La convention veut que dans la plupart des films qui nous intéressent dans ces colonnes, le spectateur s’identifie naturellement au héros. Même si parfois ce point de vue s’avère problématique, comme c’est le cas par exemple dans Frankenstein, où le regard peut évoluer du créateur à sa créature, notre empathie accompagne le protagoniste principal du récit, et nous vivons à travers lui les aventures inquiétantes, effroyables ou cruelles qu’il traverse. Ce ressort du récit fantastique tient à sa nature foncièrement « cathartique » : le genre de cinéma qui nous intéresse par les moyens de la représentation artistique nous procure au spectacle d’horreur une joie inoffensive dont on peut penser qu’elle participe d’une manière certes paradoxale à la cohésion d’un corps social et moral. C’est en s’identifiant au malheureux, fictivement, que l’on peut prétendre au bonheur, réellement. L’histoire du bon docteur Frankenstein et de son monstre en est une illustration achevée : l’horreur nous édifie en nous présentant le revers d’une réalité qu’il ne faudrait jamais chercher en tant que telle, sa fiction nous suffira bien.
Il y a bien sûr difficulté dans ce type de récit dès lors que le héros auquel on est sensé s’identifier ne permet pas une telle projection. Il en va ainsi du personnage principal de ce Wicker man, cet officier de police nommé Howie, dès l’abord rigide, cassant, impassible, réduit à son seul « costume » de policier, et décidément trop britannique pour susciter toute affection immédiate de la part du spectateur. Et pourtant, au terme d’un trajet d’à peine une heure et demie, nous nous serons heurtés à une altérité bien plus considérable, et si l’identification, sinon promise, tout au moins attendue n’a pas eu lieu, quelque chose de l’ordre du désarroi aura fini par se dessiner, et nous aura remis à notre place de spectateur de ce genre cinéma : des voyeurs sadiques, qui prennent plaisir à la souffrance d’autrui… Cette manière de traiter le spectateur dans le cinéma d’horreur a connu une grande postérité, qui ne cesse de me laisser dubitatif : que cherche-t-on décidément dans le genre qui nous intéresse ? Quelle place est authentiquement la notre dans ces spectacles qui devraient provoquer terreur et aversion ?
C’est qu’une autre dimension intervient souvent dans ce type de récit : l’humour, sous des formes très variées, qui parfois d’ailleurs redoublent ma remarque précédente. Que l’on pense à l’usage de la violence chez Tarantino par exemple, ou à des séries de type Saw ou Hostel, ou encore à Jusqu’en Enfer de Sam Raimi, et l’on constatera que la relation du spectateur au « héros » martyrisé n’est parfois pas si transparente qu’on pouvait le croire. Il est certain aussi que l’humour apparaît souvent comme le cache-sexe de l’horreur : comment supporter la vision de ce qui nous est présenté, et surtout nous supporter nous-même qui, je le rappelle, prenons plaisir à ce spectacle, si la crudité de ces « divertissements » obscènes nous est frontalement assénée ? C’est précisément cette attitude ambivalente qui me semble être la limite d’un tel cinéma. Nous y reviendrons sans doute avec notre special feature du week-end. Au sujet de ce Wicker man, toutefois, il faut bien reconnaître que le rapport à l’humour, tout britannique, et également très 70’, c’est-à-dire assez peu consensuel, participe d’un trouble qui est celui du personnage auquel nous sommes (difficilement) appelés à nous identifier.
Neil Howie appartient donc à cette catégorie d’homme chez qui tout semble faire autorité : nulle malice chez lui, il est exactement ce qu’il présente et prétend être. Un homme de loi, de Loi même pourrait-on dire, rigoriste et dévot, habité par la dignité de sa fonction, certes loin d’être indigne, même sous l’angle de la dérision : s’il visite les habitants de Summerisle, c’est pour enquêter sur la disparition inquiétante d’une fillette. Ainsi même si notre sympathie n’est décidément pas acquise à ce personnage inamical et pompeux, sa mission quant à elle trouve tout de suite notre assentiment. D’autant que la présentation des autochtones n’est pas plus à leur avantage que l’était celle du policier. Des trognes disgracieuses et inquiétantes, des comportements d’ivrognes, des propos salaces, des conduites hostiles… Il va être décidément difficile de trouver à qui s’accrocher dans cette histoire !
Je pense que c’est là tout l’enjeu de ce film, dont la « star » est Christopher Lee, qui n’apparaît qu’à l’issue du premier tiers du récit. Le « Lord » de l’île se présente au policier venu l’interroger avec toute la morgue du Comte Dracula, mais dans une version elle-aussi dérisoire : il faut tout de même voir notre Christopher en moumoute et jabot, ou col roulé et kilt, déclamer quelques vers paillards en bonne compagnie (celle d’Ingrid Pitt) ! Même si la libération sexuelle est passée par là, et qu’il est évident que le caractère souvent érotique du film a comme première vocation d’être sans doute un solide argument commercial, on ne peut s’empêcher de voir derrière ce qui semble être une célébration licencieuse des plaisirs des sens, la continuité d’un regard décidément pudibond sur des pratiques qui sont désormais « montrables » mais restent affectées d’une certaine dose de malignité. C’est sans doute là d’ailleurs l’intérêt du film : s’est-on vraiment libérés de toute considération morale dès lors qu’il s’agit de mettre en scène l’amour libre ? Le débat, impossible dans ce film, surtout pour nous autres qui regardons tout cela depuis le premier quart du XXIème siècle, semble devoir se tenir entre d’un côté un homme certes juste, mais aussi étroit qu’austère, et de l’autre, un baron qui a tout du gourou libidineux et sournois. Le motif solaire qui parsème le film de références plastiques, jusqu’à s’achever par un long plan sur celui-ci en train de se coucher derrière l’horizon maritime, raconte quelque chose de cet ordre : nous pensions avoir trouvé la lumière, en Jésus Christ ou en quelque croyance voluptueuses et émancipatrice, peut-être n’en est-il finalement rien : les mêmes pulsions, qu’elles soient sexuelles ou de mort, et parfois sont-elles les mêmes, dirigent les hommes depuis toujours et pour toujours, amen…
Si le film flirte souvent avec la fantaisie des Monty Pythons, il se conclue ainsi sur une note particulièrement acerbe. Entre le monde de Howie et celui de Lord Summerisle, nous ne savons pas lequel des deux figure un nouveau monde, aux énergies libérées, et lequel se trouve pris dans les rets de l’ancien monde, aliéné à ses croyances les plus ancestrales. Peut-être au fond ne nous est-il ici présenté que l’évolution d’un monde qui s’est toujours prolongé de la même façon : pour le profit de quelques-uns, il faut savoir inventer de nouvelles formes de récits collectifs qui permettent d’endiguer les frustrations et inclinations sauvages de la majorité. La façon dont Lord Summerisle raconte l’édification de sa communauté à Howie est une brève histoire du capitalisme colonial le plus débridé : pour faire prospérer à son propre avantage les fruits de cette île sur laquelle naturellement rien ne pousse, il a fallu à la famille Summerisle cette simulation nouvelle, à laquelle pourtant même eux ont fini par croire - parce qu’elle leur permettait de conserver leur pouvoir sur les pauvres hères qu’ils exploitent. Lorsque nous comprenons que le jeu d’illusions et de manipulations dans lequel nous sommes pris depuis le début du film va définitivement se retourner contre celui qui pensait être le redresseur de torts, alors enfin nous sommes à ses côtés : nous ne sommes pas à sa place, on en serait bien incapable, le personnage d’Howie est vraiment trop « improbable » pour que l’on puisse s’identifier à lui, mais sa dignité dans sa marche au martyr nous touche, et on fond, l’on réalise alors que c’est à sa souffrance que l’on s’identifie. L’ironie, le « second degré » ont alors quitté la grammaire du récit, et les visages joyeux et féroces de ceux qui assistent à sa mort sur le bûcher prennent les traits des mêmes fanatiques « innocents » qu’ils prétendaient remplacer.
Que Robin Hardy soit parvenu à nous raconter cette histoire par l’entremise d’un récit aux échos largement forains et satiriques n’est pas sans une certaine rudesse : à l’instar de ces chansons traditionnelles que l’on a fini par « vider » de leur substance pour en émousser le sens profondément terrible, et par là même continuer à les chanter - réécoutez attentivement « une souris verte »…- Hardy nous raconte sur un ton badin un histoire barbare, mais n’oublie pas de nous rappeler en toute fin de récit, qu’après tout, c’est bien ce que nous étions venus chercher, nous autres spectateurs de films d’horreur, et probables villageois d’une île du Soleil que l’on appelle cinéma…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire