Y
eut-il jamais des spectateurs, même en 1933, pour se réjouir de la mort du roi
kong ? Pourtant frappée par
l'incertitude, assoiffée d'échappées oniriques mais habitée par un besoin de sécurité
et de repères rassurants immense, il nous est difficile d'imaginer qu'en cette
époque déjà la chute du gorille colossal ait pu être accueillie avec la seule satisfaction
de voir la civilisation moderne et ses
valeurs triompher de la bestialité sauvage.
Au
gré des nouvelles version, le film de Shoedsack et Cooper a montré son miroir à
chaque époque. Gamin joyeux et destructeur en 1967, Symbole d'une nature
exploitée sans merci par les conglomérats industriels en 1976, et animal doué
d'une âme, en 2005, nous renvoyant à nos rapports contradictoires avec une
nature déifié, mais dont la destruction, acceptée de toutes les société
occidentales, est le prix à payer pour le maintien d'un mode de vie qui semble
ne pas être négociable.
Pourtant,
c'est l'étoffe des mythes, quelque chose reste inchangé, au gré des reprises,
au fur et à mesure que les conteurs se passent le conte. Une image, d'abord:
celle de ce primate se dressant au sommet d'un montagne forteresse moderne,
autrement dit, la vie dans ce qu'elle a de plus archaïque et pulsionnel à
l'assaut de l'intelligence humaine dans ce qu'elle a de plus ingénieux et civilisé.
Kong c'est le gribouillis et le poil, l'immeuble la ligne tracée à la règle et
l'acier. La caverne obscure, et le verre transparent. Où, comme le souligne le
journaliste dans l'épilogue, la Belle et la Bête. Mais la mort de king kong, en
fait, n'a rien à voir avec celle de la créature bestiale du conte. D'abord
parce qu'elle n'a rien de symbolique. Kong chutant de l'Empire state building,
c'est la bête vaincue, le lion échappé du zoo que l'on n'a d'autre choix que de
mettre à mort. Pas de prince sous la fourrure: Kong, voilà sa force, n'est rien
d'autre que Kong. Et on ne nous dit rien de ce qu'il reste à Ann Darrow de
cette traumatisante aventure.
Le
double-sens du mot en français résume bien l'attraction fondamentale de King
Kong, ce qui le distingue des autres films de terreur animale. Bien entendu,
pour la femme, le rapt de Kong a été bien plus qu'une détention mais bel et
bien une liaison, et si presque rien n'en donne l'indice à l'écran, l'image de
la jeune femme blonde dans la main de l'immense gorille se dressant avec elle a
un écho si fort sur notre inconscient que la tension sexuelle irriguant le
mythe n'a besoin d'aucune formulation explicite pour être immédiatement
comprise. Il faut bien qu'à la fin Kong se relâche, il ne peut en être
autrement de l'instrument du désir brut. S'il meurt dans un murmure en 2005,
son agonie est déjà étonnamment douce en 1933, il y a quelque chose de très
beau dans la fatigue qui semble saisir le singe, passée l'acmé de sa colère,
jusqu'à une lassitude semblant se conclure par un endormissement qui est ici définitif.
Ce
moment à l'émotion palpable, on le doit à Willis O'Brien, l'animateur de Kong.
Car le choix de faire de la créature une poupée rendue vivante image par image
participe autant à la pérennité du film dans la mémoire collective que son
implicite sexuel. S'il était certainement plus aisé de glisser un homme dans un
costume, le recours à la technique alors balbutiante de la stop-motion rend le
film inoubliable et provoque une révolution
esthétique. Même si le Monde perdu, galop d'essai d'O'Brien presque dix
ans plus tôt est presque le jumeau de King Kong, l'oubli dans lequel est tombé
le film aujourd'hui nous permet de mesurer l'impact de la symbolique érotique
de ce dernier, et que ce n'est pas tant le mouvement qui nous fascine que ce
qu'il exprime. Autrement dit, dès Willis O'Brien, l'art de l'animation n'est
pas tant celui de recréer le mouvement que de représenter l'invisible et
l'immatériel: le désir ou la colère que nous croyons voir dans un animal
sauvage, et qu'aucun acteur n'aurait pu rendre suffisamment étranger, ni aucun
animal suffisamment familier.
Mais
le paradoxe que s'impose O'Brien, à savoir récréer pendant des mois, millimètre
par millimètre, minutieusement, sur une poupée de quelques centimètres, les
gestes instinctifs d'un animal sauvage, transcende le propos du film pour
atteindre à une poésie fascinante, primitive, produite par une technique
purement cinématographique, à la fois rudimentaire et sophistiquée.
L'effet
produit appartient au rêve et à la légende. De King Kong descend tout l'art de
la stop-motion mélée à la prise de vue réelle. Quelque chose se produit par le
contact d'une image onirique avec un enregistrement d'un réel de chair et de
sang qui créer une tension à laquelle les enfants sont très sensibles- ils
l'éprouvent directement dans leur jeux avec l'énergie particulière qu'ils y
déploient. Kong, c'est aussi la sauvagerie de l'enfance, en même temps que son
désir de grandir, de devenir fort, d'avoir un corps pour lequel tout semble
possible.
Alors
la chute de Kong, le retour à l'ordre, a elle quelque chose de Prométhéen. Il
n'a pas sa place sur l'Olympe de l'Amérique moderne. Une nation qui veut se
croire triomphante, maîtresse de ses pulsions, sur la terre comme au ciel, pour
un Prométhée ne leur ayant pas dérobé le
feu. Tout juste son reflet, dans une chevelure blonde.
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