dimanche 9 octobre 2016

9/31: Special Feature




Quand ?

Matthias: Ripley, dernière survivante du Nostromo, si l’on excepte le chat - ne rigolez pas, vous allez voir que ce n’est pas sans importance - vient de procéder à l’auto-destruction du cargo interstellaire. Elle assiste à l’apothéose explosive depuis la navette de secours dans laquelle elle est parvenue à se réfugier juste avant la mise à feu. La voix féminine et sensuelle du Nostromo a égrené son compte à rebours, motif plastique inévitable de tous les films de la série, comme pour souligner notre proximité à l’héroïne lors de ce climax éruptif. La navette a pu s’éloigner au tout dernier moment du vaisseau-mère, et, avec Ripley, tout à coup satisfait, nous contemplons les vestiges du Nostromo parmi lesquels doit bien se trouver quelques traces du monstre qui a dévasté tout l’équipage, l’Alien du titre. Comment la bête aurait-elle pu survivre à une telle explosion ? Ripley le souligne d’ailleurs elle-même : « Je t’ai eu, fils de pute », susurre-t-elle avant de se laisser enfin aller à un repos bien mérité. Bien sûr, le film n’est pas encore achevé, mais il faut bien reconnaître que si l’on met de côté le caractère désormais presque mythique de cette dernière séquence, on pourrait presque y croire, à cet évanouissement du monstre dans les profondeurs spatiales : en guise d’épilogue, nous pourrions suivre le « coucher » bien mérité de l’héroïne, qui vient de récupérer son chat, et qui après une lutte âpre et brutale, se déshabille en toute quiétude et s’endort enfin du sommeil du juste… Même la (formidable) musique élégiaque de Jerry Goldsmith pourrait nous pousser à cette lecture. C’est dire que le retour du monstre relève du coup de théâtre, du « diabolus ex machina » ! Depuis 1979, ce type de péripétie de dernière minute est devenu un poncif du cinéma d’action, mais n’oublions pas que dans Alien, c’est bien un personnage secondaire qui parvient à survivre - une femme qui plus est !  Probablement la vraie nouveauté du film a-t-elle été de conserver son suspens jusqu’au bout, quand les épisodes suivants, se contentaient de rejouer ces motifs déjà devenus obligatoires, et dont on sentait bien qu’il ne mettrait plus le personnage de Ripley en danger : le compte-à-rebours, puis, surtout, le retour de la bête.

Chef de Gare:  Je trouve aussi que la fausse fin fonctionne formidablement. Le vaisseau explose, Ripley se détend, on pense assister à une coda apaisante... Encore aujourd'hui, c'est quelque chose qui n'a rien perdu de sa force. Je ne suis pas sûr qu'un spectateur qui découvre le film aujourd'hui voit venir le truc. D'un point de vue de savoir-faire narratif, Cameron retiendra bien la leçon en reprenant exactement la même pirouette dans Aliens, et puis dans pas mal de ses films suivants.

Matthias: bien sûr, avec tous mes sous-entendus ci-dessus, vous aurez bien compris que la force subversive de la scène ne réside toutefois pas tant dans le prétendu suspens lié à l’issue du combat entre la jeune femme et la bête, que dans le traitement fortement érotisé qu’en fait Ridley Scott, et qui a marqué l’imagerie populaire pour très longtemps : avec Alien apparaissent au cinéma les pétroleuses, ces héroïnes de charme et de muscles, qui n’hésitent pas à brandir les armes, comme d’autres héros brandissent…autre chose. Il y a sans doute un malentendu toutefois au sujet de la nature érotique de cette séquence : à la revoir, il m’apparaît évident que Ripley n’est pas dans le regard de Scott une virago décidée à « castrer » le monstre. Le langage un peu fleuri souligné plus haut a plus à voir avec la nature de tout le groupe de personnages : des ouvriers et des routiers, une catégorie populaire de gens qui s’apostrophent régulièrement avec ce type de langage. Ripley n’est pas encore, à la fin de ce premier épisode, la harpie qu’elle va devenir dans les suites de la série. Par contre, le sous-texte sexuel est bien fortement présent dans ces dernières séquences. Et pour cause, la dimension presque priapique de l’Alien est tout à fait revendiquée par l’un de ses inspirateurs, le suisse H.R Giger, dont le travail vaguement SM, ne cesse de mêler sexe et abstraction organique. Scott s’en fait l’écho dans cette scène d’évacuation du Nostromo : la respiration haletante de Ripley, amplifiée par son scaphandre, le décompte voluptueux de la voix du vaisseau-mère avant l’explosion terminale, le « chat » de Ripley, sain et sauf à la fin, les longs plans très rapprochés sur Ripley lorsque celle-ci s’abandonne après la mort - pense-t-elle -  de l’Alien, son « strip-tease » bien entendu juste avant que celui-ci ne se révèle à nouveau à nous…L’Alien n’est pas seulement un tueur, c’est aussi une créature qui nous possède physiquement. L’Alien viole ses victimes, et c’est cette dimension qui le rend plus effrayant encore. Pour prendre les mots du Chef de gare, on pourrait dire que l’Alien est une personnification de la pulsion, et c’est ce qui le rend diablement terrifiant - et n’hésitons pas à le dire, diablement fascinant !

Chef de Gare:  Diablement, ou divinement. Peut-être que c'est aussi une des raisons de l'invincibilité de la créature. Elle est un dieu, ce que Prometheus soulignera d'une façon un peu confuse et appuyée aux yeux de certains. L'Alien est un être profondément inhumain, une pure pulsion de prédation, et cette pureté lui donne une essence divine. Pas étonnant que le seul membre de l'équipage qui éprouve de l'empathie pour cette chose soit celle qui, précisément, n'est pas humaine. L'Alien est évidemment un dieu noir, c'est le dieu destructeur, celui qui anéantit l'espèce humaine par le déluge. Tu verras que c'est comme ça que Scott va boucler la boucle: dans la suite de Prometheus, les xénomorphes seront les destructeurs de l'humanité, et l'origine du mythe de Noé ! Après tout, Ridley nous a bien expliqué d'où provenaient les plaies d'Egypte.
Pour revenir à la pulsion, c'est un motif presque aussi vieux que le cinéma lui-même. La figure du vampire n'est que cela. Et chez Fisher, et en particulier dans Les maîtresses de Dracula, il n'est question que de cela: comment la pulsion se met à circuler sans entrave à travers les personnages. Sauf que le vampire a cette pulsion de vie le poussant à dévorer celle des autres pour ne pas mourir. Tandis que l'Alien, et c'est ce qui est génial, est un simple principe pulsionnel "pur" sans raison, sans motivation, sans objet. Il ne peut pas mourir, seulement rester en sommeil, dans son œuf, en attendant une autre victime. Enfin, victime... l'ambiguïté de ce violeur- terrible- c'est aussi qu'elle trouve des victimes parce que celles-ci le cherchent. Autrement-dit, quelque chose, même si cela les terrifie, les attirent en lui.


Comment ?

Matthias: On ne sait pas bien comment il a fait pour s’échapper du vaisseau-mère, mais toujours est-il qu’il est là, tapi dans l’ombre de la navette de secours, prêt à attaquer au moment où l’on s’y attend le moins.C’est qu’il n peut mourir, bien sûr, tant il apparaît dans cette ultime séquence comme le produit des fantasmes et angoisses de Ripley : une pulsion, vous disais-je, qui vient « emplir » la navette et l’héroïne - la suite de la série ne démentira pas cela : avec Aliens, on passe à l’orgie de monstres et de mitraille, avec Alien 3, à la tentative mystique de rompre avec la chair, avec le 4, à la fusion, etc. Ripley n’a plus comme destin que de se partager corps et âme avec le monstre. Cette aliénation débute dans la navette, quand tout devrait être achevé et ne fait que commencer.

Chef de Gare: L'Alien est gouverné par un principe de prolifération que rien ne peux arrêter, et qui n'a pas de fin. comme cette goutte de sang qui traverse tout le vaisseau ! C'est le moment où on comprend la nature terrifiante de la créature: son principe vital même, son sang, est absolument destructeur. Voilà bien une idée purement "fantastique", qui ne tient pas du tout la route d'un point de vue science-fictionnel. L'Alien survit parce que c'est sa nature. Rien ne peut le tuer. C'est lui qui donne la mort. Il survit en restant ce qu'il est.


Pourquoi ?

Chef de Gare: Parce que dans l'espace, personne ne vous entends crier !
L'Alien survit aussi parce qu'il est un parasite. Il vit sur la vie, jusqu'à en prendre le dessus. C'est une maladie contagieuse ! Est-ce qu'on n'est pas, avec cet Alien au croisement du vampire et du body-snatcher ? L'Alien a un programme, un déterminisme absolu: celui de supplanter toute autre forme de vie là où il se retrouve activé, et ensuite, on l'imagine, de s'entre dévorer jusqu'à une nouvelle période de létargie. Scott et O'Banon sont tous les deux des enfants de l'après guerre, et j'ai du mal à ne pas voir dans la figure de l'Alien, aussi, un avatar du nazisme- sous une forme poétique, mais assez littérale. La survie de la bête, qui devient le cauchemar récurrent de Ripley, est d'ailleurs le coeur de la série. Cela fait sans aucun doute du monstre le plus increvable de tous les monstres increvables. D'ailleurs, à la fin, on ne sait pas s'il est mort ou pas. Mais il n'est pas désintégré par le feu du réacteur de la navette de Ripley. On peut douter que le vide spatial le tue... L'Alien de Ridley Scott est absolument indestructible. Par la suite, il faudra changer la nature de la créature pour permettre de continuer la série. Mais c'est une autre histoire...et une autre bestiole !


Matthias: On sait désormais tous que l’Alien est en réalité une « machine » à tuer, conçue à cette fin par un peuple extra-terrestre dont on suppose qu’il est assez belliqueux, et totalement inconscient ! Le monstre mis au point à partir de manipulations génétiques prend différentes formes, à tel point que la caméra de Scott ne parvient jamais vraiment à « l’embrasser » dans sa totalité. C’est d’ailleurs cette absence de silhouette, on pourrait presque dire de forme, qui le rend si effrayant : l’Alien est visuellement insaisissable. Massif, et pourtant aussi frétillant qu’un serpent, sombre et néanmoins étincelant, aveugle et clairvoyant, animal et humanoïde, etc., il rappelle par la jonction de ces formes contraires un autre monstre fameux du cinéma d’horreur de ces mêmes années : la Chose de Carpenter, que nous avons largement commentée dans ces colonnes. L’Alien est, à l’instar de la créature issue des glaces de 1982, une forme sans forme, une angoisse pourrait-on dire, un cauchemar, plastique et scénaristique. Sa fameuse double mâchoire est à l’image de cet enchâssement qui fabrique l’horreur : lors même qu’on pensait avoir vu ce qu’il y a de pire, quelque chose déborde et nous montre que l’horreur n’est pas encore à son comble. Il était alors assez normal que la fin ne fût pas la fin, et ce qui dans tout un cinéma peut apparaître comme une péripétie, a au contraire ici toute sa justification plastique. Ripley va donc rejouer la scène que l’on vient de voir : réfugiée dans son scaphandre, scrutant les moindres recoins de sa navette dans lesquels se confond le monstre, elle recommence ce qu’elle ne cessera plus de renouveler : tenter d’échapper à sa némésis, en vidant littéralement de toute forme les lieux qu’elle occupe, en mettant « plastiquement » à nu l’image dans laquelle se cache le monstre. Il y a là quelque chose de très lovecraftien, mais au cinéma, ce qui semble une gageure, que relève Scott, et que tenteront à sa suite de relever les cinéastes responsables des séquelles. Le résultat ne sera pas toujours au niveau de ce premier opus, mais néanmoins quelque chose de la mise en scène d’un cauchemar demeurera dans toutes les versions de l’histoire. Jusqu’à celle que nous promet de reprendre le grand Ridley, qui à l’instar de Miller avec son Mad Max Fury road, nous rappelle qui est le patron ?
 

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