« Mourir… dormir, rien de plus ;… et par ce sommeil dire que nous mettons fin aux maux du cœur et aux mille tortures naturelles qui sont le legs de la chair… »
Ces quelques mots, qui ne sont bien sûr pas ceux de Victor Frankenstein à l’instant de son trépas, n’apparaîtraient néanmoins pas déplacés dans la bouche de son interprète de 1994. Il les prononcera d’ailleurs deux ans plus tard, dans une autre adaptation, plus habituelle pour lui, celle, donc, du Hamlet de Shakespeare, auteur dont il se fit durant les années 90’ le spécialiste reconnu sur grand écran. Kenneth Branagh n’est certes pas un grand metteur en scène de cinéma, mais toutefois sa réputation d’éminent shakespearien pouvait laisser présager d’une esthétique renouvelée pour cette énième adaptation du roman de Mary Shelley. Sachant que Coppola produisait, l’affaire pouvait sembler un peu excitante, surtout lorsque l’on se souvenait du Dracula de deux ans antérieur.
D’une certaine manière, la mission est en partie remplie : Branagh entraîne son Victor du côté du grand Will, tout autant dans la façon qu’il a de dérouler cette histoire définitivement consacrée que dans sa mise en scène, certes claudiquante un peu à la manière du monstre. Cette séquence terminale illustre assez largement cette ambition quelque peu contrariée toutefois.
Nous bouclons dans cet épilogue un récit qui s’est ouvert dans les glaces du Grand Nord. Victor Frankenstein vient de raconter toute son histoire au Capitaine Walton, hardi explorateur des confins du Monde. Pour ma part, je ne vous la raconte pas, tout le monde la connaît… A l’issue de son exposé, nous revenons à ce décor de fin du monde, et Victor, épuisé, par son récit, par son périple, par son destin, s’endort à jamais sur ces mots : « je suis si fatigué ». Lui qui s’est d’abord révolté contre l’injustice de la mort, et qui a fini par triompher d’elle, l’appelle finalement comme la délivrance de ce réel cruel et arbitraire. Il est notable que de toutes les morts du film, et il y en a un certain nombre !, celle de Victor Frankenstein apparaît comme la seule paisible : mourir, dormir, rien de plus. Filmé en un long plan rapproché sur le visage du héros, elle laisse toute sa dignité au personnage qui s’éteint devant nos yeux. Il n’en a pas été de même de sa mère, de son professeur et mentor, de son frère, de sa soeur de lait, de son père, de sa fiancée, fermez le ban !
Tous ces morts, dans l’instant de leur trépas, ont été mis en scène avec force effets et frénésie, le plus souvent en un plan en plongée ou contre-plongée dont l’effet voulu était de renforcer la cruauté de leur destin. Il n’en est rien de Victor, comme si à l’instant de sa fin, il admettait enfin que celle-ci puisse s’identifier à l’insoumission qui le guidait depuis le début de ses recherches. Ce qu’il abandonne à cet instant, ce n’est pas sa lutte pour un monde meilleur, au contraire, mais son obsession mortifère.
Mais cette mort n’est pas la dernière.
Son Monstre, sa créature, celui qui a donné au nom de Frankenstein toute sa postérité va retrouver son « père », et décider de mourir à ses côtés. Il est vrai qu’au regard de l’histoire qu’il vient de nous être racontée, on a du mal à croire qu’une telle conversion ait pu avoir lieu en un si bref moment. Fallait-il que ces deux-là se détestent à ce point qu’ils ne peuvent vivre l’un sans l’autre ? Nous ne sommes pas loin de nos méchants increvables du week-end dans ce tragique dénouement, sans pouvoir toutefois déterminer qui chasse qui dans cet impitoyable traque.
C’est sans doute là l’une des limites du film de Branagh : le Monstre n’est jamais crédible, ses affres métaphysiques et sa violence incontrôlée ne passent jamais l’écran. La faute probable à son interprète, un Robert de Niro décidément caricatural, qui ne parvient pas à envisager la créature autrement que comme un paria entre le psychopathe façon Les Nerfs à vifs et le caïd insensible à la Travis Bickle. Tout le film souffre de sa présence. Dès lors qu’il apparaît à l’écran, Hamlet disparaît au profit de Falstaff, ce qui est pour le moins embarrassant s’agissant d’une vraie figure du tragique moderne.
Très probablement tout le film souffre-t-il de cet excès de conviction, qui confine à la caricature régulièrement. L’adaptation de Lady et Darabont, pour fidèle qu’elle soit, n’est certes pas du Shakespeare. La grammaire cinématographique utilisée, assez peu habituelle chez Branagh, a plus à voir parfois avec le bon vieux film d’action des 90’ qu’avec le hiératisme pictural romantique dont on sent pourtant qu’il est la principale inspiration « légitime » du metteur en scène. On est assez loin par exemple de La Reine Margot, autre adaptation fameuse sortie la même année, et qui partage un certain nombre de points communs avec ce Frankenstein - le génie en moins… Les corps blancs dénudés et amassés des malades du choléra qui tranchent avec la richesses des décors, costumes et accessoires, voilà qui n’est pas sans rappeler la Saint Barthélémy du film de Chéreau, autre metteur en scène de théâtre plus encore que de cinéma. D’une manière générale, les deux films existent largement par leur « matérialité », leurs effets visibles, qui ne cherchent pas à cacher leur artifice. Ainsi en va-t-il de l’usage de l’éclairage dans le film de Branagh, jamais naturaliste. Mais sans doute manque-t-il au metteur en scène anglais quelques solides collaborateurs pour élever tout cela au-dessus de la moyenne hollywoodienne - Frankenstein est un film américain, ne l’oublions pas. Certainement lui manque-t-il un Bregovic également, tant la musique assommante de Patrick Doyle en rajoute dans la surenchère bruyante. Nous sommes loin du Dracula de Coppola, dont le projet tenait justement à évacuer le plus possible toute matérialité de son histoire, pour n’en conserver que les fantômes graphique. Et sans doute également, à l’époque le film de Branagh a-t-il souffert d’une comparaison qui n’avait pourtant pas de sens.
Et cependant, il y avait dans le projet presque théâtral - peut-être même trop théâtral tant celui-ci aurait aussi dû un peu se soucier de cinéma… - du metteur en scène anglais quelque chose qui pouvait rendre grâce au romantisme du texte original. Nous parlons de mort ce mois-ci, mais lorsque nous abordons le personnage de Frankenstein, il nous faut aussi parler de naissance, car celle du monstre représente, notamment au cinéma, l’un des éléments clés du récit. Tout le monde connaît le fameux « it’s alive », véritable leitmotiv du film de « savant fou ». Branagh, dans un geste qui a à voir avec l’art dramatique, ne recule pas devant la scène prévisible : à l’instar d’un « to be or not to be » tant attendu, il récite son « it’s alive » avec une retenue qui tranche sur la coquetterie générale de la mise en scène, conscient qu’il doit là apposer sa marque sur une figure ressassée à l’infini. La suavité de cette parole entrera en résonance avec ses derniers mots : c’est lorsque Victor Frankenstein est apaisé qu’il parvient à la félicité - et nous avec lui. Tout le reste n’est décidément que bruit et fureur.
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