Comment l'homme, si
imparfait, peut-il avoir l'idée de la perfection ? Voilà bien la preuve que
Dieu existe, affirmerons certains, tandis que pour Daren Aronofsky, cinéaste
obsédé par la théologie, c'est dans l'art que pourrait s'exprimer cette
perfection. S'incarner, même, lorsqu'il s'agit de la danse.
La performance parfaite,
c'est tout l'objet de la pratique de Nina Sayers. Une ascèse absolue, facilitée-
voire provoquée- par une mère possessive vivant par procuration une carrière
arrêtée lors de sa grossesse. Martyrisant son corps en une quête presque
mystique, Nina se voit confié, après un geste passionnel inattendu envers le
maître de ballet, le double-rôle du cygne blanc et du cygne noir dans le ballet
composé par Tchaïkovsky.
C'est donc en incarnant
totalement les deux aspects de la femme
amante que Nina voit la possibilité d'éprouver cette perfection dont la
recherche guide chacun de ses gestes. On s'en doute, la quête de la jeune
danseuse ne peut aboutir qu'à une chose: la folie, et la mort. L'obsession
perfectionniste de Nina, difficile à définir et très théorique, se double d'une
mise en abyme du vedettariat hollywoodien, lorsqu'Aronofsky fait pesamment du
monde du ballet classique une image de la babylone californienne. C'est dans cette perspective
que l'emploi de Nathalie Portman prend son sens. Obsédé par la captation de la
performance physique de ses acteurs, il soumet l'actrice au même dispositif que
Mickey Rourke dans The Wrestler. S'ancrant dans une réalité biographique (la
danse classique pour elle, la boxe pour Rourke), le cinéaste met en scène les
acteurs dans un rôle proche d'une expérience vécue, mais nécessitant le travail
d'intérprétation qu'on attend d'eux, et permettant surtout la performance que
le spectateur saura tout e suite mesurer:
sous les traits d'un catcheur, Mickey Rourke revisite son passé de boxeur
professionnel, et Nathalie Portman se voit confier le rôle d'étoile qu'elle n'a
jamais pu avoir. Cruellement, Aronofsky
place face à la jeune femme Wynona Rider, qui se regarde dans un miroir impitoyable.
Star déchue dans la vie, elle l'est aussi dans son rôle, et incarne à la fois
le repoussoir, le modèle et l'inévitable devenir de Nina. Mais ce regard acerbe
ne fait jamais corps avec le film. Aronofsky aborde le film avec le même
naturalisme ostentatoire que dans The Wrestler, sans se rendre compte de la
contradiction que son dispositif esthétique oppose à son projet.
La perfection, donc, mais
captée caméra à l'épaule, à travers des cadres systématiquement et soigneusement tremblotants- comme si le
cinéaste captait à l'arrachée la dérive d'une jeune femme dont il est le témoin
invisible. Mais lorsqu'il s'agit de tourner autour de son actrice dansant, il
se voit contraint, par des trucages numériques, à effacer le reflet de l'équipe
et du caméraman. Racontant l'histoire
d'un personnage perdant progressivement le contrôle d'elle-même pour laisser
advenir le moment où une perfection gestuelle toute transcendente viendra
s'emparer d'elle, le cinéaste ne fait jamais ce que ses personnages ne cessent
d'intimer à Nina, notamment par la bouche du maître de ballet Thomas Leroy.
Brillament incarné par Vincent
Cassel, il semble le seul à avoir compris le projet, et à déjouer par la spontanéité
de ses réactions le programme prévisible du film. "La perfection ce n'est
pas seulement le contrôle et la maîtrise" "apprend à lâcher
prise"- tels sont les mantras martelés par l'acteur, qui semble bien
souvent s'adresser directement à son cinéaste.
Que penser alors, dans ce
film nous disant sans cesse "on joue pour de vrai", de la conclusion
voyant le récit dramatique rejoindre la vie du personnage ? Pour mourir en
scène, Nina meurt vraiment. Mais pour mourir dans le film, évidemment, Nathalie
Portman ne meurt pas vraiment. Son visage est filmé, puis se dissout lentement
dans un fondu au blanc- celui qui symbolise toutes les montées au paradis du
cinéma depuis que le cinéma existe.
Elle a ces derniers mots:
"c'était parfait, je l'ai senti"- peut-être que dans la contradiction
de cette phrase réside la leçon du film. Peut-on sentir la perfection ? Ne
devrait-on pas plutôt la connaître ? Ce que Nina finit par atteindre,
finalement, c'est peut-être l'acceptation de l'existence de son corps, de ses
limites, de ses imperfections, justement, alors qu'on l'aura vu sans cesse
faire comme s'il n'était pas là, où comme s'il était à la fois l'obstacle et le
moyen de son projet artistique. On fera tout de même crédit de ce joli paradoxe
à Darren Aronofsky en y voyant une éloge du corps faillible et sensible des
acteurs- et des autres- et du sentiment parfois si fort d'exister qu'ils
peuvent donner, loin d'une perfection dont le cinéma ne saura jamais donner
l'image. Et à laquelle Aronofsky lui même est le premier à ne pas croire.
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