Représenter
l'invisible a très vite préoccupé les peintres et les dessinateurs. Des
auréoles auxquelles on sacrifiait de précieuses feuilles d'or, au courant symboliste
tout entier, les moyens d'ouvrir des fenêtres sur la part transcendante de nos
consciences humaines ont été cherché par les artistes. Au cinéma, c'est le flou ouvrant et fermant
pendant longtemps la parenthèse d'une scène onirique. Ou l'intrusion d'un plan
coloré dans une production en noir et blanc.
Albert
Lewin sait dans quoi il s'engage. Amateur d'art, en particulier de peinture
surréaliste- dont il a connu l'avènement et qui compte parmi ses amis des peintres
du mouvement- le cinéaste sait qu'en faisant passer The picture of Dorian Gray
de la page à l'écran va devoir décider de modifier fondamentalement le rapport
plastique du spectateur à l'œuvre. Faut-il tenter de figurer l'âme corrompue de Gray ? Montrer le tableau, ou pas voilà le dilemme.
Respecter à la lettre le livre imposerait de faire le choix à la fois courageux et
sécurisant de ne pas montrer la peinture, en jouant sur le hors champ et en ne faisant exister
le portrait que par les réactions de ses spectateurs. Lewin, brillament, conserve la grammaire
fondée sur le hors-champ, mais pour organiser non la dissimulation du tableau,
mais sa révélation. A la manière d'un Tourneur, pourrait-on dire, sauf que
pour Lewin, l'apparition du tableau à
l'écran n'est pas une diminution de son projet esthétique, ni un compromis
nécessaire imposé par un producteur.
La
tentation anachronique est ici grande. On ne peut pourtant ignorer que Lewin,
cinéaste juif, fait peindre l'œuvre apparaissant dans son film à Ivan Albright
en 1943. Ce peintre ayant développé une manière chargée, décrivant les matières
avec une approche visant à l'exhaustivité, presque maniaque (il fabrique ses
propres couleurs), passe deux ans à réaliser le tableau dégradé de Dorian Gray apparaissant dans le film. Lewin, qui n'a aucune raison de savoir l'ampleur
prise par l'extermination des juifs en Europe, n'ignore plus le vrai visage du
parti nazi, dont le vernis a craqué depuis le début de la guerre. La barbarie à
l'oeuvre, par les moyens de l'industrie, n'empêche pourtant pas la prétention à
incarner la plus haute culture- On extermine en faisant jouer Beethoven- que Gray interprète d'ailleurs aussi dans le film . Ces
bourreaux tirés à quatre épingles, se lavant les mains du sang de leurs victimes
pour aller serrer celles des artistes qu'ils encouragent, Dorian Gray, qui passe
la soirée à l'Opéra quelques heures
après avoir appris être le responsable du suicide de sa promise, n'en est-il
pas aussi l'image ?
Le
jeune homme a une conscience aussi lisse que son visage. Loin d'être un démon
avec une face d'ange, il est surtout, avant même de faire le voeu qui scellera
sa malédiction, une personne facilement influençable. C'est poussé par le
corrupteur machiavélique incarnée par George Sanders que Dorian se laisse aller
à faire l'expérience du mal, sans autre raison que parce que présentée sous des
atours séduisants, elle est tentante, et porte une promesse de vérité.
Véritable idéologue, Lord Wotton prétend toujours dévoiler la nature des
choses, montrer la vérité du monde, et proposer à Dorian des expériences dont
l'objet ne serait pas tant une jouissance débarrassée de sanction morale qu'une
mise à nu de la vérité des choses. La description de cette relation pourrait
aussi bien représenter le rapport d'Hitler et ses seconds à une jeunesse prise
depuis son plus jeune âge dans les filets de sa propagande prétendant rétablir la marche du monde telle qu'elle doit être, une fois comprise sa nature profonde, indiscutable et secrète. Et de la même
façon, mais, à l'image littéralement, Dorian, les premiers pas faits, lorsque
Wotton lui lâche finalement la main, s'enfonce dans la nuit de lui-même.
Mais
ce n'est pas ce reflet, conscient ou pas, de la tragédie idéologique et
politique par laquelle l'Europe s'anéantit qui distingue le film d'Albert
Lewin. Sa modernité remarquable vient plutôt du rôle que vient joue la mise en
scène du tableau dans ce dispositif dramatique. Sinon la beauté purement
cinégénique de son acteur principal, Hurd Hatfield, le film pourrait presque être
capté sur une scène de théâtre. Mais c'est la volonté de montrer- autrement
dit, de voir- l'empreinte sur son âme des crimes de Dorian, qui élève le film
au rang de chef d'oeuvre. Longtemps, en Europe, le parti d'Hitler a pu étendre
son ombre parce que les autres nations refusaient de le voir tel qu'il était.
Ce qui était possible parce que les nazis avaient pris soin de construire une
image rendant possible l'hypocrisie publique de bien des dirigeants. Mais le
culte de la beauté, presque érigé en religion n'empêchait pas le pire des
crimes contre l'humanité d'être perpétré à l'abri des regards.
Parce
que le mal doit être vu et regardé, il faut montrer le portrait semble nous
dire Lewin. D'abord parce qu'il serait injuste d'être les témoins fascinés de
sa beauté, et que l'on nous évite le spectacle de son effroyable déchéance. Mais surtout
parce que le mal, en 1944, doit être regardé pour en prendre toute la mesure. Un
peu plus d'un mois après la sortie du film, les premières images de la
libération du camp de Buchenwald font prendre conscience au monde entier de l'ampleur vertigineuse des crimes commis. La question n'est plus, dès lors,
de décider s'il faut montrer le mal ou non, mais de savoir s'il est même représentable.
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