Une guerre mondiale peut se
dérouler entre trois ou quatre personnages, dans l’huis-clos de coursives
souterraines. Nul besoin d’explosions
baroques ou de glorieuses chevauchées, la bataille qui va décider du monde peut
se contenter d’un geste, d’une volonté, d’une émotion. Nous l’avions déjà
évoqué au sujet du The Thing de
Carpenter : l’issue du film n’était rien de moins que l’apocalypse du
genre humain. Un dernier regard entre les deux survivants suffisait à nous
renseigner : c’en était fait de l’humanité, elle ne pourrait se défaire du
poison de défiance qui allait désormais se répandre comme la pire des pestes.
Dans
Ex Machina, ce n’est pas la menace
extra-terrestre qui prend le pouvoir, mais la créature que l’homme vient
d’enfanter : cette fameuse singularité technologique, ce
« monstre » informatique du XXIème siècle, qui en l’occurrence prend
les traits tout à fait gracieux d’Alicia Vikander. Son concepteur, le génial et
mégalomane Nathan, formidable Oscar Isaac et pastiche à peine parodique d’un
Larry Page ou d’un Steve Jobs, comprend mais un peu tard que son hubris ne
réside pas dans le fait d’avoir créé la machine qui va le détruire, mais
d’avoir fait de son frère humain, le jeune Caleb, ce « dude » qui
partage sa vie depuis une semaine, l’allié de son ennemi. Car les relations
entre le créateur et sa créature sont d’emblée envisagées sous l’angle de
l’affrontement. Caleb, l’invité, n’est introduit dans ce duel que comme
l’instrument d’une bataille décisive : c’est par son entremise, et sa
manipulation par les deux adversaires, que va se régler le sort de cette partie
d’échec, dont le perdant verra son existence, ainsi que celle de tous les
siens, réduite à néant. Une guerre d’extermination, à l’échelle domestique.
Mais n’est-ce pas plus terrible encore de réaliser que c’est bien de ceux qui
nous sont le plus proches que peut venir la plus redoutable opposition ?
C’est
l’expérience que vont faire, chacun de leur côté, Nathan et Caleb, les deux
humains de l’histoire. Le premier en constatant que ceux sur lesquels il
pensait exercer tout son contrôle, Caleb et l’androïde de « service »
Kyoko, double encore imparfait d’Ava, se sont rebellés contre lui, Caleb en
réalisant que l’amour qu’il porte à Ava, s’il a pu croire qu’il était réciproque,
lui a fait commettre l’irréparable, en pure perte : cet amour n’est pas
partagé, et ne l’a jamais été. Nathan, Caleb et Ava ont tous trois badiné
pendant cette semaine que dure l’histoire, mais les enjeux sont trop importants
pour tous, et c’est finalement d’une joute à mort qu’il est question dans ce
dernier quart du film.
Jeu
de questions/réponses basé sur les entretiens journaliers entre d’une part Ava
et le nouveau venu, sous l’œil voyeur de Nathan, et d’autre part Caleb et son
hôte, le film nous a entrainés dans son labyrinthe cognitif : qu’est-ce
qui fait le réel, son sentiment, peut-être son illusion ? Qu’est l’essence
de l’homme, par opposition à la machine ? Les androïdes rêvent-ils de moutons
électriques ? pourrions-nous malicieusement ajouter. Nous ne sommes plus
seulement dans la Caverne de Platon, nous sommes ceux qui tentent de décrire
cette caverne, et d’imaginer les ombres se mettre à vivre, enfin. Et nous
avaler.
Nathan
le souligne : les hommes ne sont déjà plus que les fossiles qu’observerons
bientôt ces nouveaux sujets cybernétiques de leur regard détaché d’intellect
supérieur et apathique. Il ne croit pas si bien dire… La guerre a déjà
commencé, et l’enjeu est le ralliement à un camp ou à l’autre de notre regard
de spectateur, à travers celui de Caleb. Bien entendu, c’est là que se situe la
plus grande manipulation, celle des auteurs de cette histoire : donner à
la froideur computationnelle de l’IA les attraits physique d’une belle et jeune
femme, même réduite dans la plus grand partie du film à ses mains et son
visage, voilà qui nous renseigne d’abord sur la meilleure façon de nous tromper,
nous-autre spectateurs. Du corps, frais et dispos, littéralement, voilà ce qui
nous met en confiance et nous dispense d’observer plus finement. L’amour, le
désir, tout ceci n’est que stimuli physiologique, et il est décidément aisé de
tromper son monde pour un fabuliste un peu insolent qui connaît l’Homme, animal
avant toute chose.
Tout
ceci pourtant se présentait d’abord comme une expérience de pensée et se
traduisait formellement par un dispositif tout à fait à l’avenant :
hypothèse, expérience, observation. Nathan l’explique à Caleb au début du
film : le « bunker » de bois et de verre dans lequel ils
s’enferment, au milieu de cette nature préservée et sauvage, est d’abord et
avant tout un laboratoire, un espace conçu pour ce type d’examen. On pourrait
ajouter qu’il s’agit aussi d’un véritable studio de cinéma !, tant les
caméras quadrillent l’habitat et fabriquent un espace mental aussi froid et
transparent qu’une lame de verre pour microscope, exact inverse des beautés
naturelle sur lesquelles s’ouvre le film. Dans ce labyrinthe pour souris
humaines et électroniques, quelque chose résiste pourtant. Nous sommes dans un
film de genre, et même si le discours de science-fiction est d’une rationalité
tout à fait juste et toujours souhaitable dans ce type de hard-SF, l’expérience
de pensée tourne vite à l’expérience hallucinatoire – la pensée, celle de
Caleb, la nôtre, va pouvoir alors se laisser aller à l’affolement, amoureux,
paniqué, aliénant. Si Nathan nous est d’abord apparu comme un artiste démiurge
un peu extravagant, au contact de plus en plus pressant d’Ava, il va finir par
se transformer dans notre regard en dangereux savant fou paranoïaque, et
rejoindre la cohorte de ses aînés depuis le bon docteur Frankenstein. Mais tout
cela va plus loin encore. Si Ava nous est d’abord apparue comme une étrange
créature de silicium, entre transparence et fragilité, à la démarche hésitante
– tout le contraire en somme de Nathan -, elle va finir par se révéler à nous
dans toute la beauté de sa nudité nouvelle, dont elle s’habille pour finir, à l’inverse d’un être humain. Cette séquence,
à la fois fortement érotique dans sa forme, et néanmoins très signifiante quant
à l’économie générale du récit, concours au renversement de perspectives qui
oriente toute la mise en scène du film, et qui a trouvé son point d’orgue lors
de la scène de la mort de Nathan.
Du
meurtre de Nathan, devrait-on dire. Une courte scène nous a présenté, en
vitesse accélérée, procédé singulier, à l’inverse du rythme global de la
narration, les bandes vidéo de la mémoire du cerveau-laboratoire. Le film
qu’a alors avisé Caleb s’est avéré être
d’horreur, et son personnage principal, Nathan, le maniaque obsessionnel et
tortionnaire que l’on craignait bien qu’il fût. Réaliser que son ami torture
des femmes, voilà qui dégrise
brutalement. La crudité presqu’adolescente des propos échangés précédemment s’éclaire
sous un nouveau jour, bien plus cruel, qui fait de Caleb le complice
involontaire d’horreurs indicibles.
Très
probablement a-t-on déjà accepté à ce moment, non seulement la fuite de Caleb
et d’Ava, mais aussi la punition de Nathan, sans savoir la forme qu’elle pouvait
prendre. Lorsque, quelques temps plus tard, celle-ci adviendra sous la forme du
meurtre froid, presque « doux », perpétré par Kyoko et Ava, chacune à
son tour pénétrant langoureusement le créateur d’un long couteau qu’elles
s’échangent, nous sommes tout de même surpris, à l’instar de la victime de ce
parricide. Par la violence tranquille de la scène, par son évidence, et surtout
par sa sensualité indéniable, même étrange. Lors même que les machines sous la
peau synthétique sont désormais à « nue », nous ne pouvons nous empêcher
d’éprouver une forme d’attirance pour ces créatures. Cette attraction nouvelle
ne dure pourtant pas. Nous réalisons aussitôt, avec Caleb, qu’elles se fichent
bien de ce que nous pouvons penser d’elles. Comme Nathan se fichait bien de ce
qu’elles pouvaient penser lorsqu’il les tourmentait pour la gloire de la
science.
Lorsqu’Ava,
à la suite de son meurtre, s’habille de la chair de ses malheureuses aînées,
elle n’a ni pour elle, ni pour Caleb le moindre regard : ce n’est
qu’elle-même qu’elle admire, dans une séquence d’auto-érotisme qui nous prend à
témoin, mais nous laisse certes sur notre faim…
La prétendue empathie qui semblait exister entre elle et Caleb s’est
définitivement évanouie. Le robot est un homme comme les autres - surtout si
c'est une femme, semble, amer ricaner Nathan depuis son corridor entre deux
mondes... Et tandis qu’Ava évolue enfin, dans le sens presque darwinien de ce
terme, dans les rues de Londres, à l’épilogue du film, ce ne sont plus que des
fantômes d'humains qu’elle contemple. Les ombres et reflets des passants sur la
chaussée sont déjà les fossiles précédemment décrits par Nathan. Il n’y aura
pas de réconciliation finale dans la mort. Les robots ont déjà gagné. La
Caverne s’est inversée, ce sont les ombres qui regardent les vivants.
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