samedi 22 octobre 2016

22/31







Comment l'homme, si imparfait, peut-il avoir l'idée de la perfection ? Voilà bien la preuve que Dieu existe, affirmerons certains, tandis que pour Daren Aronofsky, cinéaste obsédé par la théologie, c'est dans l'art que pourrait s'exprimer cette perfection. S'incarner, même, lorsqu'il s'agit de la danse.

La performance parfaite, c'est tout l'objet de la pratique de Nina Sayers. Une ascèse absolue, facilitée- voire provoquée- par une mère possessive vivant par procuration une carrière arrêtée lors de sa grossesse. Martyrisant son corps en une quête presque mystique, Nina se voit confié, après un geste passionnel inattendu envers le maître de ballet, le double-rôle du cygne blanc et du cygne noir dans le ballet composé par Tchaïkovsky.

C'est donc en incarnant totalement les deux aspects de  la femme amante que Nina voit la possibilité d'éprouver cette perfection dont la recherche guide chacun de ses gestes. On s'en doute, la quête de la jeune danseuse ne peut aboutir qu'à une chose: la folie, et la mort. L'obsession perfectionniste de Nina, difficile à définir et très théorique, se double d'une mise en abyme du vedettariat hollywoodien, lorsqu'Aronofsky fait pesamment du monde du ballet classique une image de la babylone  californienne. C'est dans cette perspective que l'emploi de Nathalie Portman prend son sens. Obsédé par la captation de la performance physique de ses acteurs, il soumet l'actrice au même dispositif que Mickey Rourke dans The Wrestler. S'ancrant dans une réalité biographique (la danse classique pour elle, la boxe pour Rourke), le cinéaste met en scène les acteurs dans un rôle proche d'une expérience vécue, mais nécessitant le travail d'intérprétation qu'on attend d'eux, et permettant surtout la performance que le spectateur saura  tout e suite mesurer: sous les traits d'un catcheur, Mickey Rourke revisite son passé de boxeur professionnel, et Nathalie Portman se voit confier le rôle d'étoile qu'elle n'a jamais pu avoir.  Cruellement, Aronofsky place face à la jeune femme Wynona Rider, qui se regarde dans un miroir impitoyable. Star déchue dans la vie, elle l'est aussi dans son rôle, et incarne à la fois le repoussoir, le modèle et l'inévitable devenir de Nina. Mais ce regard acerbe ne fait jamais corps avec le film. Aronofsky aborde le film avec le même naturalisme ostentatoire que dans The Wrestler, sans se rendre compte de la contradiction que son dispositif esthétique oppose à son projet.

La perfection, donc, mais captée caméra à l'épaule, à travers des cadres systématiquement  et soigneusement tremblotants- comme si le cinéaste captait à l'arrachée la dérive d'une jeune femme dont il est le témoin invisible. Mais lorsqu'il s'agit de tourner autour de son actrice dansant, il se voit contraint, par des trucages numériques, à effacer le reflet de l'équipe et du caméraman.  Racontant l'histoire d'un personnage perdant progressivement le contrôle d'elle-même pour laisser advenir le moment où une perfection gestuelle toute transcendente viendra s'emparer d'elle, le cinéaste ne fait jamais ce que ses personnages ne cessent d'intimer à Nina, notamment par la bouche du maître de ballet Thomas Leroy.

Brillament incarné par Vincent Cassel, il semble le seul à avoir compris le projet, et à déjouer par la spontanéité de ses réactions le programme prévisible du film. "La perfection ce n'est pas seulement le contrôle et la maîtrise" "apprend à lâcher prise"- tels sont les mantras martelés par l'acteur, qui semble bien souvent s'adresser directement à son cinéaste.

Que penser alors, dans ce film nous disant sans cesse "on joue pour de vrai", de la conclusion voyant le récit dramatique rejoindre la vie du personnage ? Pour mourir en scène, Nina meurt vraiment. Mais pour mourir dans le film, évidemment, Nathalie Portman ne meurt pas vraiment. Son visage est filmé, puis se dissout lentement dans un fondu au blanc- celui qui symbolise toutes les montées au paradis du cinéma depuis que le cinéma existe.

Elle a ces derniers mots: "c'était parfait, je l'ai senti"- peut-être que dans la contradiction de cette phrase réside la leçon du film. Peut-on sentir la perfection ? Ne devrait-on pas plutôt la connaître ? Ce que Nina finit par atteindre, finalement, c'est peut-être l'acceptation de l'existence de son corps, de ses limites, de ses imperfections, justement, alors qu'on l'aura vu sans cesse faire comme s'il n'était pas là, où comme s'il était à la fois l'obstacle et le moyen de son projet artistique. On fera tout de même crédit de ce joli paradoxe à Darren Aronofsky en y voyant une éloge du corps faillible et sensible des acteurs- et des autres- et du sentiment parfois si fort d'exister qu'ils peuvent donner, loin d'une perfection dont le cinéma ne saura jamais donner l'image. Et à laquelle Aronofsky lui même est le premier à ne pas croire.

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