Quand
?
Matthias:
Quand on cherche un méchant increvable, avec Annie Wilkes on peut dire
qu'on l'a trouvé ! On s'en doute un peu dès le début du film, lorsque Paul
Sheldon se réveille chez l'infirmière acariâtre, et que celle-ci
"nous" regarde avec le visage avenant et néanmoins rustre de Kathy
Bates, ça va pas être si facile de sa faire comprendre de cette plouc forcément
un peu lente à la comprenette... Il y a quelque chose d'assez typique de ce
cinéma dit "survival" dans ce film d'horreur assez balourd, et
franchement complaisant. L'Américain civilisé, c'est-à-dire urbain, cultivé, le
plus souvent riche, et en l'occurrence reconnu, s'y trouve toujours ramené à
l'état qui devrait être le sien si la fortune ne lui avait pas souri. Peler
toutes les couches du citadin forcément privilégié, voilà quel semble être la
mission de ces psychopathes campagnards aux pulsions finalement toutes "normales",
voire même légitimes dès lors qu'il s'agit d'obtenir le juste retour des choses
: profiter enfin de leur part de ce rêve
américain qui leur semble refusé depuis si longtemps. En l'occurrence, pour la
solitaire Annie, non seulement enfin faire la connaissance de son auteur
favori, et pouvoir se déclarer sa "plus grande fan", mais encore prendre soin de lui comme on
s'occupe d'un enfant chéri. De la bienveillance, de l'attention, de l'amour,
quoi de plus américain au fond ? Mais cet amour s'il est parfois maladroit,
puise sa légitimité, et son éventuel excès, dans l'authenticité d'un sentiment
qui n'a rien de calculé. C'est là semble-t-il qu'il existe une différence
fondamentale entre la ville et la campagne : nulle arrière-pensée ou manigance
dans le sentiment fruste et sincère d'Annie, de l'amour et rien de plus. Si
l'on juge cette histoire à l'aune de son point de vue, et que l'on met de côté
un instant son passé psychiatrique, il est peut-être assez normal finalement
que la garde-malade se transforme en harpie : après tout, son protégé tente de
la tuer, ni plus ni moins. Et si c'était Annie qui avait raison ? Non content
de la droguer, ou du moins de tenter de la droguer, il la torture en menaçant
de brûler l'ouvrage qu'il vient d'écrire et qui pour Annie a valeur de
véritable Bible. C'est que les personnages inventés par Paul, elle y croit plus
qu'à ceux du monde réel, la Annie ! Un peu comme nous, quoi... Franchement, si
l'on devait s'identifier un peu honnêtement à un personnage dans ce film, cela
devrait plutôt être Annie que son "bourreau" ! Bien entendu, rien de
ces audaces dans la mise en scène plan-plan de Rob Reiner qui dès les premières
scènes ne cache rien de ce qu'il suppose être notre connivence avec Paul. On
sait donc dès le début, aussi parce qu'on connaît les codes du genre, qu'il va
lui falloir une bonne dose de résistance et d'inventivité pour devenir plus
sauvage que son bourreau, et retourner la légitimité à son profit : vive la
violence qu'on vous fait subir, elle vous autorise à en exercer une plus grande
encore...
Chef de Gare: Quel emportement ! Pas sûr que
j'arrive cette fois à raccrocher tous les wagons avec toi, camarade. Le moment
où l'on pense qu'Annie est sur le carreau pour de bon, c'est quand Paul, pour
lui échapper, l'envoie s'écrabouiller la tête sur sa machine à écrire. Tout un
symbole, hein, dans ce film transparent, ou tout est appuyé, surligné, et
répété. Misery, c'est le mètre-étalon du thriller à mémère. Du coup, vu le
public visé, on peut imaginer qu'ils y a eu des spectateurs pour croire qu'elle
y était vraiment restée, sur le tranchant de sa Royal 10.
Quand à savoir
s'il faut voir dans la lutte de l'un et de l'autre une image de stéréotypes
structurant la société américaine, entre intello à qui il faut faire
redécouvrir les vertus des bonnes vieilles valeurs de nos ancêtres, et bigots
ruraux coincés dans leurs névroses, je te laisse la responsabilité de tes
propos. Déjà parce que Paul ne colle pas si bien au stéréotype de
l'intellectuel timoré, il est assez sportif, il se retire à la campagne suivi
le même rituel chaque année, avec sa vieille bagnole, et un habitant du cru souligne bien combien il a su rester
un gars simple.
Quant à Annie,
ce n'est pas non plus la fermière des grands espaces: infirmière, elle se
retrouve plus ou moins sans activité-- on comprendra pourquoi: elle a
visiblement zigouillé des bébés de la maternité dont elle avait la direction. Du
coup, vu ce que Reiner lui colle sur le dos, comment Kathy Bates l'interprète, et
le grand angle peu valorisant presque constamment utilisé par Barry Sonnenfeld
pour la cadrer, je ne vois pas bien comment on pourrait être invités à
s'identifier à cette ogresse. C'est même ce qui m'a le plus gêné dans le film:
le regard impitoyable, moqueur et condescendant porté sur ce personnage, malgré
cette scène assez belle, mais trop outrée -Bathes n'est vraiment pas à la
hauteur- dans laquelle Annie laisse percevoir une certaine conscience de la
folie. Non s'il y a une ligne tracée dans le film, je la vois plus séparant les
"tarés" de nous, que des rats des villes de rats des champs.
Comment
?
Matthias:
Le film se déroulant quasi-intégralement dans la chambre où Paul est retenu
par Annie, parvenir à fabriquer un suspens autour de l'endurance de la mégère
ne va pas être si facile. L'interprétation de James Caan parvient à tromper
notre ennui. L'acteur n'a jamais l'air aussi sauvage qu'il le devrait, et ne
parvient pas vraiment à se débarrasser de son côté affable et sympathique. On
se doute bien qu'il s'agit là de nous mettre de son côté, mais tout de même
quelque chose résiste à cette simple intention, et participe un peu de
l'empathie que l'on ressent pour le personnage - et partant d'un certain
malaise lorsqu'il s'agit pour lui de forcer sa nature pour tenter de se
débarrasser de cette femme qu'il ne parvient finalement jamais à haïr
complètement. J'imagine que pour un certain nombre de spectateurs, Paul
apparaît ni plus ni moins comme une fiotte incapable de détermination dans son
geste criminel - et c'est bien à ce caractère indécis qu'Annie doit sa survie
lorsqu'il tente de la tuer une première fois. Ce n'est donc que justice qu'il
ait à s'y reprendre à plusieurs fois, pour se "libérer" enfin de cet
être civilisé vraiment trop idéaliste pour mériter sa vengeance. Mais peut-être
est-ce simplement parce que Paul ne cherche pas vraiment à se venger...
Contrairement à Annie pour le coup, dans la dernière partie du film, et comme
on le disait plus tôt, on la comprend un peu !
Chef de Gare: James Caan est effectivement
formidable, et on est constamment de son côté. Je ne crois pas, par contre,
qu'il ait une vraie sympathie pour Annie, au contraire, comme dans une pièce de
boulevard, on a droit à quelques apartés mettant les choses au clair, et murmurées
à voix basse par Paul. Quand il lui envoie entre les dents du "You sick
fuck!", je sais pas si ça traduit des sentiments très ambivalents. Au
contraire, il me semble que tout est fait pour empêcher notre sympathie envers
Annie. Jusqu'à cette fausse mort, donc, qu'il faut peut-être comprendre
littéralement- Misery est un film transparent qui est construit comme un B.A BA
du thriller réconfortant. Donc si Annie ne meurt pas, alors qu'on voit le sang
se répandre en une grande flaque depuis sa tête sur le parquet, c'est peut-être
qu'elle n'est pas tout à fait humaine.
Pourquoi
?
Matthias: Il faut bien tenir la durée habituelle d'un
long métrage ! Et si Annie est la némésis du pauvre Paul, américain civilisé
revenu aux origines sauvage de sa civilisation, il faut bien que l'expérience
ait un peu de "poids", sans mauvais jeu de mots. Que serait cette
Odyssée en chambre si elle ne durait pas un peu pour permettre de mettre à
l'épreuve le héros ? Il faut du temps pour "changer" et s'admettre
tel qu'on est, même si le remède semble pire que le mal. Qu'un survival puisse
se terminer avec la victoire du héros maltraité, qui finit par faire subir à
son ennemi une revanche plus amère que le mal qui lui a d'abord été administré,
voilà bien ce qui traduit la vraie nature du genre : l'homme est un loup pour
l'homme, et c'est seulement ainsi que tout peut se résoudre. Philosophie simple
et imparable : Hobbes avait raison, et Nietzsche également, tout ce qui ne nous
tue pas nous rend plus fort. Avec Hollywood, il n'est pas interdit même d'y
prendre plaisir. Plus fort, plus con aussi, le plus souvent...
Chef de Gare: Il faut quand
même prendre en compte l'épilogue: Annie ne meurt pas, parce que pour Paul, il
y aura toujours des Annie, des "biggest fan"- et c'est logique:
élimine le number one et le suivant
prend sa place. Le succès même de Paul et la nature de la fiction qu'il écrit
créer avec son lectorat un lien aboutissant forcément à la création de Annie(s).
C'est inhérent à la pop-culture, et à la consommation immature qui en est
faite, et que les conglomérats multi-médiatiques exploitent sans vergogne. Je
suis sûr qu'il doit y avoir sur le Net des parodies de Misery remplaçant Paul
par George Lucas, sommé de réécrire La menace fantôme. Là encore, le
mépris avec lequel Reiner présente la littérature à l'eau de rose dont Paul a
tiré sa fortune est terrible, même s'il s'agit d'humour. Le film est quand même
une grosse blague, parfois très marrante- mais Reiner, qui est quand même le
réalisateur de Spinal Tap et Princess Bride, merde !, est cette fois tellement
misanthrope. On sent que la confrontation au thriller en tant que genre est
pour lui un exercice de style- il était d'ailleurs assez récalcitrant à filmer
les scènes de violence- mais il est si mal à l'aise que l'humanité qu'il sait
si bien capter d'habitude dans les figures les plus improbables se retourne ici
en dédain. Au delà de la médiocrité formelle du film - je n'ai jamais vu autant
de gros plans didactiques, on dirait que le film a été conçu pour être regardé
dans sa cuisine, en préparant le diner, sur un écran de 15 cm- c'est ce regard
que j'ai détésté.
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