vendredi 28 octobre 2016

28/31




Soleil vert est sans doute l’un des canons les plus célèbres de l’anticipation spéculative au cinéma. Il est vrai que ce film regorge d’images puissantes dont le très léger décalage avec notre réalité participent de ce sentiment d’un futur imminent – et alarmant ! L’ouverture du film qui compile des photogrammes de notre Histoire depuis les débuts de l’invention de la photographie au XIXème siècle, jusqu’à nous propulser dans ce New York du futur, use d’un glissement progressif depuis notre réalité pour nous conduire dans l’une de ces dystopies dont la science-fiction a le secret. Nous ne nous sommes qu’à peine aperçus que nous avions franchi les portes du temps, tant les images dont nous abreuve Fleischer dans ce prologue aux allures d’apologue nous raconte notre monde, ici et maintenant. Je le disais à propos de Carrie, mais on pourrait plus encore le supposer au sujet de ce prophétique New York de 2022, les années 70’, c’est (encore) aujourd’hui ! C’est certainement que ces années ont vu l’émergence à l’échelle des masses d’une nouvelle préoccupation, aujourd’hui primordiale, celle d’écologie. Le « rétrofutur » de Soleil vert, c’est notre présent, moins internet toutefois : réchauffement climatique, crise de l’énergie et des ressources, surpopulation urbaine, inégalités sociales extrêmes, etc. Certes le New York du film correspondrait plus à la mégalopole d’un actuel pays « en voie de développement », Karachi, Mumbai ou Shenzen, mais l’allégorie mondiale est déjà là : « c’est partout pareil », déclare à Thorn le vieux Sol Roth, dépositaire d’une mémoire où le monde, s’il était déjà malade, n’était pas encore en phase terminal. 

S’il y a toutefois un élément qui trahit l’âge du film, c’est sa considération des femmes. Celles-ci, dans ce monde au capitalisme le plus sauvage, ne sont plus considérées, lorsqu’elles sont jeunes et jolies tout du moins, que comme du « mobilier » à l’usage de leurs riches propriétaires. Peut-être faut-il voir là une régression de la condition féminine, qui trouve certes certaines occurrences dans notre monde où tout s’achète et tout se vend. Il faut surtout bien constater qu’en 1973, nulle héroïne n’avait encore la capacité à faire vaciller le système auquel elle appartenait. Faible à et à protéger, enjeu et repos du guerrier, les femmes dans Soleil vert ne sont que le reflet des agents de l’histoire, jamais sujet en elles-mêmes. Il en va de même pour toutes ces foules indistinctes et nécessiteuses : éminemment présentes à l’écran, participant du malaise que l’on ressent au spectacle de ce monde grouillant et métastasé, elles n’ont pas vraiment d’existence propre. La seule scène où une individualité semble se détacher de ces masses infâmes, fait le lien entre une scène de douche érotique entre Thorn, le personnage principal et l’une de ces femmes « mobilier », et celle, terrible, de la solitude d’un enfant encore attaché au bras de sa mère morte d’inanition sur le pavé de la rue. Deux mondes qui ne peuvent plus se regarder, et ne sont plus reliés l’un à l’autre que par l’autorité toute relative d’une police dont on ne sait plus très bien si elle tente de conserver un semblant d’ordre social, ou si elle a définitivement basculé du côté des puissants. Tout laisserait croire qu’il s’agit plutôt de la seconde hypothèse. Ce n’est toutefois pas si évident. 

Le personnage principal du film, Thorn, policier rugueux et assez antipathique, tout en tentant d’accomplir sa tâche du mieux qu’il peut, ne brille pas par son exemplarité. Il est l’un de ces archétypes de détective, à la fois attaché à une certaine loyauté à l’idée de justice, et dans le même temps capable de s’arranger avec le réel quand le monde des idées est décidément à ce point éloigné de la triste réalité… Un pragmatique, d’abord occupé à survivre, et finalement plus proche dans sa condition des pauvres hères qui peuplent ce monde que des puissants qui tente de le régir. Ce type de personnage est devenu assez commun dans le cinéma américain des années 70’, ni héros, ni salaud, et pas tout à fait banal non plus, mais toujours sur la ligne de faille d’un monde dont il devient le symbole : de quel côté va-t-il basculer ? Notre Inspecteur Harry du futur, assez typique de cet ère du doute des années 70’, travaille en équipe avec Sol Roth, vieux juif encore attaché à « l’ancien monde », quand bien même se souvient-il que celui-ci a failli voir son peuple disparaître. Là encore, ce personnage relève d’une figure bien connue du film de genre : le vieux sage un peu (beaucoup) désabusé, qui n’attend plus rien de la vie, mais par un sentiment protecteur plutôt maternel que paternel d’ailleurs, conserve au héros son opiniâtreté intellectuelle et morale. Il se souvient du passé, et ce seul souvenir, qu’il rabâche sans cesse, vaut sermon auprès du policier toujours à la limite du droit chemin. L’enjeu moral et affectif est ce qui structure la relation des deux personnages : ils se (sup)portent l’un l’autre, se soutiennent dans ce monde au bord de l’effondrement généralisé. La scène du repas copieux qu’ils font après que Thorn a « dévalisé » la résidence du riche propriétaire sur la mort duquel il enquête, se passe de toute parole : à cet instant, le monde de tristesse du dehors n’existe plus, il n’y a plus qu’eux deux et leur délectation à ce moment d’intimité véritable refusé à la quasi-totalité de leurs semblables. 

Cette scène qui voit le vieux juif pleurer devant un morceau de viande et se demander « comment en est-on arrivé là ? », évoque bien entendu une autre époque, non pas à venir et hypothétique celle-là, mais bien passée et certaine. Les déambulations de Thorn dans ce New York surpeuplé et sale, images à la fois théoriques et très concrètes d’une cité en proie à la dévastation, nous renvoie à quelques pages sombres de l’histoire européenne : le monde entier dans Soleil vert est devenu le ghetto que l’on réservait autrefois aux juifs aux pires heures du XXème siècle. La séquence déjà mentionnée de cette femme morte sur le trottoir m’apparaît comme une citation directe d’images non de fiction celles-ci, mais bien réelles et tournées dans le ghetto de Varsovie pendant les terribles années 40-42. Cette ombre portée de la Shoah est présente tout au long du film, et en constitue même un contrepoint tout à fait inconfortable, tant Fleischer semble vouloir dresser un parallèle troublant entre folie meurtrière fasciste et avilissement du genre humain. 

C’est que Soleil vert est d’abord et avant tout l’histoire d’une abomination secrète, que découvre un vieux juif désenchanté, qui finit par y succomber. Les motivations ne sont certes pas racistes comme pour le nazisme, mais au fond semble nous dire Fleischer, la perversité est la même : donnez à manger aux foules malheureuses, et vous obtiendrez leur assentiment, quoique cela puisse coûter. Il y a dans le film une double horreur : celle qui consiste à faire se dévorer littéralement les hommes les uns les autres, mais peut-être plus encore celle qui les abaisse à consentir à cette horreur. L’idée simple mais géniale de faire de camions à ordure les corbillards qui acheminent désormais les corps des morts depuis la ville jusqu’au lieu, mystérieux, de leur dernier « repos », illustre parfaitement ce qu’est devenue cette humanité en voie de désagrégation : de l’ordure, du déchet dont il faut non seulement se débarrasser en tant que tel, mais plus terrible encore, que l’on peut recycler à d’autres usages. Une telle conception s’est déjà exprimée par le passé. Son occurrence dans ce monde au capitalisme aussi sauvage qu’autoritaire n’en est peut-être pas si éloigné, il se passe simplement de toute idéologie politique au profit d’un utilitarisme qui en tient lieu. « Make room ! Make room ! », s’intitulait le roman dont s’inspire le film. Cet « espace vital » qu’il faut libérer pour les dominants de ce monde autorise aujourd’hui comme hier tous les outrages et toutes les profanations. 

Le Foyer, véritable antichambre de la mort, où se rend le vieux Roth après avoir acquis la certitude de l’horreur, se présente comme l’antithèse formelle des chambres à gaz nazies : musique enivrante, lumière tamisée, hôtes prévenants, attentions aimables. Et pourtant, le but est le même : il s’agit de supprimer les parasites que sont devenus ces vieilles personnes dépositaires d’une mémoire dont on n’a plus que faire. Thorn le dit à la toute fin du film : « un jour il nous élèverons comme du bétail ». Mais au fond, cela a déjà commencé. L’administration pointilleuse qui organise tout ce monde a déjà tout de la société totalitaire dans laquelle non seulement l’extermination des plus faibles est nécessaire à l’ordre social, mais plus encore qui suppose le consentement de ceux qui sont exterminés. Cette horreur ultime de parvenir à faire croire au choix de la bonne mort à ceux que l’on traite comme du bétail, c’est par le cinéma que cette société dystopique y parvient. C’est un film, celui de ses souvenirs, ou plutôt d’un monde tel que ses souvenirs voudraient le conserver, qui finit par tuer Roth, le vieux sage. 

La beauté terrible des images d’une nature sauvage et vierge qui nous sont alors présentées tient à son mensonge essentiel. Le cinéma nous tue par sa beauté : il est le reflet de ce monde qui n’existe que dans nos fantasmes. Son plus grand pouvoir tient à ce mirage qui a tout du baiser de Judas. Derrière ces images d’un monde radieux et féérique se tient l’immense industrie à la propreté clinique qui nourrit la masse de ceux qui veulent continuer à consommer du rêve à défaut de s’affronter à la réalité. Thorn dans un dernier échange avec son ami apprend de sa bouche la vérité, double elle aussi : le monde ressemblait à ça, à ce mensonge que l’on ne voit désormais plus que sur écran. Lorsqu’il ira vérifier par lui-même la réalité des allégations de son ami désormais passé de l’autre côté de cet écran, il pourra constater finalement qu’au cinéma, le plus souvent, la vérité tue. C’est peut-être là son ultime pouvoir…



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