrie est un personnage humilié au moment où elle
pense qu’elle va mourir. Vanité, chair, humiliation, nudité, mort… Tout cela
fleure bon le mysticisme, et sa figure la plus courante dans le cinéma qui nous
intéresse : le martyr. Et ce n’est pas peu de dire que toute la première
partie du film nous présente le long chemin de croix de la pauvre Carrie. Une
mère d’emblée présentée comme une illuminée malfaisante, des camarades de
classes aussi stupides que malveillants, des professeurs indifférents et
mesquins… Jusqu’à un logement qui semble n’être qu’un immense grenier sinistre.
Le monde de Carrie sent la Vallée de Larmes à plein nez, et pourtant, je l’ai
dit pour commencer, ce monde, c’est vraiment le nôtre, on le reconnaît sans
aucune hésitation.
De Palma nous fait donc regarder notre réalité avec
des yeux qui ne sont pas les nôtres. C’est depuis la face occulte de cette
Americana puritaine que nous observons une jeunesse dévergondée, en lutte
ouverte depuis peu avec tout ce que cette Amérique séculaire compte d’autorité
désormais délégitimée – et la libération sexuelle étant passée par là, c’est
d’abord et avant tout l’autorité morale et religieuse des églises qui s’est
trouvée renversée. Carrie regarde son environnement depuis l’autre rive d’un
fleuve – le Styx ? - qu’elle a furieusement envie de traverser. Puissance
du conformisme, sans doute, et en creux, critique assez cruelle de la jeunesse
par De Palma : ces jeunes gens obsédés par leur place social au sein de la
communauté scolaire, et pour lesquels la Prom Night, le fameux bal de
promotion, représente le point d’orgue d’une carrière scolaire dont il faut
sortir le plus « populaire » possible, n’ont rien de révoltés, et
apparaissent plus comme des gosses excités par leurs pulsions que comme des
agitateurs véritablement subversifs. Une pique adressée à sa génération de
camarades cinéastes qui pratiquent l’agit-prop en contrepartie de millions de
dollars ? De Palma avait déjà dressé un tel portrait deux ans auparavant
d’un mogul de la musique avec son Swan dans Phantom
of Paradise. Il est sûr néanmoins que ce qui maintient l’actualité du film,
et qui correspond à une certaine tendance du cinéma de De Palma, c’est la
permanence de sa critique mi-amusée, mi-désolée d’une attitude rebelle qui n’en
a que la posture et camoufle d’autres motifs, bien moins éminents en cette
période de contestation « à la mode ». On peut continuer de dire, de
ce point de vue, que 1976, c’est aujourd’hui, les réseaux sociaux électroniques
en plus.
Néanmoins on peut considérer que De Palma ne
réserve pas principalement ses coups à cette jeunesse imbécile qu’il n’hésite toutefois
pas à juger débauchée à certains égards. Le principal croque-mitaine de ce film
d’horreur n’est ni plus ni moins que Jésus-Christ lui-même. Sa statuette aux
yeux phosphorescents dans le placard aux allures de cercueil dans lequel la
mère de Carrie enferme sa fille pour l’obliger à prier dès qu’elle la juge
pécheresse - c’est-à-dire à tout propos – nous est présenté depuis le point de
vue de Carrie. Et cette effigie à trois sous, cette idole pitoyable, a tout du
totem cauchemardesque pour la jeune femme, qui décidément se trouve bien seule
au monde, même sur sa propre rive. Ceux qui lui accordent de l’importance sont
essentiellement ses deux « tourmenteuses : sa mère, magistralement
interprétée par une Piper Laurie terrifiante, dangereusement déséquilibrée
comme nous l’avons déjà vu, et Chris, camarade vicieuse à la limite de la
délinquance, et elle-même qualifiée de « vraiment timbrée » par son
imbécile de petit copain – interprété par un Travolta à l’ai plus abruti que
jamais. Depuis son monde, celui de la folie et de la mort, Carrie regarde donc
le nôtre, qui n’est certes pas bien reluisant, mais qui semble promettre
quelque chose comme la « normalité », cet état de révolte contre la
brutalité de son propre environnement.
La situation intenable de Carrie, ce désir
paradoxal d’émancipation qui passe par la normalisation et la soumission à un
système social qui l’a toujours rejetée, va inévitablement conduire à
l’affrontement de la jeune femme non avec l’un ou l’autre de ses bourreaux,
mais avec le monde entier. C’est toutefois là que le film se fait plus ambigu
et que la question du point de vue de l’histoire qui nous est racontée semble
se « désorienter ». Nous étions avec Carrie, contre sa mère et contre
Chris, deux faces opposées d’une même aliénation mauvaise et marginale. Le
pouvoir télékinésique que se découvre la jeune femme devrait lui permettre de
s’affirmer dans ce monde qui n’est pas le sien et sur lequel elle peut
désormais avoir prise. Il est possible sinon probable qu’aujourd’hui, à
l’instar d’un Peter Parker un peu geek, Carrie pourrait devenir l’une de ces
super-héroïnes à l’alias un peu introvertie mais qui redresse les torts d’une
société nécessairement imparfaite. C’est peut-être oublier un peu vite que la
réalité du regard de De Palma de nos jours la transformerait plus volontiers en
freak asocial et autistique qui finirait sans doute par se faire sauter au
milieu de ses semblables pourtant si lointain. Inactuelle actualité...
Car s’il y a un regard dans lequel Carrie ne
parvient décidément pas à changer, c’est surtout le sien. Alors que le doute
plane tout au long du récit, à nul moment De Palma ne décrit la soudaine
acceptation de la jeune femme par la communauté scolaire toute entière comme
une tromperie pernicieuse. Qu’un certain malentendu débute cette réhabilitation
apparente, certes, l’histoire le raconte certainement. Mais la mise en scène de
De Palma n’identifie jamais le complot de quelques-uns à l’amabilité même
relative de tous. Carrie peut plaire, et à Tommy Ross, le beau garçon du Lycée
en premier lieu. Et même si l’on attend la catastrophe, comme la jeune fille
d’ailleurs, celle-ci aurait pu ne pas advenir si la méchanceté de
quelques-un(e)s ne s’était pas confirmée tout au long du récit. Il est donc
fort probable qu’à la suite du tourbillon littéral d’images de bonheur de la
fin du Bal, qui a vu « gagner » le couple Carrie-Tommy, ce soit le
même maelstrom d’impressions de violence qui s’abatte sur Carrie – et nous
autres spectateurs. Sa mère et Chris ont vaincu, dans une alliance aussi
improbable qu’efficace : Carrie est un freak, Carrie restera un freak. La
jeune femme leur donne tragiquement raison. Et de phénomène de foire, elle
devient monstre sanguinaire. Sa fameuse silhouette couverte du sang de cochon
que Chris vient de lui balancer devant tous, la « costume » à l’égal
de la cape du super-héros, mais en un sens complètement inverse. Nous
retrouvons là la jeune fille et la mort, en une seule personne qui incarne
désormais tout autant le martyr que le châtiment surnaturel : dans une séquence
qui renvoie bien entendu à l’ouverture du film, le sang du péché a envahi tout
le personnage, et débordant de lui seul, se répand sur tout son environnement.
Le split-screen oppressant qu’utilise De Palma, à la suite des longs plans
séquences de la soirée de félicité, découpe l’espace en autant de tortures
assénées à chacun, mises en scène par la démiurge déchainée de cette fin de
soirée. C’est en laissant libre cours à son pouvoir que Carrie se condamne
donc, et s’exile définitivement sur sa rive. La mort de Chris, brûlée vive,
puis surtout de sa mère, horrifique madone au couteau qui comme Chris a tenté
de la supprimer, s’accompagne naturellement de celle de la jeune femme, dont le
rouge à lèvres, accessoire cosmétique de la Prom Night, s’est transformé en
filet sanglant au moment de sa mort. Même lorsqu’elle se fait belle, Carrie ne
parvient donc pas à échapper au péché et à l’horreur sanguinaire.
La mort de sa mère nous a également ramené au début
du film : à l’extase initiale de la jeune femme correspond dans ces
dernières séquences du film celle de l’agonie de la mère, littéralement
crucifiée par sa fille à l’aide d’instruments domestiques, et qui succombent en
expirant comme de plaisir, dans un martyr qui a tout de l’orgasme. Ce
détournement de l’imagerie religieuse d’une part, et adolescente d’autre part,
fabrique tout au long du film une œuvre qui reste encore aujourd’hui
dérangeante, et qu’on ne retrouve que très rarement dans le cinéma d’horreur à
destination des jeunes. Peut-être est-ce pour cette raison que Carrie n’a pas
connu la postérité d’autres croque-mitaines précédemment évoqués. Trop
tragique, trop dérangeante – Carrie brûle en Enfer, et c’est plus rassurant
ainsi.
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