Mourir pour ne plus souffrir. Croire qu'en disparaissant, les souffrances cessent. Une noire espérance qui
relie les générations, et que partagent paradoxalement les plus vieux et les
plus jeunes. Ces adolescents qui chaque année, par milliers, mettent fin à leur
jours sont aussi, certainement, de ceux qui ont fait de The Crow, d'Alex Proyas
un de leurs étendards noirs. Habité de bout en bout par une énergie très
adolescente, et imprégné d'une imagerie morbide, la volonté de mourir n'est pourtant pas ce qui anime le héros
du film, Eric Draven.
Au contraire. Figure solaire, voisin aimable soucieux du bien être de
ses proches, il déborde d'une envie de vivre dont son mariage prochain avec
Shelly est le symbole. L'injustice de son assassinat semble donc si grande qu'une force
mystérieuse lui accorde un sursis, en le confiant à la garde d'un corbeau garant
de son retour à la vie. Eric est un étrange mort-vivant, dont la soif de vivre,
après la mort, demeurée intacte se meut en soif de vengeance inextinguible. Une
rage justicière répondant à son abominable martyr: sa fiancée est violée
puis assassinée sous ses yeux par le gang de T-bird, agissant sous les
ordres de Top Dollar, maître de la pègre locale.
Mais la pulsion vengeresse dont
Eric doit se vider sur ses assassins n'est pas la seule qui l'habite. Il est
également possédé par les souvenirs de l'agonie de sa promise, 30 heures durant.
C'est cette mémoire intacte qui le maintient en vie. Une mémoire trop vivante,
filtrant son regard, repoussant sa conscience aux limites de la folie. C'est de
cette hyper-sensibilité que seule la mort peut délivrer Eric.
Des sentiments exacerbés, portés à l'incandescence par une équipe vouée corps et âme à son projet,
jusqu'à l'inconscience. La passion de ces artistes se traduit évidemment à
l'écran par un univers sans demi-teinte, violemment contrasté, à l'esthétique
sulpicienne, à l'image du masque en noir et blanc qu'Eric se dessine sur le visage.
Une silhouette bichrome: un écho parfait au projet esthétique du film.
Si Draven est un mort très vivant, il en va de même pour les images de Proyas.
Le film n'est composé que d'une accumulation d'images reprises ailleurs, de motifs
empruntés, de stéréotypes saturant l'écran. Dans le même plan de l'appartement
du flic noir, on peut voir sur son canapé un ballon de basket, et une trompette
!
Mais de toutes, c'est évidemment l'imagerie
gothique qui domine, présente à travers toutes ses sensibilités, du romantisme noir des
poètes du XIXème siècle aux rockeurs gothiques des années 80. Cette dernière inspiration
si forte qu'elle fait de The Crow un film rock, un des
seuls à l'être authentiquement. Car
c'est par cette musique que Draven exprime sa douleur, avec un lyrisme qui 100
ans plus tôt n'aurait trouvé sa place que sur une scène d'Opéra. Si la mort
est désirable, pour Eric, c'est qu'elle est une promesse d'apaisement. Elle est aussi une nécessité rythmique du film: coda apaisée, reprenant d'ailleurs
la mélodie du morceau joué par le groupe d'Eric, Hangman's Joke,
elle est le murmure qui fait entendre le cri, le mouvement lent par lequel
l'harmonie exige qu'on conclue un développement dominé par le bruit et la
fureur.
La mort d'Eric Draven est donc
une sortie de scène. Logique qu'elle soit si théâtrale. Et que tous les motifs
attendus soient présents: la pierre tombale, le sol couvert de feuilles, la
statuaire romantique, le décor de ruine, et l'ange, venant chercher l'âme du
défunt sous les traits d'une Shelley revêtue d'une robe blanche, et dégageant un
halo lumineux stylisant une auréole. Un simulacre de mort, en fait, que Brandon
Lee mime plus qu'il ne joue, parfaitement accordé à un film qui de la première
image à la dernière aura été contenu tout entier dans son imagerie. Rien n'est
ici caché, ni suggéré: tout doit être visible, faire image. Impossible, dans
une telle esthétique, de figurer autre chose qu'une mort de théâtre, et le
moment du trépas d'Eric est lui, logiquement, réservé au hors-champ.
Cohérence sans faille,
et pudeur magnifique du cinéaste: dans un univers tout entier consacré à la
représentation des passions les plus vivantes, celle de la mort, malgré
l'obsession pour l'imagerie morbide, n'a pas sa place. Eric Draven, au fond,
ne peut jamais mourir.
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